Comment devient-on cycliste?

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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12 min readOct 3, 2022

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Résumé et perspectives de l’ouvrage “Becoming urban cyclists” dirigé par Matthieu Adam et Nathalie Ortar.

Photographie de Cyclable, le blog du vélo — Creative Commons

Dans l’ouvrage Becoming Urban Cyclists, Matthieu Adam et Nathalie Ortar rassemblent les travaux de chercheurs qui travaillent sur la pratique du vélo principalement en France, en Allemagne, en Angleterre et en Suisse. Ce caractère international est un premier apport de l’ouvrage qui établit également un pont entre références scientifiques francophones et anglophones. Ces ressources sont mobilisées afin de contribuer à répondre à la question: comment en vient-on à pratiquer le vélo? Pour répondre à cette question, Matthieu Adam et Nathalie Ortar ont sélectionné des contributions qui s’appuient le plus souvent sur une approche biographique qui permet de retracer les apprentissages du vélo, en lien avec le genre, l’âge, la classe sociale, mais aussi les infrastructures et les pratiques existantes. Le but est bien sûr d’expliquer comment s’adopte le vélo, pour mieux encourager sa pratique par d’autres individus dans le futur.

La lecture de Becoming Urban Cyclists sera ainsi utile aux chercheurs spécialisés sur le vélo et la mobilité, mais aussi aux scientifiques et aux urbanistes travaillant sur les modes de vie durables en général. Dans cette note de lecture, je passe en revue les principaux apports de l’ouvrage et je les relie aux résultats d’autres champs d’étude des sciences sociales. La note se termine par la synthèse des manières promues par les auteurs pour encourager le vélo.

RESULTATS SUR L’ADOPTION DU VELO

Evolution historique et principes de réussite des mobilisations cyclistes

Peter Cox, l’une des figures les plus reconnues des études cyclistes anglophones, ouvre le bal des chapitres en proposant une vision plus macro du retour du vélo. Après une discussion du vélo lors de la première partie du XXème siècle, Cox aborde le renouveau du vélo et le situe entre autres dans la création des mouvements sociaux pro-vélo des années 1970. Outre attirer l’attention sur le vélo, les groupes à l’origine de ces mouvements ont participé à transformer les représentations du vélo. Le vélo est devenu un symbole écologiste. A partir de ces manifestations conflictuelles, les groupes mobilisés fournissent bientôt les fondements d’associations plus consensuelles et d’experts écoutés par certaines autorités publiques. Le vélo participe alors d’une défense d’un modèle urbain qui n’est pas réduit à l’aménagement cycliste. Les politiques cyclables ne sont pas nécessairement réalisées pour elles-mêmes, mais en tant qu’elles contribuent au renouveau urbain. Peter Cox envisage le développement récent du vélo en Europe comme une application du même principe, le renouveau urbain étant désormais remplacé par la durabilité, voire par la santé publique depuis la pandémie de COVID-19.

Ce résumé historique du chapitre de Peter Cox peut aussi être synthétisé selon des grands principes théoriques. Cox illustre que dans le cas du vélo, comme dans d’autres domaines sociaux, il existe des fenêtres d’opportunité. Celles-ci dépendent de la capacité d’acteurs à focaliser l’attention sur une cause (ici le vélo), en provoquant un conflit (les mobilisations cyclistes) et/ou en tirant profit d’une catastrophe reconnue comme telle (la pandémie de COVID-19). Toutefois, comme noté par Peter Cox, le succès de ces démarches n’est possible que si les autorités et les experts sont suffisamment à l’écoute, ce qui est d’autant plus le cas dans des systèmes décentralisés et de petite taille. Finalement, le succès (au moins partiel) des mouvements cyclistes leur permet d’intégrer l’administration publique, selon la règle qui veut qu’un mouvement social qui réussit tende à produire une nouvelle bureaucratie.

Les moments pour adopter le vélo électrique

S’il existe des moments-clés à l’échelle d’un Etat-nation ou d’une commune, il en est de même à l’échelle d’un individu. C’est la démonstration que réalise Dimitri Marincek au sujet des praticiens du vélo électrique. Ses résultats rejoignent une longue lignée de travaux sur les tournants (turning points) et la mobilité. Les déménagements sont un exemple de tournants qui favorisent la prise de nouvelles habitudes. Parmi son panel d’interrogés, Dimitri Marincek en compte 14 qui ont vécu un événement important les ayant poussé à acheter un vélo électrique. L’auteur liste 6 différents types d’événements-clés (changement de lieu de travail, de résidence, de crèche ou d’école, naissance d’un enfant, problème de santé, ou un événement dans la vie du conjoint). Il rejoint ainsi les autres travaux adoptant la même démarche. Une fois constaté que pour changer une habitude, il faut qu’un changement préalable se produise, il est toutefois difficile d’aller plus loin. L’auteur ébauche pourtant une piste en évoquant les achats de vélos électriques qui se succèdent parfois rapidement dans le temps au sein d’un couple. Il met donc sur la piste des réseaux de relations. Ces derniers influencent l’adoption de nouvelles pratiques, notamment durant des moments-clés. Toutefois, ces moments restent à analyser en détails, en tant que processus comportant eux-mêmes des patterns.

Les effets d’un événement collectif sur l’adoption d’une pratique

Contrairement à de nombreuses études sur le vélo et la mobilité, dans son chapitre, Patrick Rérat s’intéresse à un événement collectif et à ses effets : la campagne de promotion bike-to-work, qui rassemble plusieurs dizaines de milliers de participants chaque année depuis 2005 — l’enquête finale est fondée sur presque 14000 questionnaires — se tient au printemps en Suisse et regroupe généralement des équipes de quatre employés. Certains sont des cyclistes réguliers, d’autres des novices. Les participants remplissent un journal avec leurs trajets et sont en compétition pour des prix. Le but est de les faire se rendre à vélo sur leur lieu de travail sous la forme d’un challenge temporaire, en espérant que leur perception du vélo soit transformée : qu’ils perçoivent le vélo comme un moyen de transport quotidien.

Au-delà, des motivations attendues pour se rendre au travail à vélo (ex : faire de l’exercice, protéger l’environnement), Patrick Rérat note que des individus déclarent participer à bike-to-work afin de réaliser une activité entre amis, gagner un prix, mais aussi encourager leurs collègues ou partager leur enthousiasme. Comme évoqué plus haut, on retrouve, sous une forme différente, l’enjeu du réseau de relations et son importance pour influencer les pratiques de mobilité d’un individu. Ces motivations sont aussi mises en lien, par Patrick Rérat, avec les effets d’apprentissage permis par bike-to-work, mais aussi des effets de légitimation de la pratique cyclable. Toutefois, le résultat en apparence le plus surprenant est le suivant : seuls 8,2%, des participants n’utilisaient pas leur vélo auparavant. Ainsi, la plupart des participants pratiquent déjà le vélo, certes à des fréquences variées. Ce résultat va dans le sens de la thèse sociologique plus générale selon laquelle les rituels, les rassemblements et les autres événements divers ont pour fonction première de renforcer les pratiques d’individus déjà pratiquants et moins de convertir de nouveaux venus.

A propos des slogans et autres messages pour promouvoir le cyclisme urbain

Le chapitre écrit par Maria Cristina Caimotto est assez différent des précédents, puisqu’elle s’intéresse aux discours sur le vélo plus qu’aux pratiques de déplacement directement. L’objectif de la chercheuse est ainsi de mettre en évidence les stratégies discursives efficaces et inefficaces pour la promotion du vélo urbain et utilitaire, à partir de textes issus de la presse, de documents institutionnels, etc. Maria Cristina Caimotto critique notamment les liens entre les discours néolibéraux, l’économie de marché et l’automobile. Le risque pour la promotion du vélo est d’imiter ces discours issus du monde des affaires (ex : faire du vélo rend la ville plus efficace pour les entreprises). Ainsi, cela renforcerait les discours qui vont à l’encontre de la lutte contre le réchauffement climatique. Au contraire, un discours efficace consiste à valoriser le fait que le vélo est le pivot à partir duquel mener des vies plus équilibrées. Ces discours ne sont pas conflictuels et accusatoires envers la voiture ou les automobilistes. L’auteure recommande d’ailleurs de ne pas utiliser des noms de catégories d’usagers (ex : cyclistes), mais plutôt des termes comme citoyens ou personnes.

Ce bref résumé du texte écrit par Maria Cristina Caimotto montre combien la question des conversations et en général des sources de justifications, voire de stéréotypes sur la mobilité est un sujet intéressant à continuer d’explorer.

Débuter le vélo à l’âge adulte

Thomas Buhler réalise des travaux pour une prise en compte quantitative des habitudes de déplacement. Dans le présent chapitre, il s’intéresse aux adultes qui sont des cyclistes novices et non aux cyclistes les plus nombreux : des hommes, plutôt jeunes et diplômés. Les cyclistes novices à l’âge adulte seraient environ 2 à 3%% en France, soit qu’ils réactivent des compétences passées, soit qu’ils soient à l’aise dans des environnements non-urbains et moins dans le trafic. Un des résultats qu’il obtient est assez étonnant : il n’existe pas de profil type de cycliste adulte et débutant, sauf le fait qu’ils déclarent être en bonne santé. Ce qui l’est moins est que les cyclistes qui débutent abandonnent plus fréquemment la pratique du vélo que les cyclistes confirmés.

Le plus novateur dans le chapitre de Thomas Buhler tient à sa méthode pour évaluer le degré d’habituation — la propension à agir d’une manière spécifique d’un individu dans certaines situations — , qu’il utilise à la suite des psychologues sociaux. Comment mesurer l’habitude (de circuler à vélo ici) ? Il s’agit d’utiliser le Self-Reported Behaviour-Automaticity Index qui regroupe quatre indices décrivant les caractéristiques de l’habitude :

  1. La répétition de la pratique au cours du temps;
  2. le manque de conscience de la réalisation de la pratique;
  3. le manque de contrôle de la pratique;
  4. l’auto-identification à la pratique.

Grâce à ces indices, il est aisé de montrer que les adultes novices possèdent un degré d’habituation inférieur aux autres cyclistes mieux habitués à la pratique du vélo en ville.

En général, cette méthode, importée par Thomas Buhler de la psychologie aux études de la mobilité, pourra être utile à tout chercheur intéressé par l’habituation, c’est-à-dire tout chercheur intéressé par les pratiques.

Des immigrés et du vélo en Allemagne

Janina Welsch adopte une approche plus culturelle pour discuter des différences de pratiques du vélo entre les immigrés et les non immigrés à Berlin. Grâce à une enquête quantitative, elle montre que les immigrés roulent moins à vélo que les Allemands sans histoire d’immigration. Malgré le fait que la seconde génération sait rouler à vélo, elle le pratique pas ou peu au quotidien. Elle l’explique du fait de leur appartenance à des communautés dans lesquelles la pratique du vélo est associée au statut (qui serait peu enviable) de personne pauvre. Ce problème ne semble pas (ou moins) se poser pour les personnes qui n’ont pas de trajectoires liées à l’immigration et qui utilisent davantage le vélo. Selon Welsch, il existe ainsi une lente assimilation qui passe par la pratique du vélo. Elle montre que la mobilité n’est pas seulement instrumentale, mais pose des questions de stratification sociale et de cultures, et ultimement, de regards des autres.

Le mauvais genre du vélo

Les chercheurs David Sayagh, Clément Dusong et Francis Papon se sont intéressés eux aux différences de genre dans la pratique du vélo. Les enquêtes le montrent, avec des nuances en fonction des contextes : les hommes pratiquement plus le vélo que les femmes. Alors que certains insistent sur les effets de la testostérone pour expliquer la prise de risque et donc la pratique du vélo, les trois chercheurs s’orientent au contraire vers une explication de différences de genre par des socialisations différenciées.

Et pourtant, en France, de nombreuses fillettes ont appris le vélo et le pratiquent régulièrement. Mais à l’adolescence, leur pratique décline, en raison du changement de leur manière d’envisager leurs corps et de les rendre visibles dans l’espace public. C’est particulièrement vrai chez les classes populaires. En clair, pour certains et certaines, il serait plus féminin d’utiliser une mobylette ou une voiture. Pour celles qui ont continué à circuler à vélo, les grossesses et la garde des enfants constituent deux autres freins.

Toutefois, d’autres femmes continuent de faire du vélo, souvent des classes moyennes et supérieures, avec un intérêt pour l’écologie et le sport. Ces femmes poursuivent également la logique d’émancipation féminine qui a motivé leurs mères, grands-mères, etc. avant elles. Les trois chercheurs en appellent ainsi à retourner le stigmate qui touche le vélo chez les femmes, en particulier de milieux populaires. Avec leur étude, les chercheurs contribuent ainsi à la description et l’explication de phénomènes universels : la différence de genre dans les prises de risque et la violence.

S’approprier l’objet mécanique vélo

Margot Abord de Chatillon (voir aussi son texte pour Anthropocene2050) compare les pratiques des cyclistes sans expérience de la réparation de vélo, à ceux qui entretiennent leur vélo eux-mêmes fréquemment. Cela lui permet de décrire l’appropriation de la mécanique vélo. Selon elle, savoir réparer son vélo est nécessaire pour stabiliser la pratique des cyclistes et la rendre plus durable même en cas de panne.

Pour ce faire, la chercheuse étudie dans des ateliers d’autoréparation de vélo, l’appropriation des compétences cyclistes qui passe par une série d’activités attendues, comme découvrir les outils adéquats, mais aussi l’acquisition du vocabulaire qui y est lié : nom des outils, des pièces, des parties du vélo, etc. A nouveau, l’importance du langage et en premier lieu de la conversation est mise en avant, même à propos d’une activité mécanique. Le nouveau venu dans un atelier ne possède pas ce vocabulaire nécessaire pour nommer et résoudre les pannes, mais aussi pour en discuter collectivement. Au-delà du langage, l’appropriation de son vélo passe aussi par les sens : entendre et sentir, lors du déplacement, les pannes venir, mais aussi les besoins en entretien de sa monture. De plus, à mesure que les compétences instrumentales croissent, c’est aussi l’attachement à son vélo qui grandit : c’est la dynamique de l’appropriation. Margot Abord de Chatillon propose ainsi de renforcer la présence des lieux de l’appropriation du vélo, c’est-à-dire, dans son étude, des ateliers d’autoréparation de vélo.

Question de méthode sur la cyclabilité

Je termine cette recension par une discussion du chapitre de l’ouvrage, qui porte sur la méthode de recherche pertinente pour le vélo. Dans ce texte, une équipe de cinq chercheurs (Matthieu Adam, Nathalie Ortar, Luc Merchez, Georges-Henry Laffont and Hervé Rivano) propose de partir de l’hypothèse que la cyclabilité, selon laquelle le vélo relève autant du physique que de la culture. A partir de là, ils proposent une méthode spécifique qui dépasse le manque de subtilité des informations obtenues par entretiens semi-directifs, en particulier sur l’espace physique. Mais cette méthode vise aussi à dépasser les discussions autour des infrastructures cyclables selon des critères uniquement techniques. Le but est de déterminer l’expérience de la cyclabilité des espaces de deux territoires contrastés, i.e., Lyon et Saint-Etienne.

Pour ce faire, les cinq chercheurs utilisent des vidéos augmentées de traces GPS des déplacements d’individus vivant à Lyon et Saint-Etienne. Ces données furent ensuite utilisées afin de réactiver la mémoire des personnes qui ont effectué les déplacements, durant des interviews. Le résultat est une meilleure connaissance des astuces des cyclistes et permet de discuter des situations qui seraient restées omises lors d’un entretien semi-directif. Toutefois, cette méthode demande beaucoup plus de temps que de simples entretiens semi-directifs.

CONCLUSIONS : De l’influence de plusieurs formes collectives sur la pratique du vélo

Le succès du vélo repose (ou a reposé) sur des mouvements sociaux qui le remettent à l’agenda. L’attention pour le vélo qui s’ensuit permet alors à des militants de proposer leur expertise aux administrations, voire de les intégrer. La probabilité que ce processus advienne est d’autant plus forte que la mobilisation vise un acteur local. Sous une autre forme, ce sont aussi des relations collectives qui influencent les individus à adopter le vélo, avec des proches, des collègues, etc. Cette influence est effective en particulier lors de tournants dans la vie des individus (déménagements, mises en couple, etc.). Le caractère collectif de l’adoption du vélo se reflète également dans la manière dont on discute et justifie ses propres pratiques de mobilité. C’est dans la conversation que l’on s’identifie à un cycliste, par exemple, c’est-à-dire que l’on renforce son habitude en en faisant un enjeu sous le regard des autres. C’est par le biais des conversations, mais aussi des médias que peuvent être transformées les représentations du vélo, par exemple pour les détacher des stigmates de la pauvreté et de l’absence de féminité.

En général, comme l’écrit Rachel Aldred dans la postface de l’ouvrage, la question qui semble se poser au lecteur de l’ouvrage est celle du type de pratique du vélo que les chercheurs souhaitent participer à construire : vélo contre-culturel ou vélo de masse ? S’il l’on choisit la seconde option, cela revient parfois à rompre avec les minorités actives du vélo, auxquelles les chercheurs sont souvent eux-mêmes attachés, afin d’embrasser une vision plus consensuelle, voire neutre et neutralisée du vélo.

REFERENCES DE L’OUVRAGE : Matthieu Adam and Nathalie Ortar, Becoming Urban Cyclists: From Socialization to Skills, 2022, ISBN 978–1–910481–17–2, £19.99.

AUTEUR DE LA NOTE: Alexandre Rigal est chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon et rédacteur en chef d’Anthropocene 2050. Il travaille sur le changement social à toutes les échelles et dans la mobilité en particulier.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.