Ecologie et féminisme: un dialogue nécessaire.

Éco-habitons
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21 min readMay 10, 2021

Peut-on sauver la planète en luttant contre le patriarcat ?

Co-écrit par Perrine Gros et Elisa Domen.

Source : ecofeminismesBCN

Sommaire

1- Définitions

2- Domination de la nature et domination des femmes : un mal commun ?

3- Écoféminismes en pratique

“Si nous n’allons pas vers un futur où les femmes mènent la voie pour faire la paix avec la terre, nous n’aurons pas de futur humain du tout ”.
Vandana Shiva

Malgré sa popularité éditoriale, le concept d’écoféminisme reste relativement incompris par un grand nombre de personnes. Courant philosophique, mouvement, concept théorique, l’écoféminisme recouvre une grande variété d’idées et de pratiques. Au croisement de ces différents aspects se trouve une même affirmation : l’oppression des femmes et la surexploitation de la nature sont des phénomènes intimement liés.

1- Comment définir l’écoféminisme ?

Perspective historique

Le terme apparaît en France en 1974 sous la plume de Françoise d’Eaubonne, féministe et écologiste, dans son essai Le féminisme ou la mort. Il est développé dans un contexte de prise de conscience écologiste, puisque deux ans plus tôt est publié le Rapport Meadows qui pour la première fois met en évidence les limites d’une croissance économique et d’une démographie exponentielle. Quant au contexte politique et sociétal, les années qui suivent la révolution de Mai 68 se traduisent par une institutionnalisation de la pensée féministe qui s’organise politiquement pour la première fois en France avec la création du Mouvement de Libération des Femmes (MLF). Il s’agit d’un mouvement féministe autonome et non-mixte crée par Jacqueline Feldman et Anne Zelinsky, au sein duquel on questionne la société patriarcale et où les femmes revendiquent la libre disposition de leur corps. L’heure est également à la floraison de communautés utopiques où sont expérimentées d’autres manières d’appréhender le vivre-ensemble, qu’il s’agisse de Terres de femmes, d’écolieux autonomes et mixtes, ou encore de coopératives agricoles.

L’écoféminisme s’inscrit dès lors dans des luttes concrètes, tissant progressivement sa toile pour former un mouvement d’une grande diversité, à l’échelle nationale comme internationale avec par exemple le mouvement Women for Life and Earth aux États-Unis et au Royaume-Uni, le Green Belt movement de Wangari Maathai au Kenya, les Women’s Land aux États-Unis et en Europe, ou encore le combat contre la déforestation des femmes Chipko en Inde, porté par la militante indienne Vandana Shiva et la sociologue allemande Maria Mies. C’est d’ailleurs grâce à leur ouvrage Ecofeminism que le concept est réintroduit en France dans les années 90.

Femmes du mouvement Chipko encerclant un arbre contre la déforestation. Source: Wikipédia

Définitions

Karen J. Warren, philosophe américaine, fait partie des premières auteures à proposer une définition générale en 1997 dans son ouvrage Ecofeminism : Women, Culture Nature. Elle y avance l’existence de “liens importants entre l’oppression des femmes et celle de la nature” ainsi que la nécessité pour la théorie et la pratique féministes d’ “inclure une perspective écologiste” tout comme “les solutions apportées aux problèmes écologiques doivent inclure une perspective féministe”.

Depuis les années 70, bien d’autres penseurs.es et auteur.es ont cherché à conceptualiser l’écoféminisme qui occupe désormais une place à part entière dans le récent Dictionnaire des féministes (2017), dans lequel Jeanne Burgart Goutal explique qu’ “il existe des liens aussi bien matériels que conceptuels entre domination des femmes et domination de la nature”.

Lors d’une conférence organisée par le REFEDD le 4 mai 2021, Jeanne Burgart Goutal précise qu’au delà de la nébuleuse de pensées et d’actions politiques avec ses différentes théorisations, luttes et mobilisations depuis les années 70, l’écoféminisme n’est pas un concept abstrait. Il s’agit d’un mouvement d’une grande diversité, mais avec pour point commun central le rejet d’une juxtaposition pure et dure de féminisme et écologie. Au contraire, l’écoféminisme se situe à la jonction, à la charnière entre ces deux termes. Il s’agit de penser, d’analyser les articulations entre domination des femmes et domination de la nature, mais aussi les autres formes d’oppression que l’écoféminisme prend en compte. Enfin, il s’agit de penser les différentes formes de domination de race, de classe, de genre et de la nature non pas comme des phénomènes isolés, n’ayant aucun rapports les uns avec les autres, mais comme les aspects d’un même système qui repose sur l’entre-renforcement de ces formes de domination. Cette position exclut de fait les luttes féministes qui pourraient avoir un impact négatif sur l’environnement, ou qui exploiteraient des individu.es. Au contraire, l’écoféminisme se situe dans une démarche écologiste, au sens de la prise en compte des différentes formes d’oppression et rapports de domination.

“Il existe des liens aussi bien matériels que conceptuels entre domination des femmes et domination de la nature”

Si les écoféministes d’hier et d’aujourd’hui s’accordent autour de l’idée d’une origine commune à la domination des femmes et à celle de la nature, quels liens justifient un tel rapprochement ?

2- Domination de la nature et domination des femmes : un mal commun ?

Il est possible de repérer trois types de liens principaux mis en avant par les écoféministes pour expliquer le rapprochement entre l’oppression des femmes et l’exploitation de la nature : d’abord un lien “symbolique” qui relie naturalisation des femmes et leur oppression; puis un lien davantage “systémique” qui rapproche le phénomène d’exploitation inhérent aux systèmes patriarcal et capitaliste; et enfin un lien en termes d’injustice environnementale qui dénonce l’inégalité face à la crise climatique dont les femmes sont les premières victimes.

Lien symbolique : les femmes oppressées par leur propre “nature” ?

Dans une interview de France culture consacrée à l’écoféminisme, Isabelle Cambourakis, chercheuse indépendante sur l’écologie et le féminisme, explique que longtemps les liens entre Femmes et Nature ont été reniés par des féministes s’opposant à l’essentialisation et à la naturalisation constante des femmes. La soi-disant “nature” des femmes a en effet servi à justifier leur position d’infériorité dans la société patriarcale, à les enfermer dans des rôles sociaux, des fonctions et des obligations sociales dont elles ont du mal à s’échapper. Le devoir d’être mère, l’attribution de certaines qualités telles que la sensibilité, l’instinct, la bienveillance, le sentiment maternel, la douceur, sont autant de croyances créées par la culture patriarcale afin d’assurer aux hommes l’accès aux postes de pouvoir. Pourtant, il n’y a pas une “nature féminine”. Pour reprendre les termes de Simone de Beauvoir “on ne nait pas femme, on le devient”. L’attribution de ces pré-requis “naturels” est le fruit du système de valeurs patriarcales construit depuis des siècles et relayé dans toutes les institutions (religion, école, famille…) qui jouent un rôle clé dans la socialisation des individu.es et, par conséquent, dans la construction de leur imaginaire social.

Ainsi, certaines féministes ont souhaité éloigner de leurs discours cette “nature” qui a servi d’argument pour les essentialiser et entraver leurs libertés. À contrario, les écoféministes ont cherché à se réapproprier ce discours “naturel” et en quelque sorte réconcilier féminisme et Nature : au lieu de servir à essentialiser les fonctions sociales, à justifier une position de subordination, à “biologiser” les corps, la Nature est ici à comprendre comme le lien unique que les femmes entretiennent avec le monde naturel, avec la Terre.. Ici la Nature est donc à entendre comme l’environnement, les éléments, les forces naturelles et non comme le biologique. À partir de ces bases, les écoféministes ont souhaité renouer avec des formes de savoir et des formes d’attachement à l’environnement naturel, qui historiquement leur ont été arrachées. Ce n’est pas par hasard que l’écoféminisme émerge dans les années soixante-dix, en pleine période de révolution sociale et de contestation des fonctions sociales assignées aux femmes dans la société. Cependant, si les écoféministes ont réconcilié femmes et Nature, cela signifie en aucun cas que tout danger d’essentialisation est écarté … Ce nouveau lien prôné par les écoféministes entre les femmes et le vivant pourrait servir une nouvelle fois à essentialiser les femmes et à déresponsabiliser les hommes face à la nécessité d’agir contre la crise climatique. Les femmes porteraient davantage la charge mentale de la crise climatique, puisqu’il serait dans la “nature féminine” de faire attention à l’environnement et donc de sauver la planète… Prudence, donc.

Extrait d’un poème de Susan Saxe paru dans Susan Saxe, Rosalie Bertell, Reclaim the Earth.

Liens systémiques : capitalisme et patriarcat, un fonctionnement similaire basé sur l’exploitation des femmes et de la Nature.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les femmes font partie des minorités que l’on pourrait qualifier de grandes perdantes du système capitaliste et patriarcal. Qu’il s’agisse du domaine de la santé, des opportunités de carrière, des écarts de salaire… Le constat est sans appel. En effet, 70% des personnes vivant sous le seuil de pauvreté sont des femmes. Les femmes ne possèdent que 2% des terres et ne perçoivent que 10% des revenus. Cette infériorité économique les rend plus vulnérables aux risques. De plus, la division sexuelle du travail maintient les femmes dans une position de subordination. La crise sanitaire actuelle ne fait que renforcer ces constatations et mettre en lumière l’exploitation des femmes : les métiers dits du “Care”, majoritairement exercés par des femmes, sont largement dévalorisés par un salaire dérisoire au vu du nombre d’heures de travail et de la pénibilité réelle du métier. Pourtant; ces infirmières, ces aides-soignantes, ces caissières, ces femmes de ménage occupent des fonctions essentielles au fonctionnement de la société et à l’heure actuelle, dans la lutte contre la pandémie de Covid 19. Si la crise sanitaire a rendu visible ces femmes qui font tourner la société le paradoxe réside dans le fait qu’elles sont les premières victimes de la pandémie, “non pas en raison d’une vulnérabilité inhérente, mais plutôt en raison de la discrimination et des inégalités préexistantes” comme le déclare Peggy Hicks, Directrice de la Division de l’engagement thématique, des procédures spéciales et des droits au développement au Haut-Commissariat aux droits de l’homme. En effet, on observe une remontée drastique des violences domestiques suite aux différents confinements, une difficulté d’accès aux soins maternels, à la contraception, aux traitements médicaux à cause de l’encombrement des services de santé.

“Il est illusoire de croire que l’on peut réellement améliorer le système, le verdir, et/ou le féminiser sans le renverser, comme le croient ou voudraient le faire croire les chantres du capitalisme, du développement durable ou du féminisme libéral”

Enfin la socialisation genrée renforce, elle aussi, la vulnérabilité des femmes. On leur apprend moins à nager, à conduire, à se battre ce qui les rend démunies face à une catastrophe environnementale. Outre les liens empiriques, les liens systémiques sont donc très forts. On parle de capitalisme patriarcal qu’il est nécessaire de renverser. Comme l’exprime Jeanne Burgat Goutal “Il est illusoire de croire que l’on peut réellement améliorer le système, le verdir, et/ou le féminiser sans le renverser, comme le croient ou voudraient le faire croire les chantres du capitalisme, du développement durable ou du féminisme libéral”. La production de T-shirt “Girl Power” en vente à 5€ chez H&M ne contribue pas à renforcer le pouvoir des femmes comme ce slogan le prétend, mais exploite concrètement des milliers de femmes dans des usines de textile au Bangladesh. Le système actuel repose sur la surexploitation du monde où les dominants s’approprient des territoires — des corps — les polluent, pillent leurs ressources naturelles et s’appuient sur leur main-d’œuvre.

“Ni la terre ni les femmes sont un territoire de conquête”. Image issue du documentaire NI LES FEMMES NI LA TERRE réalisé par Marine Allard, Lucie Assemat, et Coline Dhaussy.

Les femmes, premières victimes de la crise climatique

D’après un rapport des Nations Unies, les femmes sont jusqu’à 14 fois plus impactées que les hommes par la crise climatique. Ce constat est la résultante d’un ensemble de facteurs économiques, culturels, et sociaux, qui placent les femmes dans une position bien plus vulnérable que les hommes face au réchauffement climatique. Les principaux facteurs de vulnérabilité évoqués dans le rapport de l’ONU sont les suivants :

“Les femmes représentent un pourcentage important des communautés pauvres qui dépendent des ressources naturelles locales pour assurer leurs moyens de subsistance

[…] Elles ne peuvent disposer pleinement et librement des biens et des services environnementaux ; elles participent très peu à la prise de décision et sont exclues des projets de gestion de l’environnement. Elles sont donc moins aptes à faire face aux changements climatiques.

[…] Dans des conditions climatiques extrêmes, comme les périodes de sécheresse et les inondations, elles ont tendance à travailler plus pour garantir leurs moyens de subsistance, ce qui leur laisse moins de temps pour se consacrer à la formation et à l’éducation, au développement des compétences ou pour percevoir un revenu. Leur manque d’accès aux ressources et aux processus de prise de décision conjugué à leur mobilité limitée les contraignent à vivre dans des lieux où elles sont touchées de manière disproportionnée par les changements climatiques.

[…] Dans de nombreuses sociétés, les normes culturelles et les responsabilités familiales empêchent les femmes d’émigrer, de chercher un refuge dans d’autres lieux ou de rechercher un emploi lorsqu’une catastrophe survient.

[…] Dans bon nombre de pays en développement, les inégalités existent dans de nombreux domaines, tels que les droits de l’Homme, les droits politiques et économiques, les droits à la propriété foncière, les conditions d’habitation, la violence, l’éducation et la santé. Les changements climatiques seront un facteur supplémentaire de stress qui aggrave leur vulnérabilité. Par ailleurs, on sait que les conflits favorisent la violence familiale, l’intimidation sexuelle, la traite des personnes et les viols”.

Les hommes responsables de la crise climatique ?

Poème Le Bucher sera doux, Florentine Rey.

Si cette affirmation sonne comme un raccourci réducteur, il est cependant possible d’affirmer que la crise climatique a été provoquée par un système économique basé sur la croissance et l’exploitation constante, principe omniprésent dans le patriarcat et le capitalisme. Or, ce système économique a été mis en place et est entretenu encore aujourd’hui par des hommes (les dirigeants politiques sont majoritairement des hommes, tout comme les dirigeants des lobbys les plus puissants). Dans les évènements mondiaux sur le climat, la voix des femmes est moins entendue. Par ailleurs, comme le rappelle Jeanne Burgart Goutal dans son interview pour France culture, les hommes ont une plus grosse empreinte écologique que les femmes : “Dans les pays riches, les hommes ont bien plus de moyens, consomment 25% de plus d’électricité que les femmes, utilisent davantage la voiture et mangent plus de viande que les femmes. La raison principale à ce constat est qu’ils gagnent plus d’argent”. C’est ainsi que, d’après un rapport du parlement européen, les femmes forment 80 % des réfugiés et des personnes déplacées, et ont un taux de surmortalité jusqu’à 5 fois supérieur aux hommes dans les situations de catastrophe naturelle. Par exemple, lors du cyclone Katrina en Nouvelles Orléans (2005), 80% des personnes tuées étaient des femmes, lors du séisme Kobé au Japon la mortalité des femmes a été de 50% supérieure, durant la canicule de 2003 en France de 20% supérieure…

Le constat est donc, sans équivoque : la crise climatique augmente les inégalités sociales, notamment celles liées au genre.

Crédits: Caroline Prak

3- L’écoféminisme en pratique

Au-delà d’un concept théorique, l’écoféminisme est avant tout un mouvement contestataire qui prend naissance et révèle son essence dans des luttes variées : luttes antinucléaires, anti complexe militaro-industriel, contre la déforestation, l’extractivisme, pour le climat

Rencontre Zapatiste de femmes en lutte, Mexico. Crédits : Elena Lopez

L’écoféminisme au cœur de la lutte

L’un des premiers mouvements contestataire à se proclamer écoféministe est le Greenham Common. Des femmes ouvrent en 1981 le Greenham Common Women’s peace camp sur la base Royal Air force de Greenham Common dans le Berkshire, au Royaume Uni, afin de contester une décision de l’OTAN qui autorise le stockage de missiles nucléaires sur ce lieu. Un an plus tard, près de 40 000 femmes occupent le terrain et participent à des actions à la fois symboliques, festives et artistiques : comme l’action “Embrace the base” durant laquelle des milliers de femmes se donnent la main et encerclent la base militaire sur 24km, ou encore “Dancing on the Silos” où de nombreuses femmes dansent sur les silos dans lesquels se trouvaient les têtes nucléaires. Cette énergie créative et cette joie sont récurrentes dans d’autres actions anti-nucléaires autour du globe telles que les Women’s Pentagon actions aux Etats Unis. Plus récemment, en France, des centaines de femmes se sont réunies en non-mixité à Bure en 2019, sous l’impulsion du collectif les Bombes atomiques. Elles se sont rassemblées contre le site d’enfouissement de déchets nucléaires autour de chants, d’improvisations théâtrales ou encore de danse reflétant la joie de l’amour révolutionnaire, la joie de penser et résister ensemble.

“Des actions à la fois symboliques, festives et artistiques”

Outre le nucléaire, les femmes sont en première ligne dans les luttes environnementales. Nombreuses sont les luttes dénonçant les industriels qui exploitent et détruisent les précieuses terres des populations autochtones, représentant à elles seules 80% de la biodiversité mondiale. C’est le cas de Valdecice Veron, porte-parole du peuple Guarani-Kaiowa, qui se bat contre l’industrie de production d’éthanol dans l’État du Mato Grosso do Sul au Brésil. Au Brésil encore, des femmes cheffes de tribu du peuple Kayapos défendent le fleuve Rio Xingu contre la construction de barrages. Au Guatemala, Lorena Cabnal dénonce la co-imbrication des violences sexuelles et de l’extractivisme et s’investit dans la lutte contre l’industrie minière. En Indonésie, Eva Bande combat depuis 2011 l’installation d’une compagnie d’huile de palme sur des terres agricoles.

C’est sans évoquer Vandana Shiva, Wangari Muta Maathai, Berta Caceres, et tant d’autres … la liste des femmes militantes écologistes est infinie et témoigne du rôle essentiel qu’elles occupent dans les luttes environnementales et sociales.

L’action Dancing on the Silos à Greenham Common.

Manifestations des jeunes pour le Climat

On constate une implication croissante de la jeunesse pour le climat, et particulièrement des jeunes femmes, dont Greta Thunberg bien-sûr qui incarne ce mouvement. Elle est d’ailleurs la cible d’attaques misogynes incessantes par les dirigeants politiques et hommes de pouvoir, comme, pour n’en citer qu’une, celle du journaliste français Bernard Pivot qui s’exclame : “Dans ma génération, les garçons recherchaient les petites suédoises qui avaient la réputation d’être moins coincées que les petites françaises…”.

Mais Greta Thunberg n’est pas seule. Youna Marette, à 17 ans, est devenue cheffe de file des grèves scolaires pour le climat en Belgique. Ayakha Melithafa, sud-africaine, plaide pour l’inclusion de diverses voix dans l’activisme climatique. Ralyn Satidtanasarn, 12 ans, se mobilise contre les déchets plastiques en Thaïlande. Une nouvelle génération qui œuvre pour la justice écologique, sociale et aspire à un avenir plus respectueux du monde qui nous entoure, en intégrant la dimension féministe de la lutte écologique. Les marches pour le climat sont de plus en plus habillées de pancartes féministes appelant à la destruction du patriarcat pour la sauvegarde de notre planète.

Par ailleurs, les manifestations féministes voient apparaître une toute autre figure : la sorcière. Les pancartes affichent “nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler”. Pourquoi cette figure de la sorcière s’immisce-t-elle dans les marches pour le climat ? Dans quelle mesure la sorcière est-elle un symbole de revendications, de luttes (éco)féministes ?

La place de la république à Paris se transforme en place des sorcières. Crédits: Alain Jocard AFP

Le retour de la sorcière

A partir du XIIème siècle, selon l’acception chrétienne, la sorcière représente “celle à qui on attribue un pouvoir naturel qui serait dû à un pacte avec le diable”. En réalité, il s’agit de toute personne qui cultive un lien avec la nature, le corps : sages-femmes, herboristes, guérisseuses, sourcières, sont qualifiées de femme maléfiques ou encore d’enchantresses.

Des dizaines de milliers de femmes ont ainsi été accusées de sorcellerie, jugées torturées et assassinées. Cependant, le caractère profondément misogyne de cette chasse aux sorcières n’a été reconnu que très tardivement. En réalité, c’est la peur du pouvoir d’autonomie des femmes qui a motivé les procès en sorcellerie. En effet, les principales victimes étaient les veuves, les célibataires, celles ne correspondant pas à la norme établie, ou encore les femmes détenant le savoir médical et la connaissance des plantes qui soignent. La chasse aux sorcières a donc consisté à reprendre la mainmise sur l’autonomie des femmes, à leur confisquer leurs savoirs, leurs voix, leurs place dans l’espace public afin de mieux les contrôler. Par ailleurs, comme l’explique Odile Chabrillac, auteure de l’ouvrage Âme de sorcière (2017), “ce n’est pas par hasard si les bûchers étaient sur les places publiques. C’est pour couper la parole à tous ceux qui avaient des paroles divergentes, dont beaucoup de femmes. Oser reprendre sa puissance c’est s’investir sur le terrain du collectif”. Au fil du temps, les exécutions sur la place publique, étant considérées comme trop barbares, sont remplacées par la pernicieuse exploitation domestique des femmes. À partir du Moyen Âge, leur place dans la sphère publique se réduit petit à petit pour se limiter à la sphère privée. Une politique ouvertement génocidaire ne peut plus être prônée dans une société du XVIIe siècle où les mœurs ne l’autorisent plus. La solution n’est plus d’éradiquer les sorcières — et par extension les femmes — mais de les soumettre, de contrôler leurs corps. L’image de la sorcière apparaît alors aujourd’hui comme l’incarnation de la femme insoumise, qui rejette les normes et contraintes sociales et dépasse le mythe du féminin sacré, bien que celui-ci ait également sa place dans le milieu écoféministe. L’énergie féminine, la dimension sacrée des corps, la réappropriation de savoirs sur leurs fonctionnement, sur les plantes qui soignent, ou encore la connexion aux éléments, sont autant d’éléments occupant une place importante dans la pensée écoféministe.

Lecture du poème : Une femme parle, Audre Lorde.

« Le corps a été pour les femmes, dans la société capitaliste, ce que l’usine a été pour le travailleur salarié : le terrain originel de leur ­exploitation et de leur résistance ». Silvia Federici

Le féminin sacré

L’écoféminisme comprend également une nouvelle vision des corps féminins qu’il cherche à re-sacraliser, à libérer de leur exploitation, et de leur appropriation par les hommes et par la société patriarcale en général. Ni les femmes, ni la terres ne sont des territoires de conquête. Ainsi, de nombreuses écoféministes ont à cœur de célébrer les corps féminin à l’aune d’une “féminité sacrée”. Fortes de l’héritage des sorcières, elles désirent retrouver la connaissance de leurs corps et de leur environnement, considérant que ce savoir leur a été confisqué par la société patriarcale.

Renaissance. IG: maud_azur

Certaines écoféministes se donnent pour mission la réappropriation et la diffusion de ces savoirs perdus par le biais de livres, de rencontres, ou encore par le biais des réseaux sociaux. La (re)connaissance du cycle menstruel, ses connexions aux éléments de la nature tels que le cycle de la lune. Dans Lune rouge, les forces du cycle féminin, Miranda Gray appelle à une reconnaissance de la nature cyclique des femmes et apprend aux femmes à utiliser les énergies de leur cycle menstruel pour vivre pleinement leur existence. Le compte instagram émancipées, pour n’en citer qu’un, propose une méthode pratique pour connaître son cycle au naturel. La restitution de ces formes de savoir joue souvent un rôle capital pour les femmes qui s’y essayent dans la prise en charge de leur santé et dans leur autonomie. Les femmes sont ainsi de plus en plus nombreuses à chercher à comprendre leur cycle, écouter leur corps, et trouver des remèdes naturels qui leurs permettent de s’éloigner des industries pharmaceutiques.

Post du compte instagram émancipées sur la couleur des pertes vaginales et leurs signification.

Choisir la non-mixité : l’exemple des Terres de femmes

Au-delà des luttes, du retour au sacré, certaines écoféministes ont créé des éco-lieux choisissant d’expérimenter l’autonomie.

Les années 70 ont vu s’installer des Terres de femmes, dont les premières virent le jour en Oregon, aux États-Unis. Françoise Flamant décrit l’origine de ces lieux non-mixtes, pour la plupart lesbiens, dans son ouvrage Women’s Land, construction d’une utopie (2015). Dans la série Arte Radio Un Podcast à soi, la journaliste Charlotte Bienaimée partage le quotidien d’habitantes d’une Terre de femmes en France, dans les Pyrénées. Tout comme en Oregon, il s’agit d’une Terre de femmes non-mixte et lesbienne. À cette non-mixité, les habitantes répondent le souhait de créer une communauté libérée des normes et valeurs véhiculées par le patriarcat. La présence d’hommes aurait immanquablement contribué à « importer » du patriarcat là où elles n’en voulaient pas. Cette Terre est un endroit où les femmes, d’ici et d’ailleurs, se sentent en sécurité. Il s’agit également pour elles de développer un nouveau rapport au corps, qui ne soit plus objectivé et sexualisé par un regard masculin. Se sentir en sécurité, recréer des valeurs, cohabiter avec le Vivant, mais aussi et surtout développer un sentiment de sororité qui pour elles ne pouvait être “vrai” dans une société patriarcale qui place les femmes en compétition les unes par rapport aux autres. De plus, elles souhaitent vivre leur homosexualité librement, et en faire, pour une fois, la norme de leur communauté. Enfin, elles développent un rapport de soin quotidien, à la terre tout comme entre elles, développent une nouvelle manière d’être au monde.

À l’image des habitantes de cette Terre de femmes, Françoise d’Eaubonne, une des premières auteures françaises théoriser l’écoféminisme, soulignera l’importance de l’autogestion dans la pratique écoféministe, et la nécessité de rompre avec les valeurs patriarcale dans son ouvrage Les femmes avant le patriarcat (1976): ”L’autogestion de demain, pour nous permettre de vivre, sera écologique ou ne sera pas; et pour l’être, elle doit renoncer irréversiblement aux valeurs patriarcales de la civilisation.

“Entrée interdite aux hommes”. Rencontre internationale des femmes en lutte. Mexico. Crédits: Elena Lopez

Une bienveillante sororité.

“ Par leurs flammes sorores, les femmes s’aurorent. Par leurs âmes sonores, les dames s’honorent.” Fia Maureen Kakou

Le néologisme sororité apparaît en 1975 en France pour désigner “l’esprit de solidarité entre personnes du sexe féminin”. Cette solidarité émane des oppressions partagées, celles du patriarcat. Elle refonde les interactions féminines autour de l’entraide, du soutien, la compréhension et la non rivalité.

C’est pourquoi des espaces non mixtes/ en mixité choisie (toutes les catégories hormis celles du groupe oppresseur) sont créés, afin de laisser s’exprimer librement des personnes, ici des femmes, qui partagent, subissent une même situation. C’est un espace qui permet de penser les luttes contre les discriminations à partir d’une expérience, d’un vécu commun. C’est un espace libre d’oppressions, de jugements, qui nous procure une force collective.

Les cercles de femmes

Ce sont des rassemblements de femmes de tous les âges et toutes les cultures qui souhaitent s’exprimer autour du féminin, de ses qualités, ses manifestations, leurs façons de l’incarner ou non, leurs blocages, leur vécu et ressenti en tant que femme. C’est un espace de non jugement où les pratiques peuvent aller au-delà de la parole. En effet, l’éveil de la créativité, la mise en mouvement du corps, la méditation et autres rituels permettent de révéler leur essence. Les confidences confiantes dansent, s’envolent et résonnent en chacune des participantes qui échangent leurs “histoires multiples et comme une”. Les joies, la colère, les peurs, la tristesse sont partagées, écoutées. Un des principes des cercles de femmes est l’écoute attentive, l’accueil : l’une après l’autre, les participantes prennent la parole, partagent leur intimité, dévoilent leur vulnérabilité , puis écoutent, sans faire de retour direct sur les ressentis échangés. Ainsi, la prise de conscience de certains maux, individuels et collectifs, est facilitée ce qui permet de panser des blessures oubliées. En ce sens, les cercles visent la transmission de savoirs ancestraux féminins, la guérison, et la reconnexion à la puissance du féminin.

Conclusion

Si les pratiques ne se sont jamais arrêtées, les mouvements écoféministes ont cependant connu des périodes d’invisibilité publique et médiatique. Depuis les années 2015 cependant, on assiste à une résurgence de l’écoféminisme dans le discours médiatique. Cette présence est-elle due à son aspect marketing, ou révèle-t-elle la pertinence et la nécessité d’introduire ses réflexions dans le discours politique actuel ? Pourquoi le discours écoféministe est-il plus pertinent que jamais ? Jeanne Burgart Goutal nous met en garde : si la médiatisation actuelle de l’écoféminisme permet la connaissance du mouvement par le plus grand nombre et permet de rendre audible sur la scène politique certains concepts jusque là absents, cette médiatisation entraîne également d’autres aspects moins positifs : médiatisation sélective envers les catégories sociales les plus aisées, (les classes populaires n’y ont pas accès) ou encore l’appropriation capitaliste du mouvement en faisant de l’écoféminisme un objet marketing un écoféminisme libéral. Par ailleurs, cette médiatisation sélective qui évoque surtout les aspects superficiels du mouvement, ceux qui ne rentrent pas en contradiction avec le système, entraine une dépolitisation de l’écoféminisme et rend alors invisible les aspects révolutionnaires qui se situent pourtant dans son essence même : “Nous voulons un changement de paradigme global.”. Jeanne Burgart Goutal relève par ailleurs l’appropriation du terme écoféminisme dans les discours politiques de candidats dont les programmes n’ont rien d’écoféministes et qui ne comprennent pas les liens et interconnexions réelles entre féminisme et écologie.. Enfin, l’écoféminisme fait partie des perspectives écologistes, tout comme l’écologie décoloniale, qui se complètent et cette multiplicité est importante pour prendre en compte le maximum d’enjeux et de rapports d’oppression. La prise en compte de ces différents rapports d’oppression est en effet primordiale pour sortir d’une conception environnementaliste de l’écologie et conduire de véritables luttes plus émancipatrices, ancrées dans les territoires.

Bibliographie

Livres :

  • Le féminisme ou la mort, Françoise d’Eaubonne, (1974)
  • Les femmes avant le patriarcat, Françoise d’Eaubonne (1977)
  • Woman and nature, the roaring inside her; Susan Griffin, (1978)
  • Ecofeminism, Women, Culture, Nature; Karen J. Warren (1997)
  • Écoféminisme, Maria Mies et Vandana Shiva, (1999)
  • Woman’s Lands, contruction d’une utopie, Françoise Flamant, (2015)
  • Reclaim, Anthologie de textes écoféministes, Émilie Hache, (2016)
  • Faire partie du monde, réflexions écoféministes, (2017)
  • Sœurs en écologie, Pascale d’Erm (2017)
  • Sorcières, la puissance invaincue des femmes (2018)
  • Rêver l’obscur. Femmes, Magie et Politique (2019)
  • Être écoféministe, une enquête philosophique, Jeanne Burgart Goutal (2020)
  • Après la pluie, Horizons écoféministes, Solene Ducrétot, Alice Jehan (2020)

Articles:

  • Reporterre, Les luttes écoféministes agitent la planète depuis des décennies, Laury Anne Cholez

Émissions :

Illustration de Lucia Manyari pour Eco-Habitons

Un mot des autrices:

Perrine Gros :

J’ai co-écris mon premier article pour Éco-Habitons pour mettre en lumière un des discours sur l’écologie qui me tient à coeur : l’écoféminisme. C’est dans le cadre de l’écriture de mon mémoire sur les communautés utopiques que j’ai développé mon intérêt pour la question : je me suis rendue dans une Terre de femmes, celle dont parle Charlotte Bienaimé dans son podcast « Écoféminisme#2 : Retrouver la terre ». J’y ai rencontré des personnes extraordinaires qui m’ont raconté leur histoire de l’écoféminisme, mais surtout grâce à qui j’ai pu mettre en pratique l’écoféminisme, moi qui ne connaissais que l’aspect théorique. À travers la co-écriture de cet article, je cherche humblement à vous partager un petit bout de cette expérience magique et de l’ensemble de mes connaissances sur le sujet afin d’apporter un éclairage sur l’écoféminisme, et mettre en lumière l’importance des réflexions que ce concept soulève. Bonne lecture !

Elisa Domen :

Ce sont mes convictions écologiques et féministes qui m’ont poussé à co-écrire cet article avec Perrine pour Eco-habitons. Organisant et participant à des cercles de femmes, chantant dans les manifestations, à l’écoute de mon corps et de la nature je me suis rapidement identifiée au mouvement écoféministe. J’espère que cet article, que nous voulions à la fois poétique et politique, vous apportera des réponses et saura vous donner la force de lutter avec rage et amour contre ce système “patriarcapitaliste”!

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Éco-habitons
Éco-Habitons

Nous cherchons à mettre en valeur la diversité des discours écologiques.