Escapade au Mont Owen

Rene Steque
1 livre, 1 don pour ACSE
19 min readJan 2, 2017
Grand Teton, par WikiImages

Vendredi 14 Juillet 2000, “Bastille’s Day”

La lune rousse semble courir sur la crête de la face nord de Disappointment Peak. Les arêtes du Teewinot Peak sont éclairées comme en plein jour et le bruit sourd de la fonte du Teton Glacier au travers des blocs de la moraine, n’a pas diminué d’un iota de toute la nuit.

Pour arriver à cet emplacement de bivouac, il m’a fallu suer trois heures et plus depuis le parking de Lupine Meadows… Pester après ce lourd sac à dos… Dépasser Amphitheater Lake, descendre ce traître sentier pour rejoindre la base de la moraine puis grimper, louvoyer, sauter, contourner des blocs instables.

Depuis ce nid d’aigle, j’ai l’impression d’être hors du temps…

Minuit : et cette lune qui refuse de disparaître derrière la crête ! Maintenant, c’est un vent inconstant qui fait bruisser l’aluminium de ma couverture de survie… J’ai soif, il fait vraiment trop chaud, j’ouvre le sac de couchage et ôte ma doudoune… Et si je dormais un peu ? … Ma montre sonne… Ce n’est pas possible ! … J’ai dû mal régler l’alarme ! … Je regarde vers l’Est, pas de doute, le ciel blanchit… Il est bien 04h30 ! … “Wake-up, Man!…”

Je râle après ce réchaud que j’ai failli renverser et le café avec. Après ces céréales trop sèches qui s’agrémenteraient bien d’un yaourt. Après cette deuxième chaussette qui s’est fait la paire ! Et cette frontale qui éclaire partout, sauf là, où je la cherche ! …

05h45 : nourri, harnaché, je quitte le bivouac… A nous Mount Owen [1] …

Nous sommes le 14 juillet 2000… Bastille’s Day, comme ils disent ici…

Je retrouve avec plaisir le crissement des crampons mordant la neige gelée et le heurt machinal du piolet qui tape la semelle tous les deux pas pour détacher un éventuel “bottage” [2] …

06h20 : j’ai traversé le glacier et arrive à la base du Couloir Koven qui se perd là-haut dans la brume. Je récapitule, de mémoire, mon ascension, deux cent quarante mètres de neige et rochers pour arriver au “bench”, vaste névé incliné qui domine le glacier, puis cinq cents mètres dans un couloir très pentu et enneigé pour rejoindre le col.

Cette course de neige est considérée comme la voie normale de l’ascension de l’Owen, elle est de difficulté modérée. Toutefois ce couloir Koven est très exposé aux chutes de pierre. La paroi du Prong qui le surplombe, est composée de strates de gneiss délitées et éclatées par le gel.

Un impératif : sortir de ce goulet le plus rapidement possible ! … Comme un automate et sans un regard sur la pente qui s’étire derrière moi, j’alterne mes points d’assurage : piolet planté à deux mains, deux pas sur les pointes avant des crampons et ainsi de suite… Après deux heures de cet épuisant ballet je n’ai plus que le ciel devant moi, je suis sur la congère du col. Comme pour me remercier, le soleil émerge de derrière Teewinot Peak. J’attaque une solide collation tout en gardant un regard attentif à deux grimpeurs, qui, dans le couloir, profitent sans vergogne de ma trace et de mes points d’ancrage.

09h00 : je reprends les hostilités. Sur les talons de mes deux compagnons de fortune, je grimpe la Sixty feet chimney qui débouche sur le grand névé. La neige “botte”, il me faut ôter les crampons et assurer des marches à grands coups de semelle jusqu’à entamer la couche encore gelée. J’arrive à la base du Knob ou bloc sommital. D’abord une cheminée assez facile et c’est la vire montante qui contourne la face Ouest du Knob. Quelques mètres encore et c’est la Big W Chimney et enfin la découverte du marqueur qui matérialise le sommet : 12.928 ft soit 3.940 mètres. Il est 12h10.

Le panorama est à couper le souffle : au Sud, comme à la toucher, la face Nord du Grand Teton qui me domine de son sommet à 4.197 m. A l’Est les pics Prong et Teewinot. Au Nord, le sentier de Cascades Canyon et les lacs de Jenny, String, Leigh et Jackson-Lake.

Ne pas s’attarder… Du haut du névé supérieur, j’entrevois mes compagnons de ce jour qui contournent l’arête qui les conduit au grand névé. La profondeur de leurs marches et le dessin des semelles dans la neige tassée m’avisent sur la manière de descendre ce névé dans les conditions actuelles de neige : dos à la pente avec assurage sur le piolet profondément planté. En quelques minutes, je me retrouve, moi aussi, à dépasser l’arête rocheuse et m’engage dans la traversée descendante du grand névé.

Je pense avoir fait environ dix mètres…

Au moment d’avancer mon pied droit dans la marche suivante, mon pied gauche écroule son appui. Le piolet, seulement piqué comme point d’équilibre, ne peut enrayer la chute… Je suis désagréablement surpris par la vitesse de la glissade… Je tente de me retourner sur le ventre pour effectuer un freinage avec le piolet… Je me retourne, oui, mais la tête en bas dans un “schuss” de cinquante mètres. Je fonce tout droit vers les rochers qui bordent le flanc Sud du névé… Arrêt brutal et ô combien douloureux ! …

Bilan : plaie au cuir chevelu, la main gauche et le bras droit sont écorchés, j’ai un hématome très handicapant à la cuisse droite et la cage thoracique me fait souffrir… Il me reste à remonter la glissade pour reprendre la trace. Occasion pour comprendre les causes de mon déboulé… La surface du névé est composée, à cette heure, d’une épaisseur de quelques centimètres de neige cristallisée et fondante, elle recouvre une neige compacte, proche de la glace. L’angle de pente du névé, trop faible, ne permet pas un glissement naturel mais au moindre poids ou pression sur cette surface et c’est :

- “Descendez, on vous demande !”

Dans la traversée du grand névé, je m’efforce d’assurer une bonne fiabilité des marches car une douleur lancinante à la cuisse droite perturbe mon équilibre. J’arrive enfin à la cheminée de soixante pieds que je sais être équipée d’une sangle de rappel. En situation normale, j’eusse descendu cette cheminée en libre, ayant remarqué, à la montée, la qualité des prises existantes. Physiquement diminué, je n’hésite pas, j’enfile ma parka, mon harnais et équipe un rappel qui m’emmènera soixante mètres en amont du col. Ce premier rappel est laborieux, j’ai perdu toute agilité et le glissement inconstant de la corde mouillée dans le descendeur s’avère très inconfortable. Je love la corde gorgée d’eau, l’attache sous le rabat du sac que je charge péniblement sur le dos. C’est sans doute cette opération qui m’a déséquilibré car me voilà sur les fesses, puis sur le dos, fonçant à vive allure vers le col enneigé… Le sac désaxé sur mon flanc droit me renvoie sur la gauche et sur la paroi rocheuse du couloir. Je heurte violemment le mur de ma hanche gauche et termine la glissade plus bas dans la neige…

Là-haut, sur le flanc Sud du grand névé deux grimpeurs qui avaient assisté à ma chute me font de grands signes :

- “Are you all right ?”

Le temps de faire un nouveau bilan sanitaire et les voila descendant la cheminée comme des cabris. Je leur demande leur avis sur ma plaie au cuir chevelu ; ils m’annoncent une coupure de cinq centimètres bien refermée par le sang coagulé. Ils s’inquiètent ensuite de mes capacités physiques pour poursuivre la descente de la voie Koven et me propose leur aide. Je leur assure être en mesure de descendre le couloir en rappel pour rejoindre la moraine où j’ai laissé mon matériel de bivouac et refuse énergiquement qu’ils renoncent à leur projet d’ascension du Teewinot à la seule fin de m’assister. Avant toute chose, analyser sérieusement la situation :

J’entends couler l’eau de fonte dans la rimaye (crevasse entre rocher et neige) ce qui laisse supposer, en surface, dans le couloir une neige mouillée et instable. Je dois donc rester le plus possible sur le flanc Ouest du couloir afin de me protéger d’éventuelles chutes de pierre. Eviter la déshydratation, boire même sans soif et m’efforcer de manger quelques fruits secs et barres énergétiques. Refaire le sac, sortir les anneaux de rappel. Sangler fermement le piolet à mon poignet. Quelle que soit la gravité de mes blessures, je sais qu’aucun hélicoptère n’est en mesure de m’évacuer à cette altitude et que la congère du col est impropre à un atterrissage. Il m’est donc indispensable de rejoindre Teton Glacier où la pose d’un secours aérien est possible.

Surtout, sortir de ce couloir… C’est vital…

14h30 : je quitte le col… Dès les premiers pas, je constate que ce qui m’attend sera tout, sauf une simple ballade ! … Ma jambe droite est toujours aussi mal en point. Maintenant, la gauche, quelque peu rigide, me déclenche dans les reins une douleur fulgurante dès que mon poids pèse sur elle... Je descends donc toutes les déclivités sur la jambe droite en soulageant la gauche en appui sur le piolet. En montagne, les déclivités ce n’est pas ce qui manque ! Cette méthode de désescalade en crabe n’est donc pas des plus rapides… Je trouve aisément la première sangle de rappel, les quarante mètres que je vais descendre sont une succession de dalles, blocs érodés et petites vires herbeuses. La pente moyenne est faible et envoyer le plus loin possible les anneaux de la corde tient de la gageure. La douleur lancinante du muscle lombaire côté gauche m’empêche d’effectuer un geste suffisamment ample, la corde atterrit emmêlée dix mètres au dessous de moi… Je démarre ce rappel comme sur des œufs, la sangle du baudrier me fait mal et chaque sursaut de la corde dans le descendeur me déclenche une violente douleur. Les rappels suivants, se déroulent dans les mêmes difficiles et douloureuses conditions. Les sangles en place sont maintenant ancrées dans la paroi fragmentée du Prong. Il me faut donc utiliser mes propres sangles pour rester le plus possible du côté du couloir le moins exposé. J’arrive dans sa partie étroite et très raide et découvre une sangle de rappel fixée à un piton planté probablement par Koven lui-même en 1931. Le problème est qu’il est dans la rimaye et cinquante centimètres plus bas que la crête neigeuse qu’il me faut creuser et aplanir pour éviter un blocage de la corde. La ligne de pente de ce rappel me renvoie dans le centre du couloir, je dois penduler en permanence pour rester en contact avec le rocher et prévoir le point de rappel suivant... La paroi est lisse et très érodée et c’est presque en bout de corde que j’opte pour un éclat de granit appelé ici “flake”. Il faut que je rappelle la corde… Harassé, je suis incapable de me dresser sur la lèvre de la rimaye. Mon équilibre est aussi hésitant que celui d’un enfant de dix mois qui découvre appartenir à la famille des Homo Erectus. Ce qui ne veut pas dire Homme qui bande mais Homme qui se tient debout sur ses jambes [3]…

Je tire sur le brin rose de la corde, rien ne vient, j’essaie le brin bleu… Rien ! Je reprends le brin rose, tire, secoue, l’enroule après le manche du piolet, tire de toutes mes forces, secoue, tire encore… Rien ! Parfois, j’ai l’impression que cela vient alors que je ne ramène en fait que l’élasticité du nylon. Le brin bleu, là, sur la neige, ne bouge pas d’un centimètre… Remonter quarante mètres même avec l’assurance du descendeur est au dessus de mes forces… Il me reste la solution de penduler au centre du couloir pour éliminer la friction de la corde contre le rocher et être en mesure de la rappeler. Si je fais cela, il me faudra ensuite rejoindre mon “flake” et donc effectuer la traversée sans autre assurance que mon piolet… J’y renonce, une telle manœuvre s’avère trop risquée. 17h00 déjà… Boire… Manger quelques “nuts”… Se détendre dix minutes… Je voudrais tant dormir ! … Sortir de ce couloir ! … Sortir coûte que coûte ! … Je fais un nœud de cabestan le plus haut possible sur la corde, y passe le manche du piolet à l’équerre, je prends appui sur la paroi et tire de toutes les forces qui me restent… Les larmes me viennent aux yeux… L’extrémité de la corde bleue est montée de trente centimètres. Je recommence l’opération, encore et encore… Mes bras sont tétanisés, j’ai les mains gelées, je tremble d’épuisement… La friction diminue assez maintenant pour que je puisse ramener la corde à la main. Le passage du rose au bleu qui matérialise le milieu de la corde arrive à ma hauteur… Une traction sèche, la corde bleue quitte l’anneau de rappel… Pour s’entasser quelque part, là-haut… Si elle est emmêlée en vrac dans la rimaye je peux la considérer comme irrécupérable… Ultime solution… Couper la corde le plus haut possible… Je tire doucement pour éviter un coincement de la corde dans la fissure entre rocher et glace. Je récupère deux mètres puis je sens une résistance, je tire d’un coup sec et ramène encore un mètre…

Et c’est le blocage…

La marque jaune du milieu de la corde bleue est dans mes mains, si je coupe là, je vais perdre vingt mètres… Je refais l’opération piolet à l’équerre, secoue, tire…

Une colère froide m’envahit, j’insulte les Dieux de la Montagne… Traite de p. de sa Mère l’ère tertiaire qui l’a mise au monde !

Là-haut dans la rimaye, farcie de pièges à cordes de rappel, je sais qu’il y a un bon génie qui a compris ma révolte… Qui a eu honte de tant de férocité de la part de cette Montagne que j’aime tant. Un bon génie qui m’a aidé à retourner un rocher et du même coup le paquet de corde coincé. C’est alors comme dans un rêve que je rappelle sa totalité.

La pose du point de rappel sur le “flake” frise le désespoir. La fente sensée recevoir la sangle est si peu profonde, que je suis obligé de faire et d’utiliser un anneau de cordelette de 5 mm de diamètre, que je bloque avec de petits cailloux… Ce rappel m’emmène à une grande sangle en place, c’est la dernière longueur dans le couloir. Vu ma condition physique, le “bench” est trop pentu pour que j’envisage de le descendre en libre. A ma gauche en regardant vers le bas, c’est le névé sur plusieurs centaines de mètres. Je choisis de penduler sur la droite, pour atteindre les derniers rochers du couloir où j’y espère poser une sangle… Je n’ai pas le choix, coincé dans la rimaye, je rappelle la corde… Le rocher est très érodé, il est lisse comme une boule de billard, pas de point de rappel possible… Par contre, si je traverse le névé sur vingt mètres, je peux arriver jusqu’à une zone de moindre pente et envisager, pourquoi pas, une glissade en ramasse qui se terminerait en douceur sur les vires herbeuses.

En bas, à cinq cents mètres et à la limite glacier/moraine, trois personnes à l’extérieur d’une tente jaune suivent ma descente.

En écrivant ce récit, je réalise que je n’aurais jamais dû tenter cette traversée sans encordement… Dans l’action, je me disais : “C’est pourtant si facile… Tu peux le faire… Tu dois le faire ! Puis, il y a ces gens, en bas… Il faut que tu arrives au moins à ces vires herbeuses”.

Je m’étais déjà trouvé, par le passé, en situation où la cohérence et l’inconscience se confondent. En situation, où le corps épuisé se laisse conduire par une force irraisonnée qui l’accule dans ses limites…

Si l’aventure se termine au mieux, l’on dira : “Bravo ! Quelle détermination quel courage, quel calme !” Certains parleront d’expérience et aussi de cette sacrée Dame Chance !

Si l’aventure se termine mal, l’on parlera d’erreur, d’imprudence, de risques sous-évalués…

I’m sorry, lecteur… Sorry, pour ce pas de trop… Sorry, aussi pour le dévissage ! Je traîne derrière moi cette corde devenue inutile, qui ne daigne pas me freiner d’un centimètre. En bas des rochers noirs et luisants m’attendent, batte de base-ball levée… La main arrive ?… Pam ! Un grand coup sur le pouce droit ! … Puis c’est la tête qui se présente… Pam ! Le crâne ouvert en deux comme une noix ! Le choc frontal est si brutal et la résonance dans le crâne si intense, que ce ne pouvait pas être pire… Je me retrouve étendu, sonné mais conscient, sur ces vires herbeuses tant convoitées. Je me relève, surpris de ne pas être au bord de l’évanouissement alors qu’un jet de sang arrose ma parka et mes mains…

Je distingue nettement les trois gars alignés devant la tente… Ils ont, c’est certain, assisté à ma dégringolade. Je crie à leur intention :

- “Help ! … Help ! … I need help ! … I’m hurt badly ! … Please, come-up ! …”

J’ai l’impression que toutes les parois qui m’entourent se renvoient en écho mon appel… Quelques longues secondes, et :

- “We’re coming ! …”

Je sors du sac ma trousse de premiers secours et la bande triangulaire que je transporte depuis des années. Son mode d’emploi, selon la localisation de la blessure, est clairement dessiné sur l’emballage pour une utilisation rapide. Ma plaie semble se situer au dessus de la tempe droite, je plie, comme indiqué, la partie triangulaire pour en faire une épaisse compresse, deux tours, un joli nœud sur l’arrière, j’enfile par dessus mon bonnet péruvien et me voila tout de suite plus présentable. J’ai stoppé le saignement et ne souffre pratiquement pas du crâne. Je retrouve un calme proche de la résignation et commence l’inventaire des blessures…

Les jambes : état préoccupant, mais pas dramatique. Bras, épaules : rien de pire que de multiples plaies. Hanche gauche : toujours aussi douloureuse. Cage thoracique : mal partout. Ah tiens ! … Quelque chose de nouveau, mon pouce droit a doublé de volume ! … Après l’avoir nettoyé, je l’immobilise contre l’index avec une bande de gaze.

En bas, deux gars sortent de la tente… Je leur crie :

- “Bring some extra rope!

Pas de réponse… Ils disparaissent de ma vue sous la paroi du “bench”. Il est 19h00, ils ne seront pas là avant une demi-heure.

Je nettoie mon visage et les mains avec des compresses, je bois à petites gorgées et tente de manger une tranche de fromage que je ne peux d’ailleurs pas avaler. Ma parka et mon tee-shirt sont trempés d’eau, de boue et de sang, je commence à claquer des dents plus par effet de décompression et de fatigue que de froid. Je m’oblige à ne pas me coucher afin d’être certain de ne pas perdre connaissance. Puis, et comme si ma vie en dépendait, je love la corde… Je récapitule ensuite le contenu du sac :

J’ai deux couvertures de survie, ma frontale, ma veste en polaire, un tee-shirt, des moufles en nylon et les gants en polaire que je pensais avoir perdus. Je m’enroule dans une couverture de survie plus pour être vu de loin que par besoin de me protéger. Cinquante mètres en dessous de moi émergent les têtes de mes deux secouristes.

Les présentations et les questions sont réduites au minimum, après avoir inspecté mon crâne, ils m’assurent que les plaies sont propres et non alarmantes et que le sang n’a même pas traversé la compresse frontale. Andy, le plus âgé, me demande ce que je veux faire et si je m’estime en condition de poursuivre les rappels jusqu’au glacier. Je lui réponds par la négative et lui propose d’utiliser en simple, les 80 mètres de ma corde pour m’assurer dans une tentative de descente en corde tendue… Il est d’accord pour essayer.

La descente commence… Dix mètres… cinq minutes !

La tension de la corde attachée au baudrier me fait souffrir le martyre au niveau des hanches et je suis obligé de la passer par dessus mon épaule… Là, elle me déséquilibre et seul le piolet m’empêche de ne pas tomber à chaque pas. Andy me quitte et se dirige vers de gros rochers à la recherche sans doute d’un point d’assurage. Il me guide là et j’y découvre ce qui peut ressembler à un emplacement de bivouac…

J’ai compris… Je n’irai pas plus loin ce soir…

Il arrange quelques pierres plates, là où seront mes pieds et sort de son sac un “pad” de mousse, un sac de couchage et une veste matelassée…

- “We ‘ll install you confortable… Do you think be able to stay here this night?…”

Il ajoute en me désignant la tente :

- “My thirteen years old son is with us… He will become scared if we leave him alone…”

Je l’assure être en condition de passer la nuit ici et ne pense qu’à me glisser dans la tiédeur du sac de couchage… Je leur demande de m’aider à enlever mes chaussures et mes chaussettes mouillées, à me défaire du baudrier et à enfiler ma polaire sous la parka. Je fais part à Andy de ma certitude qu’aucun hélicoptère ne peut se poser sur le “bench” trop pentu ou sur ces vires trop étroites… Il me réplique :

- “Don’t worry… They got the way to rescue you… Try to sleep a bit…”

Il me tend un tube de pilules…

- “Is a Tylenol. Take two pills now, that should helping you. Then two in few hours if the pain is too great…”

Ils sont sur le point de partir… J’informe Andy que j’ai mon propre matériel de bivouac caché derrière le gros bloc en haut du névé qui nous fait face… Il peut aller le chercher et l’utiliser cette nuit en échange… Il me répond :

- “Forget that… Try to rest…”

Je les regarde, un instant, dévaler les vires… 20h00, déjà… Trente secondes après… je dors.

La lune rousse semble courir sur la crête de la face nord de Disappointment Peak… Aurais-je rêvé tout cela ?

23h00, j’ai soif et aussi une envie pressante… Sortir du sac me prend un siècle, et c’est en rampant sur les fesses que je peux enfin m’asseoir en bout de mon lit de fortune. J’en profite pour changer de tee-shirt, enlever ma parka souillée et la remplacer par la veste d’Andy qui me servait d’oreiller… Le reste de la nuit se passe dans une succession de sommeil agité et de réveils douloureux.

Samedi 15 juillet 2000

J’émerge tout à fait… 05h45 ; en bas, tout est calme aux abords de la tente… Andy a dû la quitter à la pointe du jour pour aller quérir du secours… Tiens, je repère deux alpinistes sur le point de traverser le glacier en amont de la tente, ils ont dû quitter le camping de Surprise Lake à la lampe frontale… Je m’assoupis quelque peu… Un bruit insolite que je reconnais entre mille, me fait sursauter… C’est le crachotement d’une radio portable…

J’ai devant moi deux Rangers du Teton National Park Rescue.

- “Good morning, Rene… My name is Dave and here, is James.”

Il est 06h30, je suis abasourdi de les savoir déjà là…

Suit une foule de questions et de tests, entre deux prises de pouls et de tension artérielle, je leur demande à quelle heure ils ont quitté la vallée… “2:30am…” Andy nous a contacté à “2:00am…”. Je manifeste une profonde gratitude à Andy pour ce qu’il a su me donner (je ne parle pas du couchage). Nous savons que les rôles auraient pu être inversés dans notre façon de penser, prévoir et agir. Je m’en veux presque d’avoir crié : “Help !…” Je suis persuadé qu’Andy ne fait pas partie de ceux qui s’affolent… Qu’il sait, comme moi, que la montagne n’est jamais tendre avec ces gens là.

Dave transmet par radio mon bulletin de santé… Il n’est pas reluisant…

Gros hématomes à la cuisse et à la tempe droite. Pelvis, côtes : traumatismes certains, fractures probables. Pouce droit : fracture plus gelure. Il termine par l’évolution de mon pouls et de ma tension. J’ai pris deux cachets de Tylenol hier au soir et deux ce matin… Cela semble inquiéter beaucoup de monde… Il signale aussi notre altitude : 10.200 ft soit 3.100 mètres, l’absence de vent et confirme l’impossibilité de pose de l’hélicoptère sur le “bench” et préconise l’évacuation par “ladder”.

Avec un maximum de détails qui se veulent rassurants, il me décrit mon mode d’évacuation : d’autres Rangers vont arriver avec l’hélicoptère, ensuite celui-ci emmènera en “sling” (câble de transport externe) la “ladder”, sorte de civière en tubes d’aluminium dans laquelle s’adapte une coque plastique… Je serai glissé et ligoté dans cette gondole puis recouvert d’un nylon capitonné. L’ensemble sera basculé sur le côté afin de parer à un étouffement si je vomis. Ficelé comme un paquet cadeau, je serai accroché au câble et ainsi transporté et déposé en cinq minutes à la Ranger’s Station où une ambulance m’attend. La fin de son explication est couverte par le bruit des pales de l’hélicoptère qui survole notre position puis dépose quatre Rangers sur le glacier.

Trente minutes plus tard, tout ce beau monde est près de moi. Un toubib me fait une injection d’antibiotique et me place une intraveineuse dans le bras droit. La “ladder” est demandée et j’assiste, intéressé, au dépôt, à quelques mètres de moi, de mon ambulance volante. Comme si mon épine dorsale était en mille morceaux, je suis tiré, minerve au cou, dans la gondole puis ligoté. J’ai demandé à voyager avec le nylon ouvert au niveau du visage. Vu la brièveté du vol, ils m’accordent ce privilège.

L’hélicoptère revient, puis, c’est le clic de la fermeture du crochet commandé électriquement par le pilote. Je suis enlevé comme une plume, j’entends clairement le “flap-flap” des pales de l’hélicoptère en procédure de descente. Dès le décollage et à cause du peu de vitesse de la machine, ma nacelle se met à tourner, d’abord un demi- tour à droite puis un demi-tour à gauche, j’ai tout loisir de contempler Teewinot puis Amphitheater et Surprise lakes.

Le mouvement s’accélère et me donne le tournis, il cesse tout à fait quand l’hélicoptère se cabre pour l’approche. Je sens des mains qui agrippent la nacelle et me déposent, tout en douceur, sur la Droping Zone de la Ranger’s Station. Le premier visage que je vois est celui de Patty… Blonde Ranger et secouriste qui me souhaite la bienvenue :

- “Hello! Rene… Welcome back !”

Je suis tiré de la gouttière de plastique directement sur la civière de l’ambulance et en route pour les Urgences de l’hôpital St John’s de Jackson Hole. Patty ne veut pas que je bouge d’un cil (à l’œil droit je ne risque pas ! Le poing de Mohamed Ali n’aurait pas fait pire !) Elle projette de me découper ma polaire et mon tee-shirt, je menace de la tuer si elle fait cela et si elle ne m’enlève pas, sur le champ, cette satanée minerve qui m’étrangle !

J’arrive à l’hôpital… Quel accueil !… Journalistes et TV sont là !

C’est comme si je débarquais de la Lune !

Epilogue

L’Escapade du Mont Owen se termina bien… J’ai une pensée pour ces héros de l’Annapurna, hussards des cimes, revenus en héros, lardés de coups de sabre. Je ne peux, moi, malgré la hanche et le sternum fracturés, qu’exhiber un pauvre pouce cassé et quelque peu gelé… Maigre bilan ! … Pas de quoi pavoiser !

Ni être fier, quand, perché sur mes béquilles, dans les rues de Jackson Hole, je croise certains regards qui semblent ironiser :

- “Bravo Champ ! Bienvenue au Club des Conquérants de l’inutile !”

Reste à prier le Seigneur [4]

God, the pain is very great… Help me to be brave… I knew you understand when I cry… Help me to help those who care for me… And help me, dear God… To go to sleep and feel better in the morning… Amen.

[1] Teton National Park, Wyoming State, USA
[2] Sabot de neige qui se colle aux crampons
[3] Dixit Nicole de Buron
[4] Séjour chez les Mormons de l’hôpital St John m’oblige…

photo de l’auteur du lieu du récit

--

--