La Montagne, un chemin vers soi

gabi haubitz
1 livre, 1 don pour ACSE
9 min readFeb 1, 2017

Quand j’ai perdu ma mère, j’avais à peine 29 ans. Pour la première fois, j’étais confrontée à la mort d’un être cher. C’était un tel choc, l’ébranlement de toutes mes certitudes sur le monde et sur ma vie. Cette violence inacceptable me fit comprendre ma totale solitude, comme si deux seules alternatives s’ouvraient à moi : suivre ma mère dans la mort ou continuer à vivre !

Depuis longtemps je ne me sentais plus en accord avec la vie trépidante des grandes villes. Depuis un séjour dans les Pyrénées, je rêvais d’une vie proche des montagnes. Ne pas s’y rendre juste pour quelques jours de vacances, mais y vivre. Le destin me souriait et je trouvai une belle maison dans un petit village du Piémont pyrénéen, entourée de vignes avec une vue paradisiaque sur la montagne.

Lors de mon déménagement, j’eus l’impression que ma mère m’accompagnait et qu’elle approuvait ma démarche. Du coup, la douleur de l’absence définitive de ma mère s’amenuisa. Pour la première fois, je ressentis la consolation que la montagne pouvait me procurer. Pourtant, au début, je ne faisais que de timides rencontres avec ces géants, des piques-niques du dimanche, des sorties sur les pistes de ski ou des balades en voiture ; mais déjà j’enviais les randonneurs bronzés qui descendaient des montagnes, emplis de joie et d’aventures.

Les années passèrent, la naissance d’un enfant remplit ma vie pendant un moment, mais mon couple battait de l’aile. Ma première aventure en montagne commença au Mont Perdu. Les mauvaises langues me susurraient que j’allais m’y perdre… Tout au contraire, pour la première fois depuis longtemps je partais seule dans cette région bénie des dieux. L’Anisclo, l’un des plus profonds canyons d’Europe creusé par l’érosion il y a à peine 5000 ans, fut la révélation ; je me sentis libre comme jamais dans un environnement féerique. La roche orange et rouge, les strates sédimentaires, l’eau turquoise et cristalline, le bonheur du vertige aux rappels ou aux premiers sauts dans l’eau glaciale, la vue sur la Montanesa, tout cela me procura un bonheur sans nom. Je découvris la ville médiévale de Aínsa avec ses ruelles escarpées, ses petites échoppes et la foule des passants toujours en fête.

Sur mes randonnées solitaires dans la vallée de Pineta et à travers des villages reculés comme Fanlo, je ressentis pour la première fois l’émerveillement devant l’immensité des sommets que je croyais à l’époque hors de ma portée.

Or c’est la vallée d’Ordesa qui annonça le début d’une vraie passion. Mes jambes étaient infatigables et j’avais presque envie de courir. La succession des cascades, plus impressionnantes les unes que les autres, les barres rocheuses de chaque côté comme des murailles bâties par un géant me faisaient perdre haleine ; une émotion profonde, presque religieuse m’envahissait : les fleurs d’été me paraissaient comme un jardin paradisiaque. Les cascades bouillonnantes, la gloire de l’instant en arrivant au fond de cette vallée en forme de U, creusée par les glaciers d’un autre temps, où tout s’écroule et tout se reconstruit et, très loin à l’horizon, le Mont Perdu avec son chapeau de neige éternel que je n’allais gravir que des années plus tard.

En revenant par le balcon d’Ordesa, une tempête violente éclata. L’orage épousait la lumière. J’arrivai trempée jusqu’aux os à Torla. Cet épisode n’enleva en rien ma joie et ma satisfaction après la révélation de ma nouvelle passion. Jamais je n’éprouvai aucune solitude ou mélancolie pendant ce séjour comme ça m’était arrivé si souvent dans les grandes villes, où j’avais habité. Comme si la montagne était un compagnon fidèle, souvent imprévisible mais d’une affection profonde et permanente.

Enfin je me sentais libre, émancipée et malgré un certain isolement du début, un nouveau chemin s’ouvrait devant moi. J’eus le courage de mettre fin à mon couple qui battait de l’aile depuis longtemps et compris que mon bonheur ne résidait pas dans la dépendance à l’autre, ni dans l’illusion d’une nouvelle famille. Sans être encore consciente à cette époque, j’empruntai enfin le chemin vers la conscience de moi-même. Je commençais par peindre les montagnes en plongeant dans cette activité comme en méditation. Les lumières, les reliefs, les couleurs me fascinaient… Mais ce n’était pas suffisant, il fallait sentir les montagnes physiquement, la vivacité de mon corps dans leur milieu et partager mes émotions avec d’autres passionnés. En intégrant un premier club de randonnée, je me rendis compte de mes capacités physiques, du bonheur de partager les randonnées, été comme hiver. Avancer dans la boue, courir dans la neige, sentir le givre d’un matin d’automne et accueillir le Soleil à travers les feuilles colorées.

A la première ascension du pic du midi d’Ossau, je ressentis le vertige en escaladant les couloirs et le sommet. En plongeant mon regard dans toutes ces murailles le paysage m’émut. Je m’appropriai ce monde vertigineux et ces flammes de pierre, un monde aussi d’itinéraires et d’aventures, de souvenirs et de projets. Le Pic du Midi d’Ossau est la carte tous azimuts d’un pays très pyrénéen, sans neige ni glace, où la minéralité du pic et les estives se rencontrent. En un impressionnant contraste, la masse noire, calcinée, du Petit Pic tombe verticale sur l’ampleur des hautes pelouses de Bious et des lacs d’Ayous illuminés par le couchant. Pour en descendre, il fallut vaincre la fatigue en enjambant les blocs immenses et instables dans les pierriers.

Plus tard je découvris le paradis des lacs du Neouvielle et la victoire sur moi-même dans des grosses chaussures rigides qui avaient écorchés mes pieds jusqu’au sang. Mais au lieu de me lasser de cet univers, je développai une fascination à toujours découvrir d’autres sommets.

Le Vignemale en partant du pont d’Espagne à travers la haute vallée de Gaube, les fougueux torrents, des blocs jetés, des chaos, une avenue de granite et des pelouses encore. Bientôt, la lente ascension du Vignemale sur l’horizon est comme l’assurance d’un avenir. Un événement qui va s’imposer enfin. Au-delà de cette fraîcheur enjouée et paisible, l’aiguille des Glaciers racontent avec plus de vérité qu’ailleurs, les limites de notre fini, et même l’achevé pour ceux d’entre nous qui ont parcouru leurs aériens itinéraires. Pierre d’épreuves existentielles pour certains, essence éclairée d’une lumière ontologique pour d’autres.
— Patrice de Bellefon : Destin d’espaces

Finalement, de nouveaux défis m’obligèrent à trouver une autre voie à ma vie. Ce fut aussi le moment d’adhérer au club alpin, où je rencontrai un mentor de 30 ans mon aîné, qui partagea avec moi sa longue expérience de la vie et de la montagne.

Le cirque de Troumouse et la Munia le jour de mon anniversaire furent un harax existentiel, un moment clé, quand je pus motiver une jeune anorexique à poursuivre cette randonnée fatigante. La frontière entre l’abandon et la persévérance est parfois si mince en montagne et symbolise mieux que toute autre expérience les situations émotionnelles de notre vie.

C’est ce que j’allais éprouver lors d’une rupture brutale d’un amour passionné. Encore une fois c’est la montagne qui se proposa pour y trouver une consolation.

D’abord, lors d’une randonnée à la Molleta, quand mon vieil ami se perdit à la descente. Le déchirement de ma séparation avait anesthésié toute autre sensation en moi et, quand la panique s’empara du groupe, je restai insensible à toute angoisse et parvins à faire descendre tout le monde en les persuadant froidement du risible de la situation.

C’est aussi après l’échec d’un examen que je décidai l’ascension du Mont Perdu. Un univers inconnu, inhospitalier et hostile, mais en même temps radieux, glacial et sauvage avec le point culminant du panorama majestueux sur toute la chaîne et dans toutes les directions cardinales. La montagne m’enseignait le lien à la nature, la modestie, l’humilité, le renoncement, ainsi que le lien à l’autre. Ce lien qui est en péril à cause de la compétition généralisée, de la guerre de tous contre tous à laquelle nous contraint le règne de l’argent et du profit. Mes vrais amis, je les trouvai en montagne, sur les falaises, dans les canyons profonds et sur les pentes enneigées.

En montagne, la satisfaction est dans l’effort, il s’agit de relever un défi et d’aller au-delà de soi-même, de savoir cultiver le sentiment d’extase, de plénitude, d’étonnement et quand on arrive au sommet, il faut encore continuer de grimper. C’est en montagne que je compris que je pouvais seule construire ma vie, que les autres n’étaient pas responsables de mes échecs, que j’avais trop longtemps espéré et attendu que le bonheur n’arrive au lieu d’y travailler activement…

Mais comment se débarrasser de la peur, trouver mon style, mon identité, faire de mon existence une œuvre d’art ? Notre peur la plus profonde n’est pas de ne pas être à la hauteur mais d’être puissants au-delà de toute limite. C’est notre propre lumière qui nous effraie le plus. La clé fut la découverte de la méditation. Comme la marche en montagne, c’est une forme heureuse de disparition de soi, une manière justement de reprendre son souffle, de faire une pause au bord de son existence. La méditation, comme la randonnée, est un état d’alerte permanent pour les sens et l’intelligence, l’ouverture à une multitude de sensations et de rencontres, une source de renouveau. La vue n’est jamais le sens philosophique de la distance, mais celui de l’étreinte, de la profusion. Quand je marche en montagne je ne sais où donner des yeux et du corps tant affluent les perceptions. Dans un temps ralenti, le méditant comme le marcheur fournit un effort à la mesure des ses ressources physiques propres. Loin des impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité, une randonnée est un éloge de la lenteur, de l’amitié, de la conversation, de l’inutile. Il ne s’agit plus d’être pris par le temps mais de prendre son temps. En méditant le nez au vent, je vis dans le rythme du monde, à hauteur de mon existence. Je me sens indéfiniment vivante et à propos. C’est pourquoi aussi la marche comme la méditation est une forme élémentaire de résistance, de retrouvailles avec le monde. La marche en montagne avait eu le pouvoir de rompre mon histoire personnelle douloureuse ou en porte à faux. Mes expériences à ce propos étaient innombrables.

La marche est un outil de choix pour des personnes traversant une période de désarroi personnel après une séparation, un deuil, le chômage ou la dépression, la perte du gout de vivre. Elle est propice pour chacun, et surtout pour ceux qui oublient combien le monde est étendu au-delà des murs de son habitation.
— David Le Breton : Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur

Grâce à la méditation, j’éprouvai la compassion ; je voulus faire connaître ce que j’avais découvert. La conviction que tout le monde pouvait changer, que le cerveau était modulable, qu’il ne s’agissait pas d’espérer mais d’aimer la vie, d’agir et de vouloir.

Il n’y pas d’espoir sans peur, pas de peur sans espoir. Derrière chaque peur il y a un désir et derrière chaque désir il y a une peur.

Si on a appris à ne plus espérer, on apprend à fortifier sa volonté.
— Sénèque

Les sentiments de culpabilité viennent d’une image exagérée de l’humain, qui croit que l’homme est capable de tout. Au lieu de croire dans l’humanité, il faudrait plutôt se contenter de sa médiocrité et même de sa bestialité. Je compris que l’empathie était bien meilleure que la culpabilité.
— André Comte de Sponville

C’est à ce moment que je perdis subitement ma sœur, ma presque jumelle, en montagne lors d’une chute à ski. Cette perte fut une nouvelle catastrophe inacceptable. La montagne tant vénérée m’avait enlevé ma sœur avec qui j’avais tant partagé, mon enfance, mon adolescence, ma rébellion contre un monde injuste, mon goût pour le voyage et la montagne, ma recherche éperdue de sens, ma mélancolie, la douleur de mon déracinement dans le monde. Comme si cette calamité éprouvait ma nouvelle philosophie, essayait de me persuader à nouveau de l’absurdité de la vie, d’autant plus que j’avais vécu au même moment un émerveillement de lumière et de blancheur lors d’une journée de ski aux cimes de la frontière franco-espagnole.

Mais justement, c’est grâce à la montagne et à la méditation que je parvins à renoncer à la présence physique de ma sœur, à accepter sa mort, en la portant dans mon cœur à chaque sortie sur les crêtes, dans l’immanence de cette montagne silencieuse, dans les grottes profondes au milieu de la Pierre Saint-Martin, au sein de la Sierra de Montsec, bleue et blanche, dans les torrents cristallins de la Sierra de Guara, dans la blancheur immaculée des Encantats et dans les canyons encaissés des Pyrénées Orientales. Elle sera toujours à mes côtés, car il y aura encore tant de cimes à gravir, tant de vallées à découvrir, tant de falaises à toucher pour trouver le meilleur passage de ma vie.

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