Le Chardonnet…

Robert ALEXANDRE
1 livre, 1 don pour ACSE
27 min readJan 2, 2017

Juillet 1995.

Lourdement chargés nous remontons la moraine du Glacier du Tour. Nous sommes trois, sur ce coup-là.

Belle météo. Aujourd’hui, l’orage de 10 heures a lavé le ciel et le soleil est brûlant… Demain, grand beau… Normalement…

Notre but n’est pas le refuge Albert 1er que l’on voit de loin et qui n’en finit pas de se rapprocher. Non, nous allons aller un peu plus loin que le refuge. On veut faire ça à l’ancienne, trouver un carré de caillasses pas trop grosses pour mettre la tente. Partir avant tout le monde, éviter la caravane habituelle qui va sortir du refuge vers les deux heures du matin.

En attendant, il est dix-sept heures et les mecs qui nous dépassent en courant presque, avec leurs petits sacs, seront largement à l’heure pour la bière et la soupe à l’Albert.

Bon, nous y sommes. Effectivement, il y a du monde ! Le refuge va être complet tout à l’heure. On le dépasse et on monte un peu plus loin pour trouver un emplacement confortable.

Confortable, il faut le dire vite. Il faut l’aménager le carré de cailloux ! Enlever, rapporter, niveler les déchets de granit de la moraine, caler les gros avec les petits, tout cela en dessous du sentier et des cairns qui vont se perdre vers le Signal Reilly. Se mettre un peu en retrait de la pente, pour éviter les éboulis que ne manqueront pas de provoquer, demain matin, dans l’aube naissante, les dizaines de candidats à l’Aiguille du Tour, titubant, shootant dans les pierres, mal réveillés, mal éclairés, à la recherche du compagnon perdu dans la nuit et la file clignotante de lampes frontales qui s’étirera vers le glacier, quelques centaines de mètres plus haut.

Poser la tente n’est pas aisé. Accès par le bas avec une marche énorme, épaisse comme un piano à queue, on pose la chambre pour deux personnes. Nous sommes trois. Avec le matos, les sacs, le réchaud, le gaz, ça va craindre un max…

On présente la toile extérieure. On attache les ficelles aux cailloux. Les auvents sont ridiculement petits et on ne peut en sortir qu’un. Because la moraine à laquelle nous sommes adossés.

Les matelas gonflés, la couverture argentée en dessous qui fait un boucan d’enfer dès le moindre mouvement, une grosse pierre plate pour mettre le réchaud devant la porte, et le soleil a déjà disparu derrière l’aiguille du Génépi.

La température chute d’un seul coup.

Tiens, en parlant de Génépi…

On remet une doublure, ce n’est pas le moment de prendre froid…

Le réchaud ronfle, la soupe déshydratée sent bon. Toutefois, notre attention est ailleurs. La proie est belle en face, dans les teintes rousses du couchant…

Quand je dis elle, c’est Il… C’est pour lui que nous sommes là.

Le Chardonnet. Le Maître des lieux. Remarquable pyramide de plus de 3800m. Encore plâtrée de l’orage de ce matin, malgré le soleil d’après-midi…Voici qui ne va pas faire nos affaires…

Nous avions hésité entre la Forbes et le Migot.

Après un scrutin serré, et par 3 voix contre rien, nous étions tombés d’accord. L’éperon Migot. Un bien bel itinéraire de mixte, droit comme un “I” majuscule, qui débouche un peu à l’Ouest du sommet, mais si peu…

On avale la soupe, puis, après une rapide vaisselle frottée à la neige du glacier sur lequel on prend pied une quinzaine de mètres en contrebas, on met les chaussures à l’abri. Au chaud ? On tire la fermeture éclair, on essaie de rentrer dans les sacs, tout habillés pour demain matin, et chacun essaie de dormir… Essaie…

L’altitude, le froid, le crépitement incessant de la couverture de survie que l’on a mis en tapis de sol, sous les matelas gonflables et surtout le mal des rimayes qui commence doucement à pétrir les boyaux…

Le mal des rimayes, c’est une affection sournoise, une sensation diffuse, intraduisible, pernicieuse, qui envahit progressivement tout l’Être, qui saisit l’alpiniste à l’approche de l’heure H et qui peut vous prendre un aigle pour le transformer en œuf au plat. Cette pathologie furtive, propre à l’approche des grandes courses, peut provoquer, selon le sujet, nausées, coliques, céphalées, mal aux genoux, au dos, et bien d’autres tracasseries encore. Mais, et ceci n’est pas rien, elle a tendance à s’amenuiser, puis à disparaître dès que les surrénales sécrètent leur adrénaline.

Pour faire court, c’est du stress, quoi !

Certes, il s’agit là d’une course AD+, mais ce n’est quand même pas le bout du monde. Par contre la neige fraîche n’était pas prévue… Comment ça va être dans le mixte ?

Ça brillait beaucoup tout à l’heure dans la partie rocheuse au-dessus de la selle de neige… Fin juillet, ce sera sûrement en glace ?

Bon, allez. La fiole de génépi circule et nous verrons bien… On éteint la lampe. Les piles !

Les jeunes s’endorment vite…

J’ai cinquante ans. Mon fils vingt-cinq et mon gendre vingt-deux.

Une poignée d’heures plus tard, réveil. Enfin, émergence de ce semi-coma qui caractérise si souvent l’état de tension des nuits d’altitude, et les veilles de courses.

Et là, naturellement, nous sommes bien. Au chaud dans les duvets, tout habillés. Pas trop envie d’en sortir. Le plus près du zip jette un œil au ciel. Des étoiles, des étoiles, il n’en manque pas une, et, en prime… clair de lune. Et la masse du Chardonnet en face… On se rajoute une minute de bien-être supplémentaire…

On garde notre eau pour la journée. Corvée de neige propre pour faire de l’eau à café. Le réchaud ronfle. Pas faim, on se force à avaler quelque chose de solide. Surtout soif. On s’est un peu déshydratés en montant hier. Café, thé. Café, thé…

Il fait très froid. Tant mieux. Les conditions de regel vont être bonnes…

On remplit les thermos. Sucre. Vivres de courses. Des trucs salés…

Bon, équipés, chaussés, cramponnés, casqués, frontales à poste. Harnais garnis. On descend sur le glacier. Nous avons décidé, après une rapide reconnaissance effectuée la veille, et vu l’état du glacier assez praticable à cet endroit, que nous le traverserions directement en direction de l’attaque, plutôt que de faire le tour par le haut, ainsi que le recommande le topo.

Ne nous y trompons pas, le glacier est assez crevassé et de la fraîche est tombée. Mais il a fait très froid, et, à cette heure-ci, les ponts de neige seront encore gelés.

La tente est zippée. Un peu planquée en contrebas, à l’écart du sentier, elle ne devrait pas attirer plus d’attention qu’elle n’en mérite. Mais il reste quand même un peu de matériel dedans… On devient fatalistes à deux heures du matin. La nuit est belle. Nous avons un clair de lune de cinéma… La nuit « américaine » !

On sort la corde pour s’équiper sur le glacier. C’est là que l’on se rend compte que nous n’avons pas le brin prévu. Nous sommes, à cet instant, un peu hagards, les heureux possesseurs navrés d’une vieille corde à simple de 13 millimètres, de couleur noire, enfin, si on peut appeler cela une couleur, que Patrick a ramené avec lui. Patrick, c’est mon gendre. Il ne se sépare jamais de cet ustensile tout usé, dont les torons sont apparents au niveau de nombreuses écorchures, et dont la gaine pelucheuse a raclé déjà bien des arêtes. La bonne corde est donc restée dans la voiture quand nous avons trié le matériel et fait les sacs au parking… Qui devait prendre la corde ? Discussion. Bon, de toute manière, nous en sommes là ! On a quand même un brin.

Le plus gros inconvénient de cette corde est sa propension à s’emmêler. Elle adore ça. On la pose en ordre, on se retourne et hop, un nœud… Comme dotée d’une vie propre ! Et puis elle est longue et lourde. Et moche !

Quant à l’année de fabrication… ? Bref, elle est foutue quoi !!!

Fatalistes, on s’équipe. Patrick devant, Raphael derrière, et moi au milieu. Et c’est parti.

La lumière ambiante suffit. On éteint nos lampes frontales. La glace luit sous la lune.

Nous progressons rapidement, mais prudemment. Les crampons mordent bien la neige dure. Crouic, crouic, crouic…

La machine se réchauffe doucement, au rythme chaloupé de la cordée. A mi-chemin, on s’arrête pour boire chaud, manger une barre chocolatée. Ouvrir la veste pour évacuer un peu la transpiration qui arrive vite, ça monte légèrement quand même.

On résiste au besoin grégaire de se regrouper pour boire. On ne sait pas ce qu’il y a sous nos pieds… C’est assez frustrant.

Parvenus au pied du premier ressaut de neige, on mesure les efforts qu’il va falloir déployer pour aller là-haut. Formidable montagne ! 500 m à grimper tout droit ! Guère de répit envisageable. Ça monte ferme et sans discontinuer !

La pente se redresse instantanément dans le grand golfe de neige que longe l’éperon.

Il faut déjà s’employer pour passer la rimaye. Presque deux mètres de large. Moyennement ouverte pour juillet. Il est vrai qu’il a neigé…

On passe sans problème en descendant un peu à l’intérieur et en remontant la lèvre amont grâce à un gros glaçon effondré et soudé par le gel. Puis on traverse sur la gauche. L’accès à l’arête est en face, là, bien visible et facile. La trace reste visible, boursouflée comme une vielle cicatrice sous la couche qui a « transformé.… »

Nous accédons très aisément à la selle de neige de la base de l’éperon. Le jour se lève doucement dans un ciel blanc. Je regarde le refuge, là-bas, de l’autre côté du glacier, je cherche des yeux notre tente et ne la trouve pas dans le chaos de la moraine… Bien planquée quand même !

Nous avons regardé, tout à l’heure, la procession lumineuse qui cheminait lentement vers le haut du glacier du Tour. Et quelques luminions déjà hauts qui traversent, en direction de la bosse, départ incontournable de l’arête Forbes.

L’Est s’embrase. Il fera beau.

Mais on n’est pas arrivés… Et là, c’est raide. On a coutume de dire que la pente se couche quand on arrive dedans. Mais là, malgré l’effet d’optique…

Nous voici dans du mixte mi neigeux, mi glace dure.

Les rochers épars, soudés dans la pente sont verglacés. Nous avions procédé à une sérieuse séance d’affûtage crampons-piolets à la maison. Heureusement !

Nous changeons de premier de cordée régulièrement depuis les choses sérieuses. Tout le monde y trouve son compte !! Mais moi, j’ai deux cordes à monter ! Et qu’elles sont lourdes !

Mon gendre est placide. Jamais d’affolement. Une force tranquille. Déjà de belles courses à son actif. Prépare un “B.E.” escalade.

Mon fils est plus agité. Impatient lui va bien. On n’est pas arrivés ici, qu’il voudrait déjà être là-bas… Curieux de ce qui se trouve derrière toutes choses, y compris quand elles sont hautes !

Un petit replat de deux mètres carrés nous permet de boire et manger quelques fruits secs. Attention à ne pas laisser filer les gants dans la pente… Ni le gobelet du thermos.

Le Soleil commence à émerger du côté suisse. Il teinte les sommets en orange. On en profite pour faire quelques photos… Sans traîner, la face sera bientôt au Soleil.

Nous ne sommes pas seuls. Deux mecs sont en train de nous rattraper. Ils ne sont pas encordés, indépendants l’un de l’autre, ils ont deux piolets techniques chacun et foncent comme des morts de faim. L’un d’entre eux, le plus âgé, a un gant trempé de sang, et il laisse une trace pointillée de rouge à chaque planté d’engin. Il a dû se prendre une pierre. Où il s’est blessé lui-même avec son autre piolet. Cela arrive… On échange quelques mots puis, ils nous laissent boire notre thé peinards et repartent, aussi vite qu’ils sont arrivés.
Que vont-ils chercher là-haut ? La même chose que nous ? La défonce physique ? Le chrono de légende ? Je n’ai jamais eu cette tentation, en montagne, de privilégier l’exploit physique au plaisir de l’ascension. Certes, il y a des moments où la rapidité devient priorité absolue. Le mauvais temps qui menace, une blessure dans la cordée, l’arrivée du soleil sur des pentes chargées… Redescendre. Souvent c’est là qu’est l’urgence. Ne pas aller plus loin. Savoir faire demi-tour. Surtout ne pas penser aux 500 ou 1000 kms que l’on a fait en voiture, ou en train, en vain…

Et je ne parle pas là des difficultés respiratoires et toux, dues à un œdème pulmonaire en gestation, ou maux de tête violents, sans qu’il soit besoin d’aller dépasser les 5000 dans des destinations exotiques…

On arrive dans une zone de blocs moyens. La glace est omniprésente. Le verglas aussi. La pente est un bon 45°. Certains couloirs sont à plus de 50°

Patrick a deux piolets techniques. Perso, j’ai mon gros piochon pas trop long, mais lourd, qui ancre à merveille et un piolet technique marteau. Raphael s’entête à ne pas vouloir prendre mon autre piolet technique lame, qui se trouve sur mon sac. Il caracole, facile, sur le bout des pointes avant, avec son grand piolet de rando.

Son tour de tête arrive. Encordé au milieu, sous un bloc, je le regarde partir et s’arrêter quinze mètres au-dessus, sous un bloc qui barre son chemin. Je le vois examiner la situation. J’imagine qu’il va nous installer un relais. Je me désintéresse de ce qu’il fabrique pendant quelques secondes, le temps de faire venir Patrick jusqu’à moi. Patrick va se vacher à la sangle que je lui tends et que je suis à même d’amarrer, lorsque j’entends ce bruit caractéristique que tous les alpinistes ont entendu et redoute d’entendre à nouveau. Celui de l’acier qui ripe et sonne violemment sur le roc.

Le réflexe me fait tourner la tête vers le haut et je vois une masse violette qui arrive vers nous à toute allure avec toujours ce bruit clair de ferraille du piolet qui sonne sur tous les obstacles rencontrés. Puis, ce paquet s’envole, sous l’effet de l’élan, nous frôle en passant par-dessus mon rocher, nos têtes, et fonce vers le bas…

Et là, pendant ces quelques secondes, deux, trois, quatre peut-être, impuissant, j’ai regardé mon fils en train de mourir…

Puis le bruit de ferraille s’est arrêté brutalement, le paquet violet aussi…

J’ai osé regarder plus bas. Patrick s’était couché sur sa corde noire et l’avait plaquée sur les rochers enchâssés dans la glace où nous étions. Dix mètres en dessous, au bout du brin, Raphael, immobile, dans une posture curieuse, n’osait plus remuer un orteil. Puis, inventaire fait de la situation, pas si désastreuse, il a repris son piolet, toujours attaché au poignet par la dragonne, et nous a rejoints. Sourire un peu crispé, mais sourire quand même.

- “Ça va ?

- Ça va !”

Un peu déconcentrés, nous avons mis un bon quart d’heure à remettre un peu d’ordre dans cette p…… de corde, qui, fidèle à son habitude avait fait, sitôt détendue, des nœuds dans tous les coins de rochers qu’elle avait frôlés et s’y était coincée.

Le bon geste, et ce brin immonde, que nous voulions découper en morceaux de cinquante centimètres pour que Patrick ne s’en serve plus, nous avaient tout simplement sauvé la vie à tous les trois.

Une corde plus fluide nous aurait sans doute, à ce moment précis de vulnérabilité de la cordée, désassurée pendant 10 secondes, le temps de reconfectionner le relais qui avait glissé sur le bloc verglacé, tous entraînés dans la chute. Au mieux, nous nous serions fait très mal…

Nous n’avons jamais débité cette corde en tronçons, elle est désormais célèbre dans les regroupements de famille… Mais on ne l’a plus jamais utilisée. Il ne faut pas exagérer non plus !!

Je n’ai plus de salive et un drôle de goût dans la bouche. Métallique. C’est peut-être ça que l’on nomme la peur…

Bien sûr, la veste violette a subi quelques outrages, le pantalon aussi. Le casque a fait son boulot, les gants aussi. Le sac à dos a amorti bien des chocs, et, c’est avec une vigueur retrouvée, et… mon second piolet, que mon fils est reparti, sans un mot, dans la direction que je lui montrai alors, le sommet du Chardonnet… Il est des moments où il est nécessaire de remonter tout de suite à cheval… Sur le même cheval…

Il a fini sa longueur. Bien sûr, d’où j’étais, quinze mètres plus bas, je voyais bien que son assurance première en avait pris un coup. Il a malgré tout réussi à nous ficeler un relais correct et à me faire venir.

Il s’est concentré, le temps que j’assure Patrick qui montait à son tour. Puis je suis parti devant.

Au relais, j’entendais qu’on évacuait les tensions.

Dans les séracs du Chardonnet

Il m’est arrivé, un peu plus tard, avec ce même piolet de randonnée, une mésaventure identique, mais qui, là, n’a pas mis ma vie en danger. Simplement ma dignité ! Et à la lumière de cette expérience, j’ai compris ce qui c’était passé ce matin-là. Ce piolet n’ancre pas et il est long. Certes il est confortable en piolet canne.

Mais utilisé différemment, il devient dangereux si un point d’appui est entre la main qui appuie et la panne. Il bascule immédiatement et se désancre.

Voici encore une recommandation que l’on ne fera jamais assez — adaptez votre matos à la difficulté de la course.

La sérénité revenue, la confiance aussi, la suite fut un régal. Le granit fauve du Mont Blanc séchait rapidement au soleil. Quelle beauté brute et sauvage. J’étais bien. J’étais là et je me sentais parfaitement en communion avec cette belle roche rugueuse et les deux garçons qui évacuaient la tension en plaisantant — ça déc..nait ferme — . Je tairai, bien entendu, les coliques d’après coup, qu’il fallut évacuer également, dans la pente, assuré par le haut, toute pudeur envolée, sous un gros bloc, face au télescope du refuge qui surveille ce côté-là de la montagne comme si nos vies en dépendaient. Ce qui n’est pas complètement faux…

Je n’aurai que quelques mots sur ma perplexité, puis ma rage, quand ayant un crampon automatique décroché, prêt à tomber, je demandais aux jeunes d’arrêter la progression, afin que je le rechausse. Et que la broche à glace que j’essayais de visser, pour assurer mes gesticulations, dans la glace vive sur laquelle nous évoluions au sortir du mixte, sous les séracs à mi-pente, d’un joli bleu pâle remarquable, refusait de s’enfoncer. Et pour cause, sous un gros centimètre de glace, c’était le granit du Chardonnet ; ma broche ne s’en est jamais remise… Assuré sur mes deux piolets, avec quelques millimètres de panne engagée dans la glace dure, sur une patinoire à 45°, le funambule n’était pas fier pour reverrouiller la talonnière. Pas de geste brusque !

Jamais plus de crampons automatiques !

Je tairai également, l’aspiration de neige mouvante où je m’enlisai, alors que j’étais en tête, hors de la vue de mon second, qui me filait du mou, et qui ne m’entendait pas dire stop, alors que je glissais à mon corps défendant dans une crevasse de rupture de pente après la zone de glace vive.

Mais je ne tairai pas l’extrême plaisir de la pente sommitale, à 50°, en pointes avant, au Soleil, bien synchro avec les deux piochons, tchouic, tchouic, tchouic, tchouic…

Les conditions de la pente de neige auraient été bonnes pour monter tous ensemble, mais nous avons continué à tirer des longueurs jusqu’au sommet. Bien sûr, c’est long, fastidieux… mais rassurant !

Derrière, la Verte. Le couloir Couturier.

Et là, ça y est, on est au dessus, pas moyen d’aller plus haut, c’est fini…

On consulte l’alti. Oui, c’est à peu près ça…

Les photos du sommet, au-dessus des rochers, toujours plus haut, les embrassades, les larmes de joie devant l’Aiguille Verte, les Droites et l’enfilade du glacier d’Argentière. Les Courtes, futur objectif…

Le casse-croûte au sommet, l’agacement de céder la place à ceux qui arrivaient par l’arête Forbes… pour faire des photos…

Qui c’étaient les premiers ? Non mais… !

Oubliés l’onglée, les pieds insensibles, le vol de Raphaël, la sortie de crevasse dans la neige molle, la soif, le soleil implacable là-haut. Les brûlures. Se rebadigeonner de crème solaire.

Mettre de la belle neige immaculée dans la gourde et la glisser sous la polaire, à même la peau, en attente de la fonte… On a plus rien à boire…

Puis il faut songer à redescendre. Remettre de l’ordre dans l’encordement, négligé pendant le temps des photos et du casse-croûte.

3 825 m on ne peut pas aller plus haut.

Resserrer sur les sacs les piolets techniques encombrants pour la descente.

Examiner soigneusement la corde !! Abondamment piétinée, comme souvent, avec les crampons aux pieds pendant le délire de l’arrivée, avant d’être ramassée proprement…

Se remotiver, exercice périlleux, quand on sait que c’est pendant le début de la descente que les accidents surviennent le plus fréquemment. Mais question pépins, on avait déjà donné…

Alors, gaffe.

Et ce n’est pas très simple, pour descendre du Chardonnet !!!

Déjà une pente raide dont la neige, décaillée en profondeur, vu l’heure tardive (midi quand même ! nous avons traîné !) collait malgré les anti-bottes et semblait nous emmener tout droit sur Argentière trois mille mètres plus bas…On serait mieux à skis… Descente en crabe, sur le côté, en plantant bien fort et profond le manche du piochon.

Puis une zone plus agréable, moins raide, à droite, mais souricière parfaite, dont on ne peut s’échapper qu’au prix d’un grand rappel, sur des dalles raides, sans trop d’amarrage sérieux. Puis plus bas encore un endroit où nous avons dû « bricoler » un relais instable, mais qui a suffi à nous parachuter sur le col Adams Reilly. La corde a donné toute satisfaction…

Il ne restait plus qu’à éviter les crevasses du Glacier de l’Epaule, au soleil depuis un bon moment, très très mou…

Toujours des ennuis de bottage. Descendre le glacier en frappant alternativement le crampon droit, le crampon gauche, avec le manche du piolet, en levant haut les pieds, avec des allures de majorettes… des neiges, mais en moins gracieux, ne craignons pas la vérité… ni le ridicule…

La dernière grosse crevasse est franchie avec une prudence de serpent… Que de neige pourrie… Mais si on considère l’heure, c’est tout à fait logique… Et au Soleil depuis le matin…

Un dernier saut avec nos jambes fatiguées. Et nous voici sur le glacier du Tour, que nous avons quitté ce matin, sous la lune… Il reste à le remonter légèrement pour regagner droit sur la tente, vers le refuge.

Dans l’enthousiasme de la course presque terminée, et par trois voix à zéro, encore une fois, nous décidons de nous passer de la corde qui, par ses réactions bizarres, nous bride et nous agace, pour parcourir le dernier kilomètre.

On se débarrasse des accessoires bruyants qui tintinnabulent à nos harnais. Nous n’avons plus rien à boire depuis longtemps. Nous mourrons de soif. On ne peut pratiquement plus parler, plus déglutir. La langue colle au palais. On mange de la neige. Vivement la tente et le réchaud que l’on fasse de l’eau !

Patrick glisse sa corde, forcément encore emmêlée, dans son sac, avec un sourire finaud. Sans commentaire sarcastique, ni superflu… Quoique…

Et nous cinglons, droit devant, droit sur le refuge. Arrivés au milieu du glacier du Tour, un brouhaha venant de l’Albert 1er nous interpelle. Des gens, debout sur les bordures nous font des grands signes, et nous crient quelque chose pour attirer notre attention. Nous sommes encore beaucoup trop loin pour entendre clairement ce qu’ils nous disent.

Nous répondons avec enthousiasme trouvant plutôt sympa cet accueil. Aux valeureux montagnards descendants du Chardonnet, la foule s’adresse et elle va bientôt célébrer notre gloire toute neuve !

Que nenni !

Les cris n’étaient que des appels à la vigilance.

La zone vers laquelle nous nous dirigions était un véritable traquenard fait de crevasses infranchissables. Masqué par des bombements de surface du glacier, invisible à nos yeux, le piège était droit devant nous. C’est un labyrinthe de glace inextricable qui nous attendait et que l’on voyait parfaitement du refuge. Et, comme des blaireaux, nous sommes désencordés. Marche arrière. Et lentement, prudemment…

Les jambes lourdes, les pieds douloureux, l’ego en berne, on oublie la soif et on revient sur nos pas, on remonte le glacier jusqu’à ce que l’on trouve un passage suffisamment praticable pour traverser en sécurité.

Le vieil adage se vérifie. Une course n’est terminée qu’au refuge, ou au parking.

On se fait l’illusion d’être les trois petits cochons, errant, cherchant dans un labyrinthe de Mickey Magazine le chemin de leur cabane, en essayant d’éviter le grand méchant loup.

Quelques tours et détours plus loin, sur ce glacier du Tour, qui, décidément, en a plus d’un dans son sac, nous nous asseyons, non, nous nous écroulons au pied de la moraine, face à ce Chardonnet qui s’embrase sous le Soleil couchant, comme hier au soir, mais dont on vient de fouler la cime, aujourd’hui. Même si j’ai l’impression que c’était hier, ou avant-hier, ou bien même si je ne l’ai pas rêvé, tout simplement.

On quitte les « grosses », on reste en chaussons.

Les garçons sont aussi fatigués que moi. Cependant, privilège de l’âge, ils s’occupent du réchaud et de la corvée de neige pour la soupe. Je jette un coup d’œil à l’heure qu’il est. 16 heures passées. On n’a pas explosé les compteurs, mais on est là. C’est toujours compliqué de progresser à trois, très long, sauf quand on est aux anneaux, mais là, ça n’a pas été souvent le cas…

Nos deux bolides de ce matin doivent être loin…

Nous allons même jusqu’à nous offrir un petit plaisir. On fait un saut au refuge. Et l’on en profite pour jeter un coup d’œil sur le glacier qui allait nous engloutir. Effectivement, c’était moins une… On récupère trois bières que nous remontons siroter à la tente, devant le spectacle grandiose de la cime du Chardonnet qui doucement, lentement, se laisse envahir par l’ombre, alors que le Soleil décline. Les canettes déclinent encore plus rapidement…

Alors que le sommet glisse dans l’ombre, il semble nous interpeller : “Circulez, vous êtes venus, vous avez vu.”

Paraphrasant César, “Vidi, vini, vici”, je préfère Hugo, “Vidi, Vini, Vixi”. Nous n’avons pas vaincu. Nous sommes allés, et nous avons vécu. Et n’avons perdu personne en cette aventure. Lui avait perdu Léopoldine, sa fille chérie…

Remercier le ciel ? L’Ordonnateur de toute chose ? L’Univers ?

La Chance, la Destinée, le Destin, le Miracle…

Un jour, tu es sur la trajectoire d’une pierre, elle t’est fatale. Un jour une pierre accroche ta corde, elle te sauve la vie...

Mystère… A quoi bon philosopher ?

Nous entonnons des litres d’eau de fonte, avec le thé et la soupe. Déshydratés comme nous le sommes tous les trois, il nous faudra bien trois jours pour nous en remettre. On se pince la peau, elle reste pincée et blanche !

Nous n’étions pas venus pour réaliser un exploit sportif, mais pour nous faire plaisir… C’est fait.

Pas besoin de berceuse. La soupe et les pâtes avalées, l’appel du duvet est irrésistible. Un carré de chocolat. Le reste de génépi partagé, les gourdes pour la nuit remplies. La nuit n’est pas encore là ; des bruits montent toujours du refuge. Couvre-feu.

Le zip de la tente se coince à mi-course. Tant pis, pas le courage de faire une réparation. Mais le vent se lève et remonte le glacier. Et comme la tente est tournée de ce côté-là, le vent secouera toute la nuit la couverture de survie. Ces vibrations vont nous accompagner pendant notre sommeil, incessantes, agaçantes, couvrant, selon les coups de vent quelques ronflements bien gagnés, et déclenchant parfois des mouvements nerveux dans la nuit…

Parfois, c’est le glacier qui vit et qui craque. Lui attribuera-t-on une intention humaine de faire entendre sa colère ? Et la chute monstrueuse d’un sérac, dans le fracas de glace qu’amplifie l’écho formidable de la montagne jusque-là silencieuse, invite les hommes à se retourner dans leur duvet. Avertissement subliminal ? Une prochaine fois ? Dormez, jeunes gens, rêvez, je veille…

Pas question de se lever à l’aube. Les troupes qui défilent sur le sentier au-dessus de nos têtes, vers les deux trois heures du matin, font un raffut d’enfer. Et ça cause, et ça s’interpelle, et ça chahute les cailloux. Et les passages, épisodiques, dureront jusqu’au petit jour.

En fait, nous prenons plutôt bien ce réveil, il nous fait prendre conscience que nous n’allons pas grimper, que nous allons profiter aujourd’hui de la course d’hier, que demain sera un autre jour. Que nous sommes bien installés, là, sommairement, mais en sécurité, au chaud et heureux. Nous ne parlons pas. Inutile. Je sais que chacun refait la course dans sa tête, chacun avec ses moments forts. Nous sommes en vie, nous respirons, nous vivons…

Peut-on expliquer ce sentiment à celui qui n’a jamais mis les pieds en montagne ? Comment trouver les mots pour décrire des ressentis aussi personnels, aussi intimes, sans tomber dans la mièvrerie ou la banalité ?

On peut parler d’adrénaline, d’excitation, de dépassement de soi, de peur viscérale, de solidarité, de partage, de complicité, de regards…

Mais celui qui n’a jamais entendu le feulement d’une pierre en paroi, ou senti les picotements de l’électricité statique d’un nuage à travers le pantalon, ou enrayé la glissade d’un ou d’une camarade sur une pente de neige ou de glace, ou respiré l’odeur de pierre à feu après une coulée qui vous a épargné, ne connaîtra jamais l’intensité et le contenu du regard échangé avec l’autre, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter le moindre mot.

Cela ne s’écrit pas. Cela se vit. Cela se sent. Cela se respire…

Il est là, le paradoxe. On écrit beaucoup pour que le lecteur partage. Puis on lui dit que c’est indicible. Mon Père m’a raconté sa guerre. Mais le récit, mille fois répété, les larmes aux yeux, se terminait fréquemment par de semblables poncifs… Ce qu’on a vécu… Vous ne pouvez pas comprendre…

Analogie de l’intime, connivence d’initiés, cercle vertueux ?

Le soleil finit par arriver sur notre toile. La température décolle. Il faut quand même songer à redescendre dans la vallée.

Les provisions sont épuisées. L’eau de neige est abondante, mais elle a tendance à être très déminéralisée et ne désaltère qu’imparfaitement. De plus, elle donnerait des coliques… Et puis, il faut un réchaud qui fonctionne. Et le nôtre n’a plus de gaz depuis hier soir. Donc, ce matin, gâteaux secs. Pas de café ni de thé chauds. Flemme d’aller chercher un thermos d’eau brûlante au refuge à deux cent mètres.

Nous démontons la tente. Nous essayons de faire tenir tout le barda dans nos trois sacs en désordre. Nous sentons fort. Plus de gaz, pas d’eau. Pas d’eau, pas de toilette, même sommaire. Il faudra attendre d’être à Cham’, au camping. En fait, et ayant changé d’avis pendant la descente, nous nous ablutionnerons dans un petit ru bien clair entre Argentière et Cham’.

Le Soleil matinal nous a abandonnés. C’est sous un ciel d’abord blanc, puis de plus en plus sombre que nous descendons la moraine du Tour, direction Charamillon. Fatigués, pieds douloureux, nous descendrons jusqu’au parking du Tour par la remontée mécanique de Balme, qui, en l’occurrence, est une descente…

Malgré les pieds lourds, nous marchons vite. Juste le temps d’intercepter une jeune dame, au virage du chemin qui quitte la vallée glaciaire et part sur le lac. Cette dame, charmante au demeurant, est accompagnée d’un enfant d’une dizaine d’année. Sachant déjà ce qu’elle va me répondre, je lui demande jusqu’où elle pense aller, en cet équipage. Elle me confirme son intention d’aller jusqu’au refuge. Elle porte des chaussures de ville, presque des escarpins, elle est sans sac, ravissante dans une jupe courte et un corsage sans manche. Le gamin, en short, et à peine plus vêtu, est en tongs.

Je lui indique le ciel qui s’obscurcit, les nuages qui enveloppent déjà les sommets, lui explique que c’est encore loin. Qu’il leur faudra bien deux heures de marche pour aller goûter la tarte du gardien, et j’insiste sur son équipement pas très adapté au milieu, mais elle minaude que c’est la première fois qu’elle vient en montagne, que c’est l’été, que son mari n’a pas voulu venir, et que c’est magnifique, que ce serait dommage, etc. Désarmé par cette candeur, je lui dis très honnêtement ce que je pense de la situation, et, comme pour ponctuer mes dernières paroles, le ciel nous offre un bel éclair suivi d’un formidable coup de tonnerre qui s’éteint en roulant dans la vallée, au moins jusqu’à Sallanches ! Impressionnée et sans doute convaincue, la jolie dame a fait demi-tour et nous a emboîté le pas. Nous l’avons perdue en route, la marche en petites chaussures sur ce sentier est tout, sauf une sinécure !! J’ai pensé un moment prendre le gamin sur mes épaules pour arriver aux installations avant l’orage. Mais j’avais trop mal aux pieds, il aurait fallu porter la dame également tant elle avait du mal avec ses chaussures de ville et puis, nous n’étions plus très loin de la cabane des remontées. Ils seraient, au pire, mouillés, leurs vies n’étaient plus en danger. J’ose à peine imaginer l’imprudente s’embarquer plus haut, se faire prendre dans une tempête de verglas comme sait nous en réserver l’été dans les Alpes. La température peut chuter de quinze degrés en quelques minutes et les dalles du chemin devenir de véritables patinoires de glace sous une pluie en surfusion.

Nous avons laissé passer l’orage, j’évite la proximité des câbles quand la foudre est partout.

Le gros de la tempête est resté en haut du massif. Nous n’avons pas été mouillés et de belles éclaircies nous attendaient à Cham’. En commençant la descente, enfin assis, j’ai regardé le sentier derrière nous. Deux silhouettes étaient arrêtées au lac… Immobiles. Debout. Extatiques. C’est beau la Montagne… Magnifique…

Comment expliquer au quidam moyen les humeurs de la météo d’altitude ? En plaine, il voit le temps au-dessus de lui. Il voit les nuages changer, se rapprocher, s’éloigner. Il a l’habitude et maîtrise le sujet.

Mais il a du mal à imaginer qu’ici, il est à l’altitude où se forment les principaux nuages qui nous ne nous veulent pas que du bien. Que ceux-ci se forment autour de lui ou plus bas que lui. Et que, s’il n’y prend garde, il va se faire envelopper par le brouillard. Et que ce brouillard, c’est tout simplement l’intérieur d’un nuage. Chargé d’électricité. Cela ne débouche pas toujours sur un orage, mais dans le doute, il faut faire comme si…

L’arrivée à la voiture est la même pour toutes les courses. Faciles ou plus compliquées. On pose le sac, ou on le laisse tomber, et on se tient les reins. Et on sourit béatement…

Là, ça y est, la course est finie, et réussie !

On enlève le maillot acrylique nauséabond, humide de transpiration, et on s’essuie. Puis on se laisse envahir par le plaisir de revêtir du coton. Propre et sec.

Nous avons mangé les provisions restées dans la voiture. Bu largement de l’eau gazeuse. J’aime l’eau gazeuse quand je redescends de là-haut… Elle était encore fraîche dans la glacière. Qu’elle était bonne !

Puis, j’ai débouché une bouteille de Meursault qui était à côté. Il faut un minimum de savoir-vivre… !

Je sors le brin oublié de corde neuve, une belle Millet à double de 120 m en 8,6. Fluide comme un jeune reptile dans la rosée du petit matin. Et légère, légère…

A côté de l’ancêtre toujours dans le sac « il la met à l’intérieur pour ne pas l’endommager ! » au concours d’élégance, y-a-pas photo !! Mais, Bon…

Il fallait que cela fût comme cela, et cela se passa ainsi…

Pas envie de reprendre la route encore. Sieste. La voiture était chaude. Après le froid de là-haut, le bien-être absolu…

C’est calme. Autour du golf, entre Cham’ et Argentière, il existe des îlots de sérénité, pour peu que la voiture puisse les atteindre, s’y faufiler et en ressortir.

Après, une rapide toilette dans de l’eau claire. (Quelle sensation… les pieds nus dans un torrent glacé…)

Plus le temps passe, plus l’envie de rester encore un peu se fait prégnante.

Je propose à mes deux équipiers un p’tit resto, avant de rentrer, histoire de terminer dignement l’affaire. Pas de protestation ! Nous attendons une heure décente et optons pour ce toujours agréable établissement qui fait des spécialités savoyardes, non loin du casino de Cham’ et où nous avons un peu nos habitudes…

On nous prépare une monstrueuse raclette, dans des ustensiles d’un autre âge. Des cages en fer remplies de braises de charbon de bois, devant laquelle on passe à notre gré, une espèce de balançoire garnie d’un gros bout de fromage. Ça dégage une chaleur infernale. Sur nos visages, les coups de Soleil protestent… Mais c’est accompagné d’une Roussette de Savoie plutôt agréable. (Mais, après le Meursault… bon !! Les initiés apprécieront !) Que la vie réserve donc des moments pénibles…

On discute, on racle, on mange, on racle, on se déshydrate, on se réhydrate, le fromage fond, le temps passe, on fraternise avec une cordée de British qui viennent s’installer à côté de nous. Ils nous regardent avec respect quand on leur dit d’où l’on vient. Ils avaient tenté le Chardonnet l’année précédente et fait demi-tour devant les difficultés. Mais d’une année sur l’autre, les conditions de la montagne sont tellement différentes… Ils allaient aux Courtes le lendemain. Par le côté facile. Si la météo… etc. Refrain connu…

Bien gavés de raclette et de Roussette, à la limite de plus trop savoir où l’on habite, nous trouvons déraisonnable de reprendre immédiatement la voiture pour rentrer à la maison. Quitte à faire des sottises, autant qu’elles demeurent raisonnables… Il est quand même presque minuit. Mais on va faire un petit bout de chemin quand même et s’arrêter roupiller dans un coin. On roule jusqu’aux Houches où je connais le parking sympa, au calme, sous l’ancien tremplin de saut. Souvenir de bien des haltes d’hommes fatigués, barbus et brûlés de Soleil. Mais avec des étoiles plein les yeux…

Réveil vers les 5 heures du matin. Au petit jour. Joyeux désordre. Je remonte le siège couchette et on ramasse tout. La voiture et les gaillards… Gaillards qui avaient voulu monter la tente pour ce qui restait de nuit. Dans les phares de l’auto. Simplement la chambre légère. Pas de toile extérieure. Le temps restait au sec. En essayant de se montrer discrets. D’autres ont eu une idée semblable et nous n’étions pas seuls… J’avais pris mon duvet et choisi la voiture.

Les jambes sont délicieusement douloureuses, mais les mollets sont durs. La montée en pointes avant a laissé des traces ! Le cou aussi fait mal. A regarder vers le haut, avec le casque et les lunettes qui obligent à forcer vers l’arrière pour bien voir… Et les coups de soleil sur le nez et les oreilles. Nous avons bien la démarche hésitante. Les grandes émotions ont leurs exigences… Cash !

Le chemin du retour est calme. La nuit a été courte et la somnolence est partout.

Quelques arrêts plus tard, les coteaux bourguignons nous signifient la fin de l’aventure…

Ce fut une belle, belle balade quand même, intense, raisonnable dans la difficulté.

Je suis retourné au Chardonnet quelques années plus tard. Notre objectif était l’arête Forbes.

Nous étions six, ce jour-là. Groupe du Caf. Nous sommes montés jusqu’à la bosse. Il faisait trop chaud. Pas de regel nocturne. Peut-être 5 ou 6 degrés, à 4 heures du matin. La neige était pourrie. J’ai croisé au début de l’ascension, un guide suisse qui redescendait avec sa cliente. Parti avant nous, il avait renoncé à poursuivre. Les conditions étaient déplorables, aussi loin qu’il était monté. On enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux et, en prêtant l’oreille, on entendait l’eau de fonte couler sous nos pieds. Nous étions les deux seules cordées pour la Forbes. On arrive toujours à monter. Mais je connaissais la descente… C’est la même. J’avais de bons débutants… Mais j’ai préféré faire demi-tour également.

Pour sauver la matinée et la sortie, j’ai improvisé une petite course à l’aiguille Purtscheller en passant par le col du Tour. La balade fut belle. Mais nous n’avions pas, ce jour-là, ce qu’il fallait pour le rocher pur. Équipés trop lourdement, nous n’en avons fait qu’une partie. Mais nous avons bien ri. L’essentiel était là…

Rentré au refuge Albert 1er, il s’avéra que toutes les tentatives pour le Chardonnet avaient échoué. Mais il restait des gens dans le Migot. Le gardien n’était pas serein et surveillait la face avec ses jumelles.

Et l’on entendait clairement claquer les pierres qui descendaient dans les couloirs Nord-Est. Je n’aurais pas aimé y être. Ce jour-là…

Ainsi vont les choses. Quand ça ne veut pas rigoler…

L’Aiguille du Tour à gauche, l’aiguille Purtscheller à droite

Fait à Bourguignon, Décembre 2016

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