Les États-Unis du Maghreb, notre salut ?

Rym Lamrani
30Maghrebs
Published in
11 min readJul 24, 2018

par Nazih Daoud

Désormais, aucun pays, aussi riche, aussi puissant soit-il, ne peut peser seul sur l’économie mondiale. Les rapports de force évoluent rapidement, et l’ordre établi est ébranlé par l’émergence de nombreuses superpuissances. Nous nous dirigeons vers une économie mondiale multipolaire, où seuls les grands ensembles économiques régionaux pourront s’affirmer. Dans ce contexte, l’intégration du Maghreb, sous la forme d’une union économique et monétaire, n’est plus un choix, ou une chimère, mais une nécessité impérieuse pour ses États.

La question de l’intérêt et de la faisabilité d’une union au Maghreb se pose d’abord en des termes scientifiques et économiques, où, sur la base d’une littérature abondante et d’expériences probantes, on peut tenter d’apporter une réponse plus ou moins rationnelle et objective. Cependant, très vite, c’est la composante politique de la question qui s’impose comme seule vraie clef à ce problème : au-delà de tout argument rationnel, le succès d’un Maghreb uni ne dépend que de la volonté de ses dirigeants, et de l’adhésion de ses peuples.

L’exemple à suivre ?

Si vous avez eu l’occasion de vous balader en Europe, vous avez peut-être été émerveillé par son patrimoine ou ses constructions, pourtant, la réalisation européenne la plus admirable est immatérielle, un bien inestimable commun à tous, une idée : l’Union européenne. Créée à l’origine pour garantir la paix entre des pays qui se sont livrés tant de guerres, l’UE s’est petit à petit muée en une arme politique et économique, qui confère, même à ses membres les plus modestes, une certaine influence sur le cours de l’histoire. La zone Euro, quintessence de cette union, rassemble aujourd’hui dix-neuf pays qui ont décidé d’aller encore plus loin dans l’intégration économique, pour former une union monétaire.

En cet automne 2017, la méfiance que suscite la présidence Trump et la débâcle du Brexit, ont fait de l’Euro une valeur refuge. Cette monnaie, accusée d’être responsable de tous les maux par les populistes, et tant décriée pendant la crise économique et financière, a su s’adapter, et est plus forte que jamais. Même les grecs, pourtant très marqués par la crise des dettes souveraines, ont déjoué les prédictions des Cassandre de la finance et de la politique. Sans doute, l’Euro est imparfait sous sa forme actuelle, et sied probablement davantage aux économies du nord de l’Europe qu’à celles du sud, mais il faut envisager l’union monétaire, non pas comme une chose immuable, mais comme un système qui apprend et s’améliore en permanence. L’Euro, ce projet qui peut paraitre fou, va souffler sa vingtième bougie en 2019, et de nombreux pays de l’UE vont venir élargir l’union monétaire, preuve, s’il en fallait une, de la confiance qu’il inspire.

L’UMA et puis s’en va

Mais alors que des puissances économiques comme l’Allemagne et la France, deux pays qui se sont fait la guerre toute leur histoire, n’envisagent plus leur avenir que main dans la main (ou tout du moins leurs dirigeants actuels), comment des économies aussi chancelantes que l’Algérie ou le Maroc peuvent-elles se permettre de faire cavalier seul ? De nombreux bouleversements se profilent, et qu’ils soient d’ordre culturel, social, politique ou économique, aucun pays ne pourra endurer seul les vicissitudes du monde de demain, et encore moins les états du Maghreb. Faire cavalier seul serait un non-sens, une stratégie qui défierait toute logique, toute vision à long terme, un véritable suicide, tout simplement.

En 1989, l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie ainsi que la Tunisie, ont créé l’Union du Maghreb Arabe (UMA), pour œuvrer à l’intégration économique de la région et aboutir à la formation d’une union monétaire. Ce processus est depuis à l’arrêt, pénalisé, entre autres, par les tensions entre le Maroc et l’Algérie autour de la question du Sahara occidental. Trois décennies ont été perdues. Pourtant cette intégration économique est dans le plus grand intérêt du Maghreb, et les cinq pays qui le forment devraient dès à présent commencer à créer les conditions favorables à sa concrétisation. En cette période de crises et d’incertitudes économiques et politiques, et alors que les pays maghrébins ont grandement besoin de stabilité et de croissance économique pour se développer, résorber le chômage et lutter contre la pauvreté, le coût d’opportunité du « non-Maghreb » est devenu insoutenable.

Unions monétaires et tutti quanti

Comme beaucoup de sujets en économie, les unions monétaires, et les concepts afférents (la monnaie, les systèmes monétaires internationaux, etc.), ne font pas l’unanimité dans la littérature scientifique. Les avantages et les inconvénients qui les accompagnent, ainsi que les conditions de leur mise en œuvre font souvent débat. Cependant, des tendances fortes se dégagent, soit autant d’éclairages précieux qui permettent de juger objectivement de l’intérêt et de la faisabilité d’une union monétaire dans les pays du Maghreb.

Une union monétaire est une zone géographique au sein de laquelle circule généralement une monnaie commune servant aux échanges commerciaux. Elle implique pour les pays adhérents à l’union la perte du pouvoir de mener une politique monétaire indépendante. Elle s’inscrit souvent dans le cadre d’un processus plus général d’intégration économique, à travers lequel différents États décident d’unifier leurs politiques économiques, afin de réduire les coûts pour les consommateurs et les producteurs, et stimuler le commerce entre les États-membres. Il existe différents degrés d’intégration économique : La zone de libre-échange (libre circulation des marchandises et des services, sans droits de douanes) ; l’union douanière (tarif extérieur commun) ; le marché unique (libre circulation des facteurs de production que sont les personnes et les capitaux) ; l’union économique (harmonisation des politiques économiques et fiscales) ; l’union économique et monétaire (adoption d’une monnaie commune).

Une union monétaire au Maghreb, mais dans quel but ?

Est-il vraiment pertinent pour les pays du Maghreb de former une union monétaire ? Qu’ont-ils à y gagner ? Qu’ont-ils à y perdre ? En se basant sur la littérature scientifique et les enseignements tirés des précédentes expériences d’unions monétaires à travers le monde, les résultats sont très encourageants : à long terme, les bénéfices que tireraient les états du Maghreb d’une union monétaire compenseraient largement les inconvénients qui l’accompagneraient. De nombreuses études montrent que la non-intégration maghrébine, représenterait un manque à gagner annuel entre 1% et 2% du PIB pour chaque pays du Maghreb, l’union serait donc un véritable moteur de croissance pour la région. Elle permettrait d’intensifier significativement les échanges commerciaux intra Maghreb, grâce à un fort degré de complémentarité entre les économies maghrébines. Par exemple, l’Algérie et la Libye sont exportatrices d’hydrocarbures, alors que leurs voisins maghrébins sont importateurs nets. Egalement, l’Algérie pourrait représenter un marché important pour les filières agroalimentaire et manufacturière de la Tunisie et du Maroc. Une union monétaire impliquerait également une harmonisation des politiques économiques et un haut niveau d’intégration financière, ce qui créerait un environnement économique et financier stable plus favorable aux investissements. A ces avantages spécifiques à la région du Maghreb, viendraient s’ajouter d’autres avantages, inhérents à toute union monétaire : réduction des coûts de transaction ; stabilité des taux de change ; meilleure transparence du marché ; limitation de la spéculation ; baisse des taux d’intérêt ; meilleure discipline financière ; coordination des politiques économiques.

Ces bénéfices sont à mettre en perspective des inconvénients et des coûts induits par une union monétaire. Les pays membres d’une union monétaire renoncent à l’instrument de taux de change, ce qui veut dire qu’en cas de crise économique, ils n’ont plus la possibilité de dévaluer leur monnaie, afin d’accroitre leur compétitivité et leurs exportations. Cet instrument de correction (dont l’efficacité réelle est remise en cause par certains auteurs) peut néanmoins être compensé par d’autres mécanismes d’ajustement en cas de choc asymétrique (flexibilité des salaires et des prix, mobilité des facteurs de production, transferts interrégionaux, etc.). En adhérant à une union monétaire, une nation renonce également à sa politique monétaire propre. La politique monétaire de toute l’union est définie à une échelle supranationale. Les pays n’ont plus la possibilité d’augmenter les taux d’intérêt pour réduire l’inflation, ou de les baisser pour lutter contre le chômage. Enfin, la création d’une union monétaire implique des coûts de transition, parmi lesquelles la création d’autorités monétaires supranationales, la fonte et l’impression d’une nouvelle monnaie, ou encore les coûts d’ajustements par les entreprises et marchés à la nouvelle monnaie.

Cependant, ces coûts de transition peuvent être atténués grâce, par exemple, à une monnaie commune qui serait 100% dématérialisée et à l’avènement des paiements mobiles et par carte. Une monnaie dématérialisée aurait pour principaux avantages : un meilleur contrôle des flux financiers, l’assèchement des marchés noirs, une collecte fine de l’impôt, la réduction des risques de perte et vol, ainsi que des économies sur la fonte, l’impression et la gestion de la monnaie (sous ses formes divisionnaire et fiduciaire). Il est également envisageable de recourir à de nouvelles technologies, telles que la blockchain (sous-jacente aux crypto-monnaies comme le Bitcoin) pour décentraliser et désintermédier certaines opérations, et alléger les besoins en contrôle et gouvernance.

Comment y parvenir ?

A court terme, une union monétaire est inenvisageable pour le Maghreb, compte tenu de l’hétérogénéité de la région, des divergences de politiques économiques, et du faible niveau des échanges intra zone (critères traditionnels de la théorie des zones monétaires optimales). Pour autant, nous pouvons d’ores et déjà commencer à travailler à la réalisation de cette union, à imaginer les conditions qui permettront sa mise en œuvre, et tracer une feuille de route pour y parvenir.

L’intégration maghrébine devra se faire par étapes, et le processus pourrait prendre plusieurs décennies avant d’aboutir à la formation d’une union économique et monétaire, et le lancement d’une monnaie commune. Parmi ces étapes, on citera : la création d’un cadre institutionnel complet (évolution de l’UMA vers un organe parlementaire, création d’une banque centrale du Maghreb indépendante, etc.) ; la modernisation des systèmes bancaires (moderniser les moyens de paiement et les services bancaires, faciliter l’accès aux financements pour la population et les entreprises, développer les financements de marché et le secteur bancaire privé, etc.) ; la définition de critères de convergence (déficit public, dette publique, taux d’inflation, taux d’intérêts réels à long terme, stabilité des taux de change, etc.) ; la libre circulation des marchandises et des facteurs de production (zone de libre-échange, union douanière, marché commun) ; la réalisation des infrastructures de transport et autres projets communs (renforcer La Banque Maghrébine d’Investissement) ; l’harmonisation des politiques économiques (mettre en œuvre des objectifs économiques communs, aller progressivement vers plus de fédéralisme économique, etc.).

Cependant, aucune avancée ne sera envisageable avant l’apaisement des tensions politiques entre le Maroc et l’Algérie, autour des questions du Sahara occidental (l’un accusé d’irrédentisme, et l’autre soupçonnée pour son engagement prétendument désintéressé), et de la frontière fermée depuis 1994 (pour lutter contre le terrorisme, le trafic de stupéfiants, l’immigration clandestine et les trafics de produits subventionnés).

La résolution du conflit au Sahara occidental (avec ou sans médiation internationale), et la réouverture de la frontière algéro-marocaine, constituent une condition sine qua non au réamorçage du processus d’intégration économique. Et bien que cela puisse paraitre insurmontable, impossible, pour les plus pessimistes et les résignés, tout n’est qu’une question de volonté (ou de bonne volonté) politique. Après tout, l’Allemagne et la France se sont faits deux guerres mondiales, et pourtant agissent aujourd’hui de concert, et parlent souvent d’une seule voix. Les différends entre l’Algérie et le Maroc semblent moins profonds, alors pourquoi n’y arriverions-nous pas ?

Tous suspendus à la rivalité entre deux peuples frères

La volonté politique est le moteur principal d’une entreprise aussi longue et périlleuse qu’une union monétaire, mais rien ne se concrétisera sans l’adhésion des peuples. Et si cet article n’avait qu’une seule ambition, ce serait celle-ci, celle de faire germer dans l’esprit des peuples maghrébins l’idée des Etats-Unis du Maghreb, et passer d’un paradigme à son contraire, passer de la croyance que le pire ennemi du marocain est l’algérien (et vice versa), à la conviction que c’est de nos voisins que viendra notre salut. Un travail de titan.

Depuis des décennies, la propagande pour diviser algériens et marocains est à l’œuvre, mais elle a atteint son paroxysme ces dernières années. Pas un jour ne passe sans qu’une nouvelle ne vienne ternir davantage l’image d’un pays auprès de l’autre. Et pour s’en convaincre, il suffit d’aller sur les réseaux sociaux et lire les commentaires qui cristallisent toutes les haines, sous couvert d’anonymat, la rhétorique anti-algérien ou anti-marocain tourne à plein régime. Depuis des décennies, les « autorités » se sont attelées à distiller la haine de l’autre. Il est en effet plus payant politiquement de stimuler les fiertés nationales, et d’unir le peuple contre un « ennemi » commun, pour mieux faire oublier les vraies préoccupations et les vrais responsables, une recette vieille comme le monde, dont sont particulièrement férus les populistes et les dictateurs. Ainsi, le marocain est devenu pour l’algérien (et vice versa), ce que les mexicains sont pour Trump, ce que l’Amérique est pour Kim Jong-un, ce que les dealers de drogues sont pour Duterte, ou ce que le capitalisme est pour Maduro : un bouc-émissaire, un épouvantail, un exutoire, un cache-misère. Rien n’est plus proche d’un algérien qu’un marocain (et vice versa), dans sa culture, sa langue, sa religion, ses valeurs et ses aspirations, mais on a réussi à nous convaincre du contraire.

Ce conflit fratricide est peut-être également le symptôme de deux sociétés immensément prometteuses, et qui n’ont pourtant accompli que si peu durant les 50 dernières années, et qui pour se sentir mieux, se rassurer, aiment à croire qu’au moins « on est meilleurs que le voisin », « on a de vraies valeurs, nous », « nous sommes souverains, nous », « nous sommes un peuple digne et fier ». Bien entendu, il ne faut pas très longtemps pour comprendre que derrière ces slogans ne se cache aucune réalité, ce sont de purs fantasmes, des obsessions, mais malheureusement si solidement ancrés dans les esprits.

Ce conflit est également un vestige du colonialisme. Non, ce n’est pas à cause de la France que nous en sommes là, il faut quand même assumer nos responsabilités. Mais vraisemblablement, les européens doivent se délecter de nos divisions, car ils ne sont pas pressés de voir émerger à leurs frontières une puissance régionale, entre Afrique et Europe, entre Atlantique et Méditerranée, capable de les concurrencer, et dotée d’un vrai pouvoir de négociation. Pour eux, nous sommes comme deux gladiateurs qui s’affrontent à la mort dans une arène, puissants et fiers, et pourtant tous deux esclaves, un véritable combat de dominés. Il ne tient qu’à nous d’arrêter de nous déchirer, de dépasser nos différends d’hier pour construire nos nations fortes de demain. L’idée des Etats-Unis du Maghreb ne relève pas de l’angélisme, elle est au contraire tout ce qu’il y a de plus pragmatique, tout n’est qu’une question d’intérêt, et nous avons intérêt à nous unir. Il est grand temps que les peuples en prennent conscience, et peut-être que pour une fois, ce sont les peuples qui inspireront leurs leaders.

S’unir ou péricliter

La concrétisation de l’intégration du Maghreb permettra une insertion plus efficiente de cette région géostratégique dans l’économie mondiale. Le Maghreb serait, d’une part, un marché et un partenaire économique important pour l’Europe toute proche, et d’autre part, un accès vers l’Afrique sub-saharienne, marché à forte croissance de près d’un milliard d’habitants. Par ailleurs, l’adhésion de l’Égypte à l’Union du Maghreb arabe serait une formidable opportunité, étant donné son poids économique et politique dans la région. Une telle alliance engloberait ainsi toute l’Afrique du nord, et l’Égypte serait le trait d’union avec le Moyen-Orient et l’Asie.

L’intégration du Maghreb est sans doute la meilleure solution pour assurer la prospérité économique et le développement de la région à long terme, en particulier dans l’optique de préparer « l’après-hydrocarbure » pour l’Algérie et la Libye, et « l’après-phosphate » pour la Mauritanie. Cependant, c’est une solution qui ne se suffit pas à elle-même, une solution qui, pour être pérenne, pour bien fonctionner, devra être précédée de nombreuses réformes, dans des domaines aussi variés que la politique, la justice ou l’éducation.

Nous savons ce qu’il nous reste à faire : Nous unir. Nous unir, malgré l’adversité, malgré les différences, malgré les différends, malgré les renonciations. Nous unir parce qu’il le faut, car seuls nous serions condamnés à subir l’histoire, car seuls nous risquerions l’insignifiance. Nous unir parce que nous avons tant en commun, tant à partager, tant à apprendre les uns des autres, tant à y gagner. Certaines choses nous divisent, mais plus encore nous rassemblent, l’avenir de notre région s’écrira ensemble ou ne sera pas. Commençons sans attendre à rattraper le temps perdu, et peut-être qu’un jour, pas si lointain, nous serons connus du monde comme les Etats-Unis du Maghreb.

Nazih DAOUD, algérien et maghrébin.

Principales références : Balasse (1961), Belhadj (2009), Brack (2008), De Grauwe (1994), Mundell (1961)

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