Réflexions sur le « nous » maghrébin et sur l’échelle maghrébine

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10 min readFeb 27, 2018

Par Adlène Mohammedi

Le mot « maghrébin » est un mot intrigant, aussi bien pris comme adjectif que comme substantif. D’un point de vue strictement médiatique, et sans un travail sociologique sérieux, il est si souvent utilisé pour parler d’une certaine jeunesse française. Ces fameux « jeunes Maghrébins » qui en disent bien plus sur la France que sur le Maghreb. Ainsi avons-nous ici affaire à un mot qui échappe souvent au Maghreb : au Maroc, à l’Algérie, à la Tunisie, ou encore à la Libye. Bref, les populations qu’on appelle volontiers « maghrébines » vivent souvent ailleurs qu’au Maghreb.

Le deuxième élément problématique avec le Maghreb concerne les représentations. S’il fallait se référer à « l’orientalisme » tel que défini et expliqué par Edward Saïd, nous dirions que le Maghreb est un objet hybride tel que façonné par un « Occident » (qui se façonne en façonnant) : il est ironiquement un objet « oriental » (ironiquement car il est, comme son nom l’indique en arabe, ce que le monde arabe a de plus « occidental »), et les exemples d’une orientalité attribuée au Maghreb ne manquent pas, mais dont l’exotisme demeure limité. Un exotisme limité soit par une connaissance intime (en France), soit par un désintérêt (le « Moyen-Orient », autre notion questionnable, fascine et attire bien plus).

Le troisième point concerne l’absence de parti pris idéologique proprement géopolitique. Nous n’utilisons pas ici le mot « géopolitique » dans son sens « trivialisé ». Comme un simple adjectif désignant toute question internationale, mais en prenant en compte la dimension géographique de l’adjectif : ici, une spatialisation politique et un espace comme enjeu (d’un rapport de force, d’une confrontation de représentations, etc.). Autrement dit, non seulement nous n’avons pas ici affaire à une intégration régionale aboutie, mais nous n’avons pas non plus l’existence d’une idéologie promouvant la cohésion à cette échelle en particulier. Pas de parti politique promouvant une « nation maghrébine ».

Le Maghreb a une vague existence culturelle, une vague existence politique qui repose sur de vagues représentations, mais aucun socle idéologique solide. Sans aller chercher bien loin (en Europe, par exemple), le Maghreb est un cas assez singulier dans le monde arabe. Pour ce qui est des intégrations régionales, l’exemple le plus sérieux (en réalité le seul) est celui du Conseil de coopération du Golfe : si on laisse de côté l’actuel isolement dont pâtit le Qatar, qu’il s’agisse de fluidité de la circulation, de relations économiques ou de coopération militaire (censément dirigée contre l’Iran), le CCG n’a pas d’équivalent dans le monde arabe.

D’un point de vue strictement idéologique, nous pouvons citer les nationalismes arabe et syrien. Le nationalisme arabe, aujourd’hui en déclin, s’il n’a pas tout à fait épargné le Maghreb, a eu pour centres Le Caire, Damas, Beyrouth. Le parti Baath a longtemps illustré ses succès. Le nationalisme syrien, conceptualisé notamment par le Libanais Antoun Saadé (1904–1949) dans sa version politique contemporaine, longtemps évincé au profit du nationalisme arabe, connaît encore aujourd’hui une relative audience. Le Parti social-nationaliste syrien (PSNS) adopte depuis ses débuts un positionnement géopolitique au sens fort : il promeut l’existence d’une grande Syrie (incluant, entre autres, la Palestine, la Jordanie, le Liban et même l’Irak) dans le cadre d’un monde arabe composé de quatre grands ensembles (ladite grande Syrie, l’Arabie, l’Egypte et le Maghreb).

Il n’existe pas de conceptualisation aussi forte au Maghreb. Un nationalisme maghrébin affirmé. L’identification de ruptures spatiales ne doit pas faire oublier une rupture temporelle importante : les soulèvements de la fin de l’année 2010 et du début de l’année 2011. C’est bien en Tunisie (dans un pays du Maghreb) que cela a commencé. Avant le cauchemar de la fragmentation, des interventions militaires extérieures et des contre-révolutions, c’est le spectre d’une unité arabe (du Maroc à Oman) qu’on a vu jaillir. Dans la foulée des « printemps arabes », à défaut d’unité arabe (après des révoltes populaires comparables), un point commun au monde arabe a pu être identifié : des États profondément ébranlés institutionnellement ou territorialement (les deux adverbes se rejoignant, bien sûr).

Nous avons alors vu, pour reprendre une formule naguère utilisée autrement par Bertrand Badie (La fin des territoires, 1995), de véritables « thérapies territoriales » se mettre en place. Au Maghreb, ces « thérapies » ont pris une forme essentiellement institutionnelle. Une forme plus précisément constitutionnelle (mais pas exclusivement). Nous parlons ici du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie (nous laissons de côté le cas libyen que l’intervention militaire étrangère suffit à distinguer des autres). Une réponse constitutionnelle tout à fait insuffisante (notamment quand les revendications sont avant tout sociales et économiques) mais assez révélatrice.

En suivant de très près les évolutions politiques et institutionnelles marocaines, algériennes, et tunisiennes de ces dernières années, nous avons constaté un certain nombre d’éléments qui nous paraissent ici notables. Dans le cas tunisien, nous avons constaté (notamment en participant aux élections de 2014), un bouillonnement politique important. Un bouillonnement politique modéré par le partage du pouvoir entre les islamistes d’Ennahda et leurs adversaires très divers (y compris des anciens partisans du président déchu Ben Ali) regroupés sous la bannière de Nidaa Tounes. Mais un bouillonnement politique qui pouvait s’appuyer sur une nouvelle constitution jugée exemplaire dans le monde arabe en termes de libertés individuelles, d’équilibre des pouvoirs, d’institutions innovantes et de droits démocratiques.

L’Algérie et le Maroc ont connu aussi des changements constitutionnels importants. Bien qu’avec des différences évidentes (monarchie marocaine versus république algérienne, État marocain beaucoup plus ancien, deux expériences très différentes de la colonisation …), nous avons noté des évolutions comparables. Des évocations analogues de « valeurs civilisationnelles » et, surtout, la même mise en valeur de l’identité amazighe. Le Maroc aussi bien que l’Algérie n’hésitent pas, tout en revendiquant une appartenance aux mondes arabe et musulman (avec des dispositions constitutionnelles qui méritent bien des interrogations dans le cas de la religion musulmane), à mettre en valeur les « identités » locales (il est toutefois possible, dans le cas amazigh, de parler d’une échelle régionale plutôt que locale) et à les évoquer comme des composantes des « identités » nationales. Cela est fait dans un souci de cohésion nationale sur une base « identitaire » et ethnolinguistique.

L’échelle maghrébine est, quant à elle, très peu mise en valeur. Dans les constitutions des pays évoqués plus haut, l’idée d’un Maghreb uni ou d’un « grand Maghreb arabe » est bien présente. Mais force est de constater que cette unité maghrébine n’a pas émergé comme priorité dans la foulée des bouleversements politiques récents. En d’autres termes, rien de nouveau ne semble apparaître sur la question maghrébine. D’un point de vue sécuritaire, l’effondrement de l’État libyen (consécutif à l’intervention militaire) et la situation dans le Sahel font peser de sérieuses menaces sur la région. L’autre menace provient de la participation relativement nombreuse de ressortissants « maghrébins » (notamment tunisiens) au terrorisme transnational (notamment en Syrie). Du point de vue des relations interétatiques, les tensions algéro-marocaines sont hélas encore d’actualité. Si le nationalisme arabe n’est plus vraiment d’actualité, l’islamisme et les nationalismes stato-centrés (marocain, algérien, tunisien) laissent assez peu de place à ce que l’on pourrait appeler une « maghrébinité ».

Avant de poser la question d’un « nous » maghrébin, il convient de se poser la question de sa pertinence. De la pertinence de l’échelle maghrébine. Pourquoi l’unité maghrébine sur une base géographique plutôt que l’unité arabe sur une base linguistique, culturelle ou politique ? Ou pourquoi le Maghreb plutôt que l’Afrique ou la Méditerranée ? Faire comme si un tel parti pris allait de soi serait évidemment une erreur. Pour reprendre le concept d’un penseur de la région, Ibn Khaldûn, l’idée d’une asabiyya (esprit de corps) à l’échelle maghrébine se heurte forcément au réel. L’argument récurrent du caractère « artificiel » des frontières entre ces pays n’est pertinent que jusqu’à un certain point. Les frontières nationales sont souvent artificielles et, qu’elles soient artificielles ou naturelles, elles agissent sur l’espace, elles le façonnent.

Dans notre cas, nous avons affaire à des frontières héritées des empires ottoman et colonial et déjà en place au XIXe siècle, bien avant les décolonisations. La frontière algéro-marocaine est d’ailleurs l’une des plus anciennes frontières africaines. Malgré toutes les critiques qu’il est possible de lui adresser, le « nous » politique demeure encore aujourd’hui celui de l’échelle nationale. Dans le monde arabe, comme ailleurs, le bon vieux territoire national résiste bien. Ironiquement, les tentatives de dépassement de l’ordre national rappellent tout ce qui l’a précédé : la cité, la féodalité et l’empire. Quant à la régionalisation du monde (la multiplication des intégrations régionales), qui connaît bien des échecs, elle est un outil politique et économique sans véritable « nous ».

Il ne s’agit pas ici simplement de dire que la souveraineté nationale doit primer toute solidarité régionale. Il s’agit de bien penser au « pourquoi » d’un « nous » politique régional. Il serait tout à fait illusoire de penser que les problèmes rencontrés au niveau de la nation (fût-elle fragile) peuvent être contournés à l’échelle de la région. Par ailleurs, l’arbitraire de la sélection des pays du Maghreb n’est pas si différent de l’arbitraire des frontières nationales. Pour penser le Maghreb, il ne faut pas hésiter à penser contre lui.

Il ne faudrait surtout pas que le Maghreb soit considéré comme une porte de sortie du national, notamment à travers un « peuple maghrébin » mythifié. Mais cela n’interdit pas de penser le Maghreb indépendamment des États en question. Rien n’interdit aux populations concernées de se saisir de l’idée maghrébine. Seulement, il faut être lucide sur un point : il est difficile de faire émerger une conscience maghrébine là où les consciences nationales, arabe et musulmane sont déjà en place.

Dans une perspective qu’il est aisé de qualifier pompeusement de « réaliste », le plus simple serait de promouvoir une fluidification de la circulation entre trois pays comparables qui se connaissent bien : le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Dans le contexte actuel, ce serait une première étape pertinente pour une coopération internationale à l’échelle maghrébine. Au bénéfice des nations concernées, et au bénéfice d’une coopération éventuelle à l’échelle arabe ou méditerranéenne, régler un à un les différends que peuvent connaître ces trois pays serait une étape décisive. Il ne s’agit pas de dire « nous sommes tous maghrébins, après tout », ce qui serait incantatoire, mais de rappeler plus prosaïquement qu’un voisinage pacifié bénéficierait à tous. Le « nous » maghrébin serait ainsi un « nous » intermédiaire, pacificateur, entre le « nous » national et des « nous » arabe ou méditerranéen.

Comment, à partir de ces considérations, imaginer le Maghreb de demain ? Peut-on imaginer une plus grande intégration maghrébine ? Va-t-on vers un ensemble régional susceptible de constituer un cadre politique, économique et culturel en Afrique du Nord ? Vers une citoyenneté maghrébine ? Pour répondre à ces interrogations, il convient de prendre en compte trois tendances. La première tendance, la plus évidente, est celle de la mondialisation. Tout circule plus vite à l’échelle mondiale. Une nuance s’impose évidemment : les Algériens, les Marocains, les Tunisiens voyagent plus difficilement en Europe qu’il y a quelques décennies, l’Europe s’étant « protégée » en s’intégrant. La deuxième tendance est celle de l’émergence des intégrations régionales accompagnant ladite mondialisation. Là encore, une nuance évidente s’impose : le modèle le plus abouti, à savoir l’Union européenne, connaît d’importantes remises en question. La troisième tendance, qui se vérifie encore, est celle des succès du modèle stato-national. Nous pouvons difficilement ignorer que les États connaissent des difficultés notables, notamment dans le monde arabe. Nous l’avons rappelé, les institutions aussi bien que les frontières sont aujourd’hui questionnées. Mais l’État-nation, fût-il précaire et fragile, demeure un cadre privilégié qui résiste de façon impressionnante. Il résiste et il attire, comme on le voit avec les diverses velléités indépendantistes. D’aucuns n’hésitent pas à y voir une protection face aux dérives de la mondialisation, ce qui est en partie vrai, mais ce serait oublier que la nation et la mondialisation ont progressé ensemble et en interaction depuis le XIXe siècle.

Ces tendances et ces nuances nous empêchent d’imaginer un Maghreb uni et intégré dans les deux prochaines décennies. Les différents pays maghrébins risquent bien d’être le cadre privilégié de toute réflexion politique approfondie. Seulement, cet « obstacle » national ne doit pas empêcher de penser un Maghreb des projets et des initiatives émanant des sociétés elles-mêmes, quitte à bousculer les structures étatiques, ou avec la possibilité de les inspirer. Si l’État-nation est le cadre de l’action et de la réflexion politiques, rien n’empêche des générations bien formées et avides de projets de travailler à d’autres échelles.

La question de l’échelle est une question centrale ici. Chaque échelle doit être traitée pour ce qu’elle est. L’échelle nationale doit être l’échelle de l’action politique, de la réforme, de la résistance, de l’opposition et de la proposition. L’échelle maghrébine, échelle régionale donc, doit être l’échelle de l’échange, des projets et de la pacification. Dans un monde idéal, les États eux-mêmes doivent se retrouver autour de projets régionaux. Mais étant donné le climat de méfiance et d’antipathie qui règne entre les États de la région, les sociétés (les populations en action) elles-mêmes peuvent non pas se substituer aux États, ou encore les contourner politiquement, mais enclencher par le bas ce dont le haut est incapable. En effet, il serait affolant d’attendre tout des États en place.

Dans tous les pays d’Afrique du Nord, et malgré les limites et les réserves auxquelles on peut penser, ces dernières années reflètent une soif de politique. Certes, l’apathie, la passivité et la résignation sont bien là. Mais une partie de la population, aussi minoritaire et invisible soit-elle, souhaite renouer avec une langue politique. De ce point de vue, si le Maghreb ne semble pas enclin à devenir une échelle politique à part entière, la multiplication des échanges et des projets entre pays voisins peut nourrir les débats politiques y compris à l’échelle nationale. Il ne s’agit pas seulement de promouvoir le dialogue pour le dialogue, l’échange pour l’échange, mais de pacifier au niveau de la société ce qui est conflictuel au niveau de l’État.

Le Maghreb de 2030 peut être ainsi un espace intellectuel et culturel dont peuvent se saisir les populations plutôt que les États. Un espace parallèle au territoire national. Un espace de projets et de débats. Mais un espace vulnérable puisque les États auront encore le dernier mot : les populations ne sont jamais à l’abri de crises diplomatiques et de fermetures de frontières. Et c’est pour cette raison que les sociétés marocaine, algérienne, tunisienne ne peuvent faire l’économie d’une promotion des partenariats maghrébins auprès de leurs États respectifs.

C’est une véritable culture du bon voisinage qu’il est nécessaire de promouvoir, même (et surtout) quand la culture du conflit est alimentée par des régimes en place soucieux de se légitimer en cultivant une mentalité d’assiégé.

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