Nouvelles d’Éducation

Rochdi M. Sifaoui
30Maghrebs
Published in
7 min readSep 21, 2018

By Mariam Dahbi

Malak :

“rah il est 8 heures moins le quart, yallah fi9i!”

Maman me réveille tous les matins avec le même subterfuge. Mais moi j’aime prendre mon temps, j’aime rêver! Et puis, c’est pas comme si les portes allaient se refermer devant moi à 8h55, comme ils faisaient quand elle avait mon âge.

-“Maman, s’il te plaît, dix minutes, promis!” Je négocie toujours, et ça marche. Ma mère est géniale. Déjà parce qu’elle me gère… (non mais c’est vrai, ça doit pas être facile). Aussi parce qu’elle est juste ultra intelligente. Elle a écrit 7 bouquins en 10 ans. Oui, je pèse le “ultra”. Mais parfois elle me tape sur le système! Elle veut toujours que je fasse mes “devoirs” quand je rentre a la maison. Souvent, elle oublie que je n’ai pas de devoirs.

-“Ewa hada houa lehbal, moi quand j’avais ton âge on rentrait à la maison et c’était le deuxième round de l’école! Tu ne bougeais pas de la chaise tant que tu n’avais pas terminé tes exercices!…Ton père, par contre, il ne les faisait jamais et il copiait toujours de ta tante Amal et moi. Ça l’a sauvé d’avoir une sœur jumelle, parce que, lui, il préférait s’amuser et rêvasser en classe. Pas étonnant qu’il ait raté la moitié de ses études !”

-”Il n’a pas raté ses études, Maman, il a déjà TROIS réseaux d’applications qui cartonnent ! Mes amis m’embêtent d’ailleurs avec ça, il faudrait que je lui demande de venir en présenter un ou deux. J’adore celui où tu fabriques une chanson de toutes pièces en collab’ et hop, direct sur les playlists des gens, trop cool ! Un jour je ferai les voix dessus…”

-“Tu n’es pas encore majeure hbiba, reste tranquille”.

-”Ouais, ouais, mais tu sais que…je n’ai pas de devoirs ! Du coup, je peux chanter. Et maman, si, d’ici ce soir, j’ai une chanson prête avec 500 approvals sur le réseau Maghreb, on peut en faire le thème de la session création de demain !”

-”OK, très bien, va chanter alors, mais n’oublies pas que la musique ce n’est pas tout, ok ? Tu dois gérer les autres matières. D’ailleurs, tu en es où en maths ? Vous avez fait les systèmes d’équations ou pas encore ? Moi à ton âge…”

-”Maman ! Toi à mon âge, toi à l’époque…Est-ce que tu te souviens aussi de combien tu étais triste ?”

-”Qu’est-ce que tu en sais, toi ? Tu n’existais même pas !”

-”Ben je le sais parce que Papa m’a déjà touuuuut raconté.”

-”Comment ça il t’a touuuut raconté ?”

-”Il m’a dit que tu te tuais à avoir de bonnes notes pour faire plaisir à Jeddi et Jedda, mais qu’en vrai tu avais trente-six mille idées de projets que tu n’as jamais poursuivis, juste parce qu’ils n’étaient pas, comme dirait Papa, « conventionnels ».”

-”Bon, ça va, je ne me plains pas… Tu sais, j’ai quand même accompli beaucoup de choses. À ce propos, tu as lu mon bouquin sur le ‘Growth Mindset au Maroc’ ou pas encore ?”

-”Oui, oui, je l’ai parcouru. D’ailleurs, les adultes en parlent souvent quand on est en session. Et maman, pour la millième fois, on n’a pas de « matière ». Ça fait quand même deux ans que j’ai été transférée ici, tu devrais t’en rappeler! Et tu sais, Nesma dit qu’elle veut divorcer depuis qu’elle a lu ton livre. Elle pense que le deficit mindset de son mari la limite dans sa vie.”

-”Attends, cette dame vous parle de ses problèmes perso? Ce n’est pas professionnel, ça !”

-”Pas à tout le monde, maman. Je trouve la psychologie fascinante, et du coup quand j’ai proposé une session de ‘adult development’ du point de vue d’une adolescente, notre conversation a pris un twist super intéressant. D’ailleurs j’ai été invitée à présenter mes idées à Alger et Tunis, respectively. J’adore ce terme, ‘respectively’, mais ça sonne pas super bien en français : « respect-iii-veee-ment ». Maman, pourquoi est-ce que tu parles autant en français ?”

-”Parce que c’est la langue du boulot, ma chérie.”

-”Hmm…Tu aimerais apprendre d’autres langues ?”

-”Oui, ben déjà y a l’Amazigh que je ne gère pas assez bien, et franchement ça me fait de la peine. D’ailleurs, à chaque fois que je parle à ta grand-mère je lui demande de me parler avec. Elle ne veut pas l’admettre mais ça lui fait du bien à elle aussi.”

-”Mais maman, c’est génial, ça ! Viens, on apprend ensemble ! Jedda peut être notre référence. On peut se retrouver après-demain pour en discuter ? Je vais le dire à Nesma. Elle adore les langues ! D’ailleurs elle va bientôt aller à une conférence, et un des sujets porte sur l’impact du translinguisme sur le développement de capacités cognitives. Tu devrais y aller et leur parler un peu de la relation que tu as trouvé entre multilinguisme et ‘Growth Mindset’. Ça te dit ?”

-”On verra, ma fille. C’est une conférence assez intense dont Nesma t’a parlé. Maintenant, vas faire tes d…Vas préparer ta chanson, j’ai hâte de l’écouter.”

Nesma :

Malak est venue me voir ce matin. Elle a à peine fini d’apprendre les bases de l’Espagnol qu’elle veut déjà se mettre à l’Amazigh ! Des fois, je veux l’arrêter, lui dire qu’elle est trop dispersée. Lui dire de choisir une chose et de la faire bien. Mais, quand je vois qu’elle vient chaque jour avec les yeux brillants de curiosité, de projets et d’envie, je refuse celle qui lui brise son sens de self-efficacy. La vérité, je me souviens à peine de ce qu’elle m’a proposé comme projet avec sa mère et sa grand-mère, mais ça avait l’air superbe : une opportunité unique de rassembler trois générations de femmes. Tu verras, dans 6 mois ça ne sera plus un simple projet : elle aura écrit un livre là-dessus, enregistré la voix pour la version audio, et composé la musique qui va avec.

Je pense que je lui ai juste dit de se lancer à fond. En ce moment, je suis un peu distraite. Je compte les jours. Plus que 8 levers de soleil pour la Conférence. Je vais enfin pouvoir voyager seule, rencontrer des gens comme moi. Ou en tout cas, des gens plus comme moi que mon mari. Mais surtout, je vais voir Jad.

On s’est rencontrés à Alger pour notre training il y a 15 ans. C’est fou comme le temps passe vite. Non, en fait, ce qui est fou, c’est que je pense toujours à lui après tant d’années. En 2035, on s’était tous réunis à travers le Maghreb pour une énorme conférence de tous ceux qui avaient accepté l’Offre. On n’en parle plus autant, de l’Offre, mais c’était vraiment un moment historique.

Quelques années auparavant, la plus grande conférence sur la qualité de l’éducation jamais organisée dans le Maghreb avait conclu que, finalement, même si les centaines d’études pilotes qui avaient été lancées depuis 2012 avaient en moyenne des impacts positifs, nos systèmes d’éducation auraient pu atteindre une bien meilleure qualité si les circonstances avaient été différentes. Mais le gros du message qu’on a tous retenu était que les circonstances auraient pu — et pouvaient toujours — être modifiées. Du coup, nous-autres gens de la quarantaine, on en a eu ras-le-bol d’attendre de voir les choses scale-up, et on a décidé de proposer une alternative aux systèmes en place.

On a tous changé de structure de travail, racheté des écoles et des terres rurales. Soudainement, tout le monde parlait de révolution. C’était la panique et l’espoir en même temps. Mais vu les nouvelles règles internationales empêchant l’État de réprimer les mouvements collectifs, les gouvernements du Maghreb se sont réunis, et ont rédigé l’Offre. Accès à une base de données contenant toutes les études pilotes depuis 2012 ; Possibilité de modifier le contenu du programme scolaire officiel à hauteur de 75% ; Horaires scolaires fixes abolis ; Baccalauréat optionnel et, bien sûr, subvention de l’État puisque des centaines d’établissements seraient désertés. C’était de la folie. Une belle folie. Mais il y avait une condition : que le développement de chaque élève soit entièrement documenté et que des rapports académiques et psychologiques incluant des prévisions de trajectoires professionnelles soient rédigés une fois par an. Ça fait plusieurs millions de rapports chaque année, mais on a accepté.

Jad, lui, avait déjà hérité des terres rurales de son père en Tunisie, et il s’est lancé dans son projet le lendemain de notre acceptation l’Offre. Il a commencé par la petite enfance, et il avait déjà une équipe solide d’analystes et d’experts dans les domaines clés de l’éducation pour le soutenir. Au bout de 3 ans, son projet ressemblait à un village ; D’ailleurs, c’est comme ça qu’il l’appelle, ‘The Village’, parce que tout le monde dans sa région y joue un rôle. En 2035, quand je l’ai rencontré à Alger, il faisait déjà partie des trainers, et nous a montré un film magnifique pour décrire la genèse de son projet. Puis, il est reparti en Tunisie, et moi au Maroc. Il a admis 70% de ses élèves gratuitement et continue de dédier sa vie à son projet. Le bien qu’il fait autour de lui est majestueux, et dans 8 jours, il aura célébré 18 ans du Village. Moi, je fais partie d’un autre Village, bien plus restreint, mais je ne me plains pas. J’ai Malak.

Mariam Dahbi.

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