La théorie de la désinformation

Nicolas Bariteau
Nicolas Bariteau
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5 min readFeb 7, 2017

Les médias n’ont que ces mots à la bouche : désinformation, « fake news », faits alternatifs, post-vérité. En un mot, la manipulation des opinions. Rien, de nouveau sous le soleil. La désinformation est une arme puissante depuis toujours. Depuis le début du XXème siècle, du « Propaganda » de Edward Bernays à « La fabrication du consentement » de Noam Chomsky, cette manipulation a été théorisée sous l’influence du développement de la psychanalyse de Freud et des médias de masse, dont les médias et réseaux sociaux sont les nouvelles expressions. Le numérique serait-il l’outil rêvé de la désinformation ?

La désinformation présuppose, pour être efficace, que sa forme se confonde avec celle de l’information. Au premier abord, les fausses informations et autres rumeurs revêtent la même apparence sur Internet. Elles ne se différencient pas de celles reposant sur des faits vérifiés, analysés, et recoupés. Sur Facebook, par exemple, une information est un post. Rien dans la forme ne la différencie d’un autre post, celui que chacun d’entre nous publie. De même qu’un tweet est un tweet. Seul l’émetteur est autre, et cet autre fait toute la différence. Sur Twitter, il est certifié par un badge, sur Facebook, il est éventuellement « officiel ». Mais pour la majorité des internautes, la source importe peu, l’ami fait office de filtre. Et c’est là que le bas blesse. Car selon l’OCDE, les pays les plus riches regroupés dans son organisation souffrent d’analphabétisme fonctionnel. C’est-à-dire de l’incapacité à comprendre convenablement un texte. En France, cela concerne près de la moitié des personnes âgées de 16 à 65 ans. Imaginez en dehors de l’OCDE.

Un autre élément participe de cette fabrique de désinformation : le « biais de confirmation ». Cette expression, issue du domaine de la psychologie sociale, désigne le fait que chacun tend à privilégier les informations qui confirment ses opinions ou sa vision du monde. Ce phénomène prend d’autant plus d’ampleur sur Internet dans la mesure où de nombreux acteurs le favorisent. Google appelle cela la personnalisation, Facebook la communauté. Grâce à leur algorithmes, ils orientent la nature des informations qui vous parviennent. Toujours plus personnalisées sur Google afin que vous soyez satisfaits par leur service et ne cherchiez pas à en utiliser un autre, du moteur de recherche à Google Maps en passant par Google Actualité. Chez Facebook, la notion de communauté est au coeur du système. Mais quelles communautés ? Celles des opinions similaires librement partagées dans un environnement favorable. Traduisez : ne surtout pas exposer les membres du réseaux à une information contraire à leurs idées. Facebook n’est pas le lieu du débat, il est celui de la conformité, une somme d’identités parallèles nourries à l’entre-soi.

Enfin, cette désinformation ne saurait être efficace sans un troisième facteur tout aussi déterminant, la désintermédiation. Sur les médias et réseaux sociaux, l’émission, la réception et la diffusion des contenus se fait sans intermédiaires. Tout un chacun est libre de s’exprimer, de donner sa version d’un fait, d’où les notions de faits alternatifs et de post-vérité, ou de donner son opinion sur n’importe quoi, de la meilleure recette de pâtes à crêpes au classement des nail bar les plus tendances. Sans qu’aucune personne ou tiers de confiance « n’ait au préalable contrôlé la véracité, ou au moins le fondement, de ce qui a été mis en ligne » selon Walter Quattrociocchi, coordinateur du Laboratoire de sciences sociales computationnelles à l’école IMT des hautes études de Lucques en Italie. En diffusant ces informations chacun se fait au mieux complice, au pire promotteur, de la diffusion massive d’informations fausses ou inexactes, de contre vérités, voire de mensonges volontaires. Ce qui n’aurait que peu d’incidence dans le cadre personnel, un repas entre amis, un verre en terrasse, prend une toute autre ampleur lorsque ce cadre est constitué de 1,8 milliard « d’amis ». Même si les algorithmes de Facebook n’expose votre information qu’à vos amis actifs avec vous (et non tous vos amis contrairement à ce que beaucoup pensent), chacune de leurs interactions avec votre contenu (like, commentaire ou partage) augmente sa portée, sa visibilité auprès de leurs amis de fait et d’opinions. L’entre-soi entretien l’entre-soi.

Enfermés dans leur tour de cristal, certains médias se bercent d’illusion quant à leur capacité à combattre ce phénomène. Selon Mathias Döpfner, directeur général d’Axel Springer, un des plus gros groupes de presse au monde, « Les « fake news » renforcent la valeur des informations sérieuses ». Il va même jusqu’à soutenir que plus les fausses informations créeront le trouble, plus le public appréciera une information née d’une enquête sérieuse. Vraiment ?! Encore faudrait-il que les lecteurs de la presse papier ne soient malheureusement pas en train en disparaître, que Facebook ne soit pas devenu la première plate-forme d’accès à l’information, et qu’un site Web soit adapté à une lecture cognitivement satisfaisante. Car il y’a un hic. Maintes études ont démontré que l’écran ne favorise pas la compréhension des idées. Il est émotionnel et épidermique. Beaucoup ont pleuré face à une vidéo regardée sur YouTube, peu devant un roman. Sur une page Web, la lecture d’une information, son analyse et sa mémorisation est constamment parasitée, interrompue par la présence de liens cliquables, de vidéos en lecture automatique, d’animations, etc. La liste des éléments perturbateurs est longue. Notre cerveau y étant constamment soumis à des distractions interrompant consciemment ou inconsciemment la lecture du texte, il s’en suit une perte de sens. Il ne s’agit pas de critiquer ici l’écran numérique, mais bien de rappeler qu’un support n’est jamais neutre, il a ses contraintes, ses spécificités intrinsèques et ses bénéfices. Le papier est le support le plus abouti pour l’appréhension des idées. La présence d’un texte sur un écran n’en fait pas pour autant un substitut au texte sur du papier. La force de l’écran réside dans sa capacité à attirer l’attention et transmettre une émotion. Celle d’Internet est dans l’accessibilité à l’information et se diffusion. Disons en simplifiant qu’Internet est plus efficace pour la médiatisation que les kiosques, alors que le papier supplante l’écran comme support cognitif. Dans nos sociétés envahies d’écrans depuis l’avènement de la TV et des ordinateurs personnels, puis celle des smartphones, la dimension conative de l’image, sa capacité à produire un effet sur l’être humain et à le pousser à agir, supplante celle du texte, à court terme. Le message se réduit à quelques signes sur Internet. Moins de 200 caractères pour un tweet, un post, ou un résultat de recherche dans Google. L’information qui l’accompagne prend bien souvent la forme d’une image et d’un lien vers la page Web qui la présente mais que la majorité des internautes partage sans même la consulter. Selon une étude de l’université de Columbia et de l’Institut National Français, 59% des liens postés sur Twitter ne sont pas lus. La désinformation a de beaux jours devant elle.

Originally published at www.plus7.fr on February 7, 2017.

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Nicolas Bariteau
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Fondateur deNB Consulting — Conseil et formation en stratégie marketing digitale. Curieux insatiable