Les territoires de l’Internet
Internet est un lieux pour ses usagers. Plus précisément un ensemble de territoires numériques reliés entre eux et qui correspondent à autant d’usages locaux et territoriaux unifiés par des normes et des protocoles occidentaux. En ce sens, il n’y a pas un Internet mais des Internet en terme d’usage. L’Internet chinois en est aujourd’hui l’expression la plus visible mais il existe bien d’autres territoires. Il ne faudrait cependant pas assimiler cette différenciation d’usages des réseaux territoriaux qui constituent l’Internet à une diversité de formes qu’il pourrait revêtir. Je vous propose de nous pencher sur la nature de cet Internet pour mieux en comprendre les évolutions et les enjeux pour notre société.
A quoi ressemble Internet ?
Les réseaux locaux qui constituent Internet sont reliés entre eux par des câbles sous-marins. Ces fâmeux câbles sur lesquels la NSA s’est parfois “invitée” pour obtenir certaines informations.
Pour savoir à qui cela ressemble, je vous conseille de consulter la version interactive sur http://www.submarinecablemap.com
Cet Internet, qui pour la majorité des gens semble bien abstrait et virtuel, surtout depuis le développement du cloud computing, repose sur des technologies et des matériaux bien concrets qui atterrissent sur nos côtes comme un câble EDF au coin de notre rue.
Internet est un espace composé de 3 couches :
- Couche physique : les infrastructures, le hardware pour faire simple, comme les cables sous-marins, les réseaux d’ordinateurs connectés entre eux, etc.
- Couche logique : les protocoles permettant aux données de circuler
- Couche cognitive : un espace d’échange transfrontières pour les données. La couche informationelle, sémantique.
A ces 3 couches, j’en ajouterais une quatrième, la couche politique et idéologique, le cyberespace sur lequel nous reviendrons un peu plus loin.
A quoi sert Internet ?
Tout simplement à transmettre ou recevoir des données numérisées ou numériques : textes, images, sons, vidéos, chiffres, coordonnées géographiques, déplacements… Bref tout ce qui peut être numérisé, c’est à dire tout notre environnement et nos productions, à commencer par nous.
Comment fonctionne Internet ?
Disons, pour simplifier, que ce réseau informatique permet aux donnnées stockées sur les serveurs de transiter d’un bout à l’autre de la planète et d’être accessibles ou partagés grâce aux FAI en filaire et en Wifi, par satellite, ou par les antennes des opérateurs mobiles grâce à des terminaux tels que les ordinateurs, les téléphones mobiles, les smartphones, les tablettes, les consoles de jeux, les bornes interactives, les écrans d’affichage numériques, les objets connectés… Lorsque l’on parle du cloud, il s’agit ni plus ni moins que de serveurs distants auxquels on se connecte pour accéder à des données ou des services qui ne sont plus ou partiellement stockés sur nos terminaux.
Internet et cyberespace
Plutôt que de parler d’Internet, certains acteurs, à commencer par les états, parlent depuis le début des années 2000 de cyberespace et plus particulièrement de cybersécurité dans cet espace en 3 dimensions qu’est Internet. Un des événements fondateurs de cet usage par les états est la cyberattaque massive de l’Estonie en 2007 qui a fait prendre conscience des risques inhérents au réseau.
Le terme de cyberespace trouve son origine dans la littérature de science-fiction, notamment dans le Neuromancien de William Gibson en 1984, roman fondateur du mouvement Cyberpunk qui a inspiré aussi bien Matrix que Akira et Ghost in the shell. Il désigne dans ce roman un territoire indépendant sans frontière ni soumis aux états dans lequel on peut circuler librement. Reprenant cette idée John Perry Barlow publiera en 1996 sa Déclaration d’indépendance du cyberespace, dans le contexte de l’utopie libertaire des années 1990 suite à la chute du mur de Berlin.
Le terme cyberespace réémerge dans la parole des états quelques années plus tard dans un sens opposé. Il désigne alors dans leurs doctrines stratégiques un territoire plein de menaces à conquérir et contrôler, pour l’utiliser dans une finalité de puissance et de souveraineté.
Le cyberespace est donc, selon Alix Desforges, chercheuse à l’Institut français de géostratégie de l’Université Paris 8, titulaire de la chaire Castex de cyberstratégie, un objet de représentations diverses et contradictoires qui dépend du point de vue de l’usager : un espace à conquérir, un espace de liberté et de partage. Au même titre finalement que les représentations que l’on peut se faire d’un pays et d’un territoire comme celui de la France. J’oserais avancer que le cyberespace constitue la couche idéologique d’Internet, l’espace où s’exprime les enjeux de pouvoirs.
Internet peut-il être neutre ?
Un certain nombre d’organisations gouvernementales américaines, la NTIA, la FTC et la FCC, ont organisé Internet sur un régime de neutralité proche de la presse, reposant sur la liberté d’opinion, l’auto régulation, l’antitrusting, l’économie de marché, à l’opposé du régime d’intérêt général du téléphone. Mais le gouvernement fédéral contrôle la répartition des adresses IP et des noms de domaines au niveau mondial via l’ICANN. De fait, les états ne maîtrisent pas l’architecture du Web au niveau national, hormis les États-Unis. Mais pour combien de temps ? En décembre 2012, lors d’un important sommet de l’UIT (Union Internationale des Télécommunication sous l’égide de l’ONU) à Dubaï, un certain nombre de pays, dont la Chine, la Russie et l’Iran, a tenté de modifier la gouvernance mondiale d’Internet en la faisant passer sous le contrôle de l’UIT sans y parvenir. Pourquoi une telle tentative ? Cela permettrait aux états d’influencer la régulation d’Internet et de récupérer un contrôle national d’Internet ce que les géants du Net refusent en pronant un Internet ouvert.
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Smart, Enquête sur les Internet par Frédéric Martel — Editions Stock[/caption]
Dans ce contexte, la tutelle directe du gouvernement américain sur l’ICANN ne semble pas pouvoir durer, surtout depuis l’affaire Snowden. Comme le rappelle Frédéric Martel dans Smart, les lignes bougent à Washington et il semble que l’on se dirige vers une gouvernance multi-stakeholder, avec de multiples acteurs : gouvernements, acteurs privés et de la société civile, universités, usagers.
Pour l’instant, l’Internet est la première ambassade américaine, une enclave en terres étrangères où transitent les données mondiales qu’il serait urgent de reterritorialiser — ou de déterritorialiser ?
Internet et colonialisme numérique
Peut-on considérer dans ce contexte que nous faisons face à un colonialisme numérique, celui des Etats-Unis, qui consacre la toute puissance de sa culture grâce au soft power ? Nous assistons au pillage organisé des ressources des autres territoires, à savoir les données personnelles des individus sans leur accord, ces fameuses Big Data. A commencer par l’Europe.
Pour reprendre les mots de Jacques Secondi dans un article Colonialisme numérique qu’il a publié dans Le nouvel Economiste, “La maîtrise de l’information en masse donne aujourd’hui à celui qui la possède la promesse de l’ultra-domination politique et économique. On imagine encore très mal l’ampleur des bouleversements à venir. C’est l’une des explications de l’inertie de la vieille Europe. Placée sous dépendance américaine, dépourvue de la chaîne industrielle adéquate, la colonie numérique européenne a oublié qu’il fallait une vision et une stratégie pour être citoyen à part entière de ce nouveau monde dont on ne devine encore que les fondations. »
Il est urgent de réagir en apportant une réponse et une vision européennes qui non seulement nous protègeraient mais assureraient notre développement économique face à la montée en puissance des BRIC.
Et le web dans tout ça a-t-il un avenir ?
C’est l’une des questions que pose Thibault Henneton dans le pocast du 24 mai dernier de Place de la Toile consacré à Cyberespace et géopolitique. Depuis peu de temps, les requêtes dans la barre de recherche des navigateurs tels Safari et Chrome ont évolué. Avez-vous remarqué que les suggestions de requêtes coexistent désormais avec des suggestions d’URL ? Les URL (Uniform Ressource Locator) seraient-elles amenées à disparaître ? Le http:// a dors et déjà disparu des URL affichées dans Chrome ou Safari. Dans une version bêta pour les développeurs il est même impossible de modifier les URL pour naviguer dans le site. Si l’on ajoute à cela que Google vient de mettre à jour son algorythme (version Panda 4.0) et que l’une des modifications apportées réside dans l’amoindrissement de l’importance des mots-clefs présents dans les URL, critère déterminant jusque là, l’avenir n’est pas rose pour la toile. D’autant plus que Matt Cutts a annoncé sur son blog le référencement du contenu présent dans les applications mobiles pour Android.
Que penser des initiatives récentes de certains acteurs tels Facebook qui veulent faire communiquer les applications mobiles entre elles de manière à ce que la navigation puisse se faire sans passer par le navigateur ? Que restera-t-il du Web dans quelques années alors que les terminaux mobiles deviennent le premier point de connexion à Internet ?
Ce n’est rien de moins que la neutralité du net qui serait battue en brêche. Le monopole des développeurs d’OS mobiles, Apple, Google et Microsoft, consacrée. La dépendance accrue des états et des acteurs économiques vis-à-vis de ceux du numérique. Derniers événements récents ? Ebay voit son positionnement s’effondrer et son audience infléchie par Google avec Panda 4.0, alors même qu’il cherche à pousser don service Google Shopping. Amazon malmène son fournisseur Hachette en le rendant moins accessible ou en le déréférençant de sa plateforme lorsqu’il s’agit de négocier les conditions de ventes à son avantage au détriment de ses clients. YouTube vient d’adopter une stratégie similaire avec des artistes indépendants mais de renommée mondiale telle Adèle. Ces pratiques ont lieu depuis des années, mais plus leur monopole s’accroit, plus les conséquences sont graves pour les internautes.
En passant du web à l’internet mobile des objets connectés, finirons-nous par perdre notre liberté d’expression ?