Ô, la Plage de Monsieur Kim (35/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
5 min readSep 7, 2018

« Un mogophone ? »

Le patron du bar n’en revient pas.

« Écoute, petit… le mogophone c’est pour les losers, les has-been. Peut-être qu’en Amérique les gens aiment encore ça, mais ce son plastique et métallique, cette… cacophonie, là… cette résonance sourde qui fait vibrer les verres… Personne n’en veut ici en Europe. Et je ne dis pas ça méchamment. Tu comprends, petit ?

— Je comprends. »

Le « petit » ouvre sa caisse et sort le mogophone. Le patron se plante sur la pointe des pieds pour mieux voir l’appareil. Il pousse un sifflement aigu.

« Oh putain, regarde-moi ça. On dirait une de ces tireuses à lait automatiques, tu sais ? C’est atroce. Regarde ce sac. Matte-moi un peu ces écrous sur le côté.

— Ce sont les touches.

— Les touches… Bordel, ça doit arracher la peau des doigts, non ? Sérieux, petit, sérieux, vends ton truc, là. Vends-le maintenant et passe à autre chose. »

Le patron fait mine de s’occuper ailleurs ; il se retourne, attrape un verre qui passe par là, l’analyse d’un coup d’œil et décide qu’il devrait être encore plus propre. Le serveur derrière lui porte un sourire mauvais — c’est la centième fois qu’il voit une scène de ce genre.

« Le saxophone… Ça, c’est un vrai instrument de bonhomme. Ça tape bien au fond, ça récure les murs des toilettes. Les gens sont scotchés, petit, ils finissent leurs verres trop vite, ils ne remarquent pas qu’on les a resservis. Tu piges ?

— Ouais, je pige.

— Alors pourquoi tu restes planté là ? Y’a d’autres bars où tu peux essayer, même si je pense qu’ils t’enverront tous chier comme moi. Tu peux faire mieux que ta machine… Tu vois ce que je veux dire ?

— Ben oui, je vois.

— Tu connais la musique, petit ?

— Ouais.

— Tu joues quoi d’autre ?

— Piano. Clarinette. Basson.

— Bah voilà, la clarinette. C’est beau, très triste, ça fera oublier les Allemands. »

D’un coup de torchon, il indique le mur près de la scène : des grosses pierres blanches et sèches, comme toutes les caves du Quartier latin. Des impacts de balles forment une constellation.

« Les Boches ils ont flingué des résistants ici. Jusqu’en 51. La clarinette c’est bien. C’est sobre et digne et pis ça dérange personne. Ramène ta clarinette et tu joueras sur ma scène. »

Le « petit » ne bouge pas. Il ne regarde plus le patron dans les yeux depuis longtemps. Il n’ose plus. Il reste là encore un instant, les mains contre le corps. Quelque chose dans l’ambiance de la cave l’étreint ; une présence indescriptible. Elle fait danser son doigt sur le bord d’un verre à whisky. La vibration grossit, reste épaisse, ne devient jamais cristalline. Mais elle s’en fout.

« Ça bouffe en piles, ton machin ?

— Ouais, m’sieur.

— Bon, tu vas jouer quoi ?

— Des compositions originales.

— Tu connais des morceaux de blues ? Tu peux jouer du blues avec ça ? »

Le « petit » hoche la tête.

« T’as droit à deux chansons alors. La première, tu me fais un truc connu et ensuite tu me fais un machin écoutable…

— Merci, m’sieur. »

Le « petit » dit avoir 22 ans, droit comme un I, des cheveux crépus qu’il a ramassé sous une casquette des Yankees. Le patron le dévisage un instant et pense que ce gamin ne peut pas avoir 22 ans. La courbure de son dos. Ses mains. Il est plus vieux, plus rodé, plus habitué à la vie. Plus près de la mort aussi. Il dégage une odeur de térébenthine, sans doute à cause du mogophone et de ses batteries.

« Bon, alors ? Tu joues quoi ? »

Il prend un instant pour réfléchir et grimpe sur scène.

« Kim.

Kim ? Je connais ça, Kim ?

— C’est le nom du morceau. Ô, la Plage de Monsieur Kim. Je l’ai entendu à New York. C’est du blues de Californie. »

Le patron lève les yeux au ciel.

« Du blues de Chinois ?

— Coréen. Comme tout ce qui vient de Californie. »

Soupir pesant. Il s’est fait rouler dans la farine.

« Tu viens d’où toi ?

— Texas.

— Tu parles bien français, putain… T’as appris à jouer du mogo-bidule au Texas ?

— Mogophone. Non. Enfin oui. Un peu ici, un peu ailleurs. Je peux commencer ? »

Le patron lève les mains et s’approche d’une table vide — elles le sont presque toutes, il est à peine cinq heures et des brouettes. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Il connaît les gamins dans son genre, il en a déjà vu passer. Certains sont devenus des stars. D’autres se sont tués à la tâche. Quelques-uns, les plus chanceux, s’en sont sortis et se retrouvent désormais au club une fois par semaine. Le patron ne possède pas de sixième sens, d’instinct, d’oreille, il sait juste ce qui marche et ce qui ne marche pas à la quantité de whisky et d’eau de cerise qu’il sert. Les gens prennent de la bière allemande lorsque la musique les emmerde et des bouteilles de champagne quand ils ne sont pas venus écouter les artistes.

Dès que le gamin se met à jouer, le patron soupire. Il le savait : le mogophone a quelque chose de daté, de vieillot. C’est une cornemuse électrique, un orchestre en papier mâché. Le poumon de la machine se lève en rythme pour dispenser la base, une grosse note maintenue durant tout le morceau. Les grands arrivaient à faire jusqu’à six lignes en même temps. Le gamin commence avec deux. Le patron soupire, jette un œil derrière lui, fait venir un café en levant trois doigts vers le bar. Et puis ce morceau… Kim, ça ne lui dit rien.

Et le gamin rajoute deux lignes de musique. D’un coup. Les notes s’élancent sur la scène, elles tournoient. Le patron ne connaît pas le procédé mécanique, il sait juste que l’appareil répète des suites de notes, des accords, des lignes qu’il faut rentrer en avance ou — pour les musiciens les plus doués — en même temps que l’on joue. Lentement, mais sûrement, quelque chose se réveille chez le patron. Quelque chose de puissant. Les verres vibrent, mais c’est la basse, alimentée par les batteries, qui utilise et le corps du mogophone pour souffler dans la caisse de résonance naturelle de l’instrument : la cage thoracique du gamin. Il rajoute une septième ligne peu après que le sucre du patron a fondu dans sa cuillère. Il reste coi, bloqué sur la scène. 22 balais, capable d’utiliser un mogophone et de remplacer sept musiciens d’un coup.

Une huitième ligne fait son apparition. Des images percutent le patron : c’est une mélodie définitivement asiatique. Mais elle est engluée dans le pétrole de Californie, dans les marées noires et les tankers. Il voit ces photos sorties il y a quelque temps dans les journaux de propagande, les phoques et les ouvriers chinois noyés dans l’essence et le mazout, rejetés sur une de ces superbes plages de Los Angeles. Derrière eux, une forêt de derricks, comme si les gratte-ciel de New York s’étaient déshabillés. Il frissonne. Il ne s’est pas rendu compte que le morceau était terminé.

« Tu joues samedi soir… »

Et à lui-même, dans un souffle…

« Les Boches vont adorer ça. »

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