Le Cercle, Daniel (31/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
4 min readAug 5, 2018

En un mouvement unique et lent, le couteau détache le filet de bœuf. Il tombe lourdement sur le billot, poussant un pet sonore qui fait sourire Daniel. D’abord les yeux, toujours les yeux, qui se plissent et qui se rident. Ensuite la bouche, avec une douceur propre à ses lèvres charnues. Et puis le nez qui se retrousse. Les clients de la boucherie aiment bien Daniel. C’est un travailleur méticuleux, le genre obséquieux et serviable. Les plus anciens n’apprécient pas son manque de chaleur, tandis que les nouveaux — quoiqu’ils sont de plus en plus rares — soulignent le respect. On aime un bon boucher qui sait ce qu’il fait, qui sait ce qu’il vend.

Le soir, Daniel asperge le sol de savon et frotte. La brosse vient gratter les tomettes du carrelage. Ses bras énormes font plier le manche en bois. Il en a déjà cassé une douzaine en trois ans. Personne ne le lui reproche.

Le matin, Daniel attend sur le pas de la porte, ses grandes jambes pliées, les genoux à la même hauteur que les épaules, en moins large quand même. Il ne bouge pas, contemple les quelques voitures, salue les rares passants qui le connaissent. Ses doigts s’éveillent lentement. Sa moustache rousse, garnie de poils blancs que l’on ne distingue qu’une fois tombés ou arrachés, lui tient chaud.

Entre ces deux moments, Daniel chasse.

Le parc de l’Abbaye ne désemplit jamais. Des hommes bien sur eux, des pères de famille, des étudiants sans le sou, des nonagénaires curieux y passent. Quelques femmes pénètrent dans le bosquet près de l’entrée, observent sans dire un mot. Les plus courageuses rejoignent les hommes. Les plus téméraires s’enfoncent vers l’étang où des canards tentent difficilement de faire leur nuit. Des jupes se soulèvent. On se tient d’une main aux arbres pour ne pas défaillir. On grogne. On pousse des cris discrets, étouffés, contenus. Un chien aboie au loin et des têtes apparaissent. Des lunettes reflètent la pâle clarté de la nuit. On essuie un peu de salive du revers du poignet. Deux femmes se redressent et se rhabillent en vitesse ; elles s’éloignent chacune de leur côté, sans offrir le moindre regard à leur amante. Les doigts sentent. Les genoux brûlent un peu. Les lèvres picotent d’avoir trop embrassé des barbes rugueuses et des toisons rasées.

Daniel chasse. Il avance dans la pénombre, repousse les invitations qu’elles soient vocales, tactiles ou éthérées. Il traverse les buissons, esquive les corps. Les habitués savent à quoi s’en tenir ; ils l’ignorent. Les nouveaux hésitent, prennent peur. Et si c’était la milice ? Mais comme le Cercle n’a prévenu personne, il n’y a aucune raison de s’inquiéter.

Daniel en a après une cible bien précise qui vit planquée dans la pénombre. Elle attend son heure pour saisir à la gorge sa proie. Elle s’appelle doute, elle s’appelle questionnement, elle s’appelle épiphanie. Le Cercle lui a promis une vie de malheur s’il ne traquait pas les survivants d’une communauté d’Objecteurs. Alors il chasse les ennemis de la Ville. Il chasse pour sourire.

Les Objecteurs s’étaient levés un matin et tous ensemble ils avaient refusé les prédictions du Cercle. Selon leur propagande, des documents placardés durant la nuit sur les murs en brique de la ville, le Cercle était un piège, un moyen de contrôler l’incontrôlable : l’esprit. Les lettres noires sur le fond jaune — couleur généralement réservée aux avis de disparition — faisaient frissonner. À l’aube, les Cercles ne se remplirent pas comme d’habitude. On se demandait où était passé son voisin, ce qu’il était arrivé à sa cousine. À midi, ils sortirent enfin de chez eux et remontèrent l’avenue de l’Usine vers le Centre de Vie. Ils ne dirent pas un mot, ne scandèrent pas une parole ; ils paraissaient sûrs d’eux, investis d’une mission secrète. Quelqu’un dans la foule — puisque tout le monde les observait, le travail s’était quasi arrêté à travers la Ville — leur demanda si c’était le Cercle qui leur avait ordonné de se rebeller. Il n’obtint aucune réponse.

Si Daniel n’avait jamais vu d’exécution de sa vie — il avait alors vingt ans — , son père se souvenait d’avoir assisté, enfant, à une manifestation réprimée dans le sang. Trois générations plus tôt, donc. Daniel désapprouvait la violence, bien sûr. Il désapprouvait la mort et le sang. Et le Cercle le répétait assez souvent dans leurs têtes, directement dans leurs oreilles, comme l’écho d’une voix proche. Les ormes qui bordaient le Centre de Vie furent taillés et des cordes nouées sur les branches épaisses. Aucun Objecteur ne tenta de fuir. On demanda à la foule de trouver des bourreaux et Daniel — qui avait commencé sa formation en boucherie — leva immédiatement la main. Il regretta sa rapidité et imagina les regards outrés, choqués des gens autour. Mais voilà que les mains levées se multiplièrent. La moitié de la foule amassée près des Objecteurs semblait désormais investie de cette mission. Peut-être était-ce une prédiction du Cercle ? Peut-être était-ce une haine farouche envers l’un ou l’une des condamnés ? Quoiqu’il arrive, Daniel avança et saisit deux cordes. Une femme de son âge, aux longs cheveux clairs. Un vieux monsieur à la moustache asymétrique — la mode de cette année-là. Daniel tira et deux âmes s’élevèrent loin de la Ville et loin des Cercles, vers le ciel de métal, à travers la coque, dans l’espace froid et glacial.

La femme péta, ce qui fit sourire Daniel.

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