Pas la moitié d’un problème (36/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
7 min readSep 15, 2018

On a tiré le corps de l’eau jusqu’à la ligne où les clapotis du lac et le sable chaud se rencontraient. Le vieux Brisk, avec ses épaisses lunettes fumées et son cigarillo… Jeanson maugréant… et moi… on observe le cadavre.

« C’est une blague, j’espère ? »

Aucun humour dans la situation. Pas la moindre trace. Je recule et je fais quelques pas. Encore personne aux alentours à part la joggeuse qui a découvert le corps. Elle se tient à distance, la tête levée vers nous. Un suricate qui monte la garde. Bientôt, elle demandera à récupérer son terminal et répandra sur le réseau ce qu’elle a vu…

Et tout Opale saura en moins d’une demi-minute.

Une ligne ordonnée et serrée de cyprès bloque la vue depuis la route. De l’autre côté du lac — plus étroit ici que nulle part ailleurs — le ponton en bois dévoré par la pourriture d’un centre éducatif gouvernemental. Ils dorment encore… ou bien ils sont en train de manger. Dans une heure ou deux, ils se rueront vers l’eau et apercevront le cadavre.

Le cadavre d’une sirène.

Brisk semble en décalage avec la réalité. Jeanson lève la main comme pour se rafraîchir.

« Bon, si c’est pas une blague, faut qu’on fasse quelque chose. »

J’opine et je reviens vers eux. Mes jambes flageolent. Je ne sais pas si je vais tenir toute la journée. Et l’odeur d’algue et de pourriture. Et les yeux révulsés. Et les cheveux rouges entremêlés. On dirait un déguisement de…

« Ouais, ouais, faut qu’on se dépêche avant que ça ne devienne l’attraction du coin. »

Un coup de klaxon derrière les cyprès ; l’ambulance est arrivée. Deux types descendent, marchent vers nous, gros sac à dos sur les épaules et puis à mesure qu’ils comprennent ce qu’ils voient, ils ralentissent.

« Oh merde.

— Exactement… Bienvenue les gars. »

Je connais le premier — un jeune père de famille — , mais le second — plus âgé, l’air plus expérimenté — ne me dit rien du tout. Ses yeux sortent presque de ses orbites. Quand il ouvre la bouche, les mots paraissent collés, emmêlés.

« C’est-une-sirène-putain.

— Ouais, une sirène.

— On-dirait-Ariel-la-petite… »

Et il tourne la tête juste à temps pour ne pas se vomir dessus. Le vent tiède courbe la gerbe. Le sable chaud reçoit l’offrande. Je réprime un haut-le-cœur. L’ambulancier plus jeune tape sur l’épaule de son pote.

« Je t’avais dit de pas bouffer ces beignets… »

Un fou rire parcourt le groupe comme un éclair ; c’est l’angoisse, c’est le stress, c’est la bizarrerie de la situation. La joggeuse là-haut doit se demander ce qu’on fout. Elle se redresse et nous lance, encore un peu sonnée :

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Sa voix est toute étouffée par la distance et le vent.

« Tout va bien ! Vous inquiétez pas ! »

Elle se rassoit sur son minuscule rocher de la plage.

« Allez… On embarque le corps et puis… on essaye de rien dire. De garder ça sous silence. »

Quatre paires d’yeux me regardent de travers. Jeanson tord la bouche dans un sourire gêné.

« Sérieux Dallas, vous croyez vraiment qu’on va rien dire ?

— Je sais pas… On est de la police, non ? »

Pas un mot durant le retour à Opale. On encadrait l’ambulance. Dans le sens inverse, les premiers véhicules des chanceux : les retraités, les vacanciers, les militaires en perm. Cette journée allait être sublime.

Dernier virage avant les premiers dômes d’Opale, son arcologie ouest. Bientôt les boulevards couverts de bâches en plastique pour masquer la vie. Quelques rues encore et les souterrains de béton et les entrées de parking. Un rond-point et son mirador et puis nous nous arrivons au commissariat central de la police militaire. L’ombre de la muraille s’étire maintenant sur nos anciens jardins tués par les restrictions d’eau et l’écrasante chaleur. Opale sèche. Opale jaunie. Opale qui retourne à la poussière.

À 11 heures, une fusée décolle depuis l’astroport et la ville vibre. Les gens ne font plus attention à ces signes, à ces détails routiniers. Ils ne voient pas que le sable chaque jour s’avance, que l’air est plus sec, que la ligne l’horizon semble se rapprocher.

Les gens sont préoccupés par la sirène, car bien sûr quelqu’un — la joggeuse, peut-être le jeune ambulancier ? — a craché le morceau. Une vingtaine de policiers s’amassent autour de l’ambulance qui se gare brusquement.

Je sors dès que la jeep est arrêtée.

« Y’a une panne de clim’ à l’intérieur, les gars ? »

Certains regards fuient, d’autres sourient.

« Et si vous pensez qu’on va la découper et servir des sushis à midi… Allez, foutez le camp. »

Mais l’ambulance ouvre ses portes à ce moment précis et ils l’aperçoivent et la sentent. On pousse des cris et on recule. On reste figé. On s’en veut d’être descendu. Le groupe se disperse assez vite pour que je n’aie pas besoin de me répéter.

Le cadavre traverse le bâtiment sous une couverture de plastique, à l’abri des regards. L’odeur infeste les étages, l’ascenseur, la morgue. C’est plus que du poisson pourri, c’est un véritable corps humain en décomposition.

« On écarte immédiatement les questions idiotes… On n’a toujours pas rencontré une autre race d’extra-terrestres mi-humains mi-saumons ? »

Hochements de tête de l’équipe scientifique… Brisk reste impassible.

« Pas de trace de cicatrices… une opération chirurgicale qui a mal tourné ?

— Si c’est chirurgical, c’est un boulot exceptionnel. Et faut que j’ouvre pour voir comment… ça marche à l’intérieur.

— À toi l’honneur Brisk. »

Il soupire. Les instruments sont installés autour de la table, les assistants robotiques s’activent. Le ventre de la femme est ouvert. Deux types sortent de la pièce. Je me retiens de gerber tout ce que j’ai bouffé depuis une semaine. À chaque organe que Brisk extraie, il commente la forme, le poids et l’état, avant de lâcher un « humain » presque sifflant. Des poches colorées remplies de liquides puants et acides passent de mains en mains. À la lumière de la morgue, c’est une boucherie infernale qui danse devant moi.

Et puis Brisk retourne la peau là où elle devient écailleuse. Il s’approche, la respiration bloquée, d’énormes lentilles posées sur les yeux. Le silence se fait dans la pièce. Son scalpel découpe un carré de deux centimètres sur deux et il recule, avec une étrange raideur dans ses mouvements.

« Alors Brisk ? C’est quoi ?

— Foutez le camp de la pièce. »

Il n’a pas haussé le ton. Son équipe a suivi le mouvement sans protestation.

« Brisk ? »

Une fois que la voie est libre, il se laisse tomber sur un tabouret à roulettes situé derrière les outils. Il tient toujours entre ses doigts le petit carré de peau.

« C’est génétique. »

Je reste un peu bête, là, comme ça. Il n’ose plus me regarder. Merde.

« Y’a une trentaine d’années, une société bossait sur des thérapies… de la chirurgie génétique… pour… pour faire repousser des membres et reconstruire des organes.

— Jamais entendu parler.

— Avec la guerre, la boîte a été nationalisée. »

Brisk me regarde enfin. Il est à deux doigts de chialer.

« Ces opérations étaient très chères… et abominablement douloureuses. Le taux de réussite était… proche de zéro. OK, on faisait repousser des nez et des doigts… mais les patients se tapaient des arrêts cardiaques, des chocs anaphylactiques incroyables. »

Il pose le carré de peau dans une coupelle en verre.

« Comme un rejet de greffe en accéléré.

— Et tu sais ça… parce que ?

— J’ai bossé là-bas… Je…

— Ouais, OK. Brisk, je m’en fous de là où tu as bossé. Cette ville a été construite pour et par des soldats et des mafieux. Regarde-moi. »

Il sourit.

« Ouais… Mais là… C’était… »

— Brisk.

— On s’en fout. Tu as dit que c’était fini ?

— La junte a eu peur du processus et tout a été démantelé. Les équipes éparpillées au vent. Je suis tombé ici, mais la plupart des potes sont… ou étaient… sur le front. »

Ses yeux deviennent vagues, humides. Le clapotis du lac. Le sable chaud.

« Brisk ?

— Dallas… Cette femme a été tuée. Peut-être torturée.

— Torturée ?

— C’était des rumeurs à une époque… Torture physique et psychologique. On te faisait pousser un nez sur ton menton…

— Tu déconnes.

— Des rumeurs. Des blagues de mecs chelous. Un chirurgien, par nature, c’est un peu fou. Et un généticien c’est carrément Lucifer. »

Par la vitre, l’équipe de Brisk nous observe.

« On peut pas leur dire.

— Je sais, Brisk. On dit rien à personne pour le moment.

— Ça pourrait remonter… et m’éclater à la gueule…

— Brisk. Calmos. Tout va bien se passer… »

Nouveau haut-le-cœur. Cette fois, je n’arrive pas à le contrôler. Je vise la poubelle à ma gauche.

« Dallas… Je suis désolé. »

Je hoche la tête négativement.

« T’inquiètes… J’ai toujours rêvé d’enquêter sur un type qui tue ses victimes en les transformant en sirène. »

Aucune réaction en face.

Rien dans ses yeux.

Simplement l’odeur infecte de la morte.

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