Le Mascaret (39/52)
Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du Bradbury Challenge : 1 an, 52 semaines, 52 nouvelles. On aurait pas dû aller danser.
1.
Pour la faire courte, William a rencontré Zato une après-midi, puis a développé des sentiments disproportionnés. Deux semaines plus tard, Zato avait quitté sa vie par quelques mots sans importance : « Je t’appelle demain. »
2.
Techniquement, William est coupable d’être tombé sous le charme de Zato… Non, pas le charme en réalité, pas le charme, ce n’était pas vraiment ça. Parlons plutôt de promesse : William est coupable d’avoir été conquis par la promesse « Zato ». Un chic type, fière allure, joli sourire, humour débridé, rire explosif, expressions étranges sorties d’on ne sait où.
Rien à redire sur l’aspect physique, même la petite moustache à la mousquetaire l’avait plutôt convaincu. Ça ne va pas à tout le monde, explique-t-il plus tard au TED Talk qu’il donne à sa douche, mais lui, ça lui allait, franchement. Le rideau plastifié bruisse et ses feuilles mal imprimées opinent.
Pour le mental, il y avait eu des signes avant-coureurs, une sorte de précipitation dans l’après-midi. L’un et l’autre savaient qu’ils allaient coucher et c’est comme s’ils se retenaient. Et puis il y avait eu des révélations. Zato avait commencé en entrée de jeu par : « Je sors d’une relation et je sais pas si je suis prêt à tout ça », enchaîné plus tard par un : « Je viens de m’acheter un téléphone portable, tu te rends compte ? C’est dingue quand même ces applications, moi ça me fait peur, je sais pas trop quoi en penser… » et enfin, alors qu’ils hésitaient entre deux restaurants proposant strictement le même genre de sushis français sans saveur : « J’ai perdu vingt kilos ces deux dernières années, je suis pas encore prêt, tu sais, je ne suis pas habitué. » William avait répliqué, peut-être poussé par un instinct de solitude, qu’il ne voyait personne, que de toute façon aucun autre homme ne lui plaisait, ce qui était vrai, OK, mais qui renvoyait une image glacée et pédante. Il se détesta tout le reste de la soirée, sourit moins et rit avec retenue.
4.
En sortant du restaurant, il y avait eu un échange impromptu de mains et de fluides corporels. Un caleçon avait été tiré contre la grille d’un parc où d’ordinaire enfants et parents viennent tuer le temps. Ils étaient rentrés presque en courant, avaient traversé le fleuve par le petit pont de bois. Les planches craquaient, mais aucun des deux ne s’en souciait. De longues traînées nuages bouchaient l’horizon. Ils avaient baisé, oui, baisé, pas d’autres mots, baisé. Ils avaient passé la nuit à se dire qu’il allait falloir se lever, dans six heures, puis cinq, puis quatre. Zato prit une douche en tremblant de fatigue, claqua la porte, envoya une salve de textos chauds et excitants, mais truffés de fautes. William retrouva le sourire, pensa à lui tout au long de la journée, s’offrit une sieste intense où le temps devint lourd et lent comme de la guimauve. Il se réveilla avec un filet de bave sur l’oreille. Il repensa à la nuit précédente. Baisé, oui.
Et puis le silence, le simple silence. Les aléas de la vie. Une semaine en vacances. Des textos plus rares, plus froids, plus distants. Parfois, le retour de l’être aimé dans un rêve. Ses bras, son ventre, ses vergetures qui soudain étaient devenues entre-temps un objet de fétiche. Le réveil douloureux et le texto « on se voit quand ? » et ses variations, ses couplets, ses refrains.
5.
Techniquement, Zato avait invité William dans ce bar et William était venu sans trop savoir ce qu’il allait se passer. Zato avait été soudain très collant, très proche, très humide. Ils s’embrassèrent à pleine bouche, en pleine journée, en public, quelque chose de si rare pour William qu’il se sentit un peu mal à l’aise. Il eut honte de cette émotion, eut honte d’avoir honte, eut l’impression de trahir toute l’humanité en frissonnant de honte, se trouva dégoûtant. Peut-être que c’est là, à cet instant précis que tout s’était arrêté entre William et Zato. En tout cas c’était sa théorie et il la partageait à ses amis, à ses proches qui lui demandaient : « Et alors il y a quelqu’un dans ta vie en ce moment » et il insistait sur sa propre responsabilité : « J’aurais pas dû ressentir ça, mais je ne suis plus habitué. »
Ils avaient pris des élastovélos jusqu’à la jetée du port et là Zato, soudain paniqué, proposa de se revoir. Il dit : « Je t’appelle demain » avec un sourire assuré, honnête et donc William le crût entièrement, de la tête au pied, jusqu’aux étoiles.
« Je vais être occupé, mais je t’appelle demain. Promis juré.»
Le lendemain était passé et William avait posé son téléphone à la distance exacte où le saisir pour envoyer un SMS demandait un effort surhumain, mais où l’attraper pour lire un tex reçu était parfaitement envisageable.
Zato ne le contacta plus jamais.
6.
Ils s’étaient revus deux fois. La première, une de ces goélettes qui avaient fait la grandeur d’une époque révolue se trouvait amarrée au bout d’un vieux dock branlant de la ville basse. Ses voiles repliées aux couleurs de l’Empire attirèrent l’attention de William, comme un signal dans le ciel. Il n’avait pas eu de nouvelles de Zato depuis plusieurs jours, mais c’était « prévu », Zato l’avait « prévenu », il lui avait dit qu’il allait être occupé, mais qu’ils allaient se revoir, « promis juré ».
Alors il se tenait là, gonflé par les litres de thé qu’il avait bu et les kilos de pâtes que son corps avait réclamés durant ces semaines de silence, lorsqu’il vit Zato au milieu d’un groupe d’amis. Il reconnut parmi eux quelques visages aperçus au bar, et peut-être même qu’il pourrait se souvenir des prénoms s’il insistait vraiment. Il n’en fit rien et préféra se haïr. Le temps de la surprise laissa fuir Zato qui déjà traversait la foule pour y disparaître. Un moment, William se dit que… qu’il avait encore maigri, non ?
7.
La seconde fois, William se trouvait assis au fond d’un bus et il avait posé son front asséché par l’hiver sur la vitre côté droit. Sur le trottoir, Zato qui attendait de traverser. Un gouffre insondable s’épanouit dans le ventre de William, ses mains tremblèrent, un moment doublèrent de volume, il eut envie de crier, de vagir, de taper sur la fenêtre comme un gorille et de hurler le nom de l’homme qu’il avait brièvement aimé. Il resta immobile, silencieux, invisible. Zato était seul, mais sur son visage, quelque chose affichait le calme des gens qui viennent de se marier.
William se dit que voilà, il avait laissé passer sa chance, qu’il avait laissé fuir son unique chance de vivre avec quelqu’un, que jamais le temps, la vie, le Destin ou bien le karma voire même tout ça et plus encore n’allait lui offrir une opportunité comme celle-là.
8.
Et ce fut tout. Zato quitta la surface de la Terre, téléporté dans une vague de lumière jusqu’au coin arrière droit du cerveau de William. Il y vit encore sous la forme d’une solution chimique puante, aux formes vagues, qui accroche des tentacules monstrueux sur quantité de souvenirs au demeurant jolis : des sushis au fromage, un gin & tonic trop fort et trop cher, un ami perdu, la clé dans la serrure l’haleine chargée de la salive d’un autre, le réveil agressif et le ventre au creux du rein, le mascaret d’une dernière chance.