Elle attend (40/52)
Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du Bradbury Challenge : 1 an, 52 semaines, 52 nouvelles. Sans doute qu’il aurait fallu attendre davantage.
Huit heures qu’elle attend sur le bas-côté. Quatre cent quarante minutes à fixer l’horizon — elle a compté sur ses doigts, elle a eu le temps. Le plafond gris des nuages n’apporte ni chaleur ni fraîcheur. Parfois le vent souffle un peu et elle redresse la tête comme s’il s’agissait d’un message, de l’écho en avance du moteur à explosion. Il a dit qu’il venait, alors il va venir.
Elle ne sait pas qu’il est mort, qu’il gît dans le sous-sol d’un entrepôt, que ses créanciers — une petite mafia européenne sans intérêt — n’ont soudainement plu eu de patience du tout.
Alors elle attend.
Six jours qu’elle attend dans le village de Samaritan. Cent quarante-quatre heures à faire semblant de vivre — elle a compté sur un bout de papier emprunté au vieux couple qui l’héberge. Les vendanges ont commencé et elle a accepté ce boulot étrange, elle qui n’a jamais travaillé. Elle se sent mal, elle est courbaturée, cassée, pliée en deux par les heures penchées sur les buissons touffus. Les fruits roses qu’elle cueille lui attaquent la pulpe des doigts et les petites épines sur les branches déclenchent des démangeaisons qui durent jusqu’aux premières heures du soir. Il n’y a rien d’autre à faire, alors elle ne fait rien. Quand un véhicule passe au loin, elle lève la tête et se dit que peut-être, voilà, sa chance est là, son carrosse, son prince. Ce n’est jamais lui ; un autre fermier qui vient apporter de mauvaises nouvelles ; ou un des types de la coopérative, l’air embêté ; ou bien, très rarement, un touriste d’Opale.
À Samaritan, la ville — personne ne dit Opale bien sûr, juste « la ville » — n’attire personne. C’est trop grand, trop gros, trop prétentieux. Samaritan était là bien avant. Avant la première base militaire, avant l’installation des rampes de lancement pour l’espace, avant la guerre.
À Samaritan, on a pensé que ça n’allait que causer des soucis, tous ces gens mélangés, ces militaires en permission, ces compagnes esseulées, ces enfants orphelins. Bien sûr, ça ne les empêche pas de produire un gin dégueulasse qui grille les neurones. On le trouve dans les tripots les plus mal famés d’Opale. Mais à Samaritan, on sait prendre sans donner.
Trois semaines qu’elle attend dans le petit bordel dans les hauteurs de Samaritan. Elle ne participe pas, fait des ménages. Les gars et les filles ont compris qu’elle ne fait que de passer, ils sont gentils avec elle. Ils lui posent des questions quand même. Lorsqu’elle n’est pas dans la pièce, on se raconte les dernières informations à son sujet. On pense que c’est lié aux arrestations récentes, un client dit la connaître et puis en fait il ne la reconnaît pas vraiment. La voilà devenue Juliette — mais où est donc son Roméo ?
Il est crevé, Roméo.
Le bordel est ouvert tous les soirs et se laisse approcher sans sécurité apparente. L’autoroute qui passe plus bas amène un trafic varié et un peu fou… c’est à dire pas seulement des militaires. Les gars et les filles sont bien traités, aiment leur métier, arrivent un peu plus tôt pour rendre tout ça plus présentable. Ils évitent de trop souvent regarder par la fenêtre : le jour, Opale leur rappelle leur enfance sans amour ; la nuit la ville brillante leur évoque le ciel étoilé où ils ont perdu un parent, une amie, un frère.
Quatre mois qu’elle attend. Elle a épousé un militaire en perm’ histoire de toucher un peu d’argent. Elle est enceinte, il est reparti. Avec un peu de chance, le bébé lui permettra de trouver un poste dans l’administratif, quelque chose de moins dangereux.
Elle passe ses après-midi à balayer, à feuilleter de vieilles revues. Ses cuisses sont en train de grossir, de prendre du volume. Elle a qui a toujours été fine, elle se demande s’il aimera ces changements. Elle se regarde peu dans la glace — à chaque fois elle repense à cette robe hors de prix qu’elle essayait lors de leur première rencontre. Il en parlait souvent. Un jour, elle sera à toi ; tu verras ; mets-toi bien ça dans la tête ; nous irons dîner au Symposium et tu la porteras et j’aurais un costume aussi ; de la location bien sûr ; nous irons au Symposium et nous aurons juste une entrée à partager et ça sera parfait.
Maintenant Roméo n’est qu’un tas d’ossements au fond d’une fosse commune et personne, à part peut-être trois flics et demi, ne se souvient de son existence.
Elle vit dans une cabane chez le père du militaire. Il passe ses journées prostré devant la télévision. Certains soirs, elle l’entend hurler. Selon le cri, elle sait si une bataille a été remportée ou perdue. Elle ne redoute pas tant que ça que son militaire meurt. S’il décède là-haut, tout le monde aura droit à une belle prime. Elle pourra partir. Elle pourra aller attendre ailleurs. Et puis, s’il ne meurt pas, et bien tant pis. Elle attendra encore. Elle saura être patiente.