Les fourmis (32/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
4 min readAug 10, 2018

C’est comme un rythme. Un premier tintement métallique, suivi par deux longues résonances, puis enfin, en tout dernier, un murmure.

Oui, un murmure. Comme si quelque chose attendait que la mélodie s’enchaîne — un tintement, deux résonances — pour lâcher un murmure, pour souffler quelque chose.

Parfois, lorsque la nuit est tombée et que la jungle autour de nous ne fait plus un bruit, j’entends des mots que je déchiffre la mâchoire serrée. Les premiers me demandaient de tenir bon, mais tu sais, ceux que je devine depuis quelques jours, non, c’est sûr, non, non, ils ne me veulent pas du bien. Ils me menacent. Ils me disent que c’est bientôt terminé, que c’est pas loin d’être fini et que tout ça — l’explosion, la chute, les cris, le réveil dans la boue — ce n’était que le début.

Je sais pas qui me parle. Peut-être est-ce mon imagination, peut-être les secours.

Peut-être les fourmis.

Je ne me souviens pas forcément très bien de ce qu’il se passait avant l’explosion. Je discutais avec Bruce. Je crois. Étions-nous debout ou assis ?

Je ne me souviens plus.

Je portais ce tailleur que tu as toujours aimé, un peu chaud pour la saison, mais tant pis, j’en avais envie. Il tenait à la main un gobelet en plastique rempli de café brûlant qu’il touillait avec son stylo. Ça, je m’en souviens, parce que c’était son Montblanc. Je me rappelle m’être dit qu’il avait du culot quand même, que c’était le cadeau qu’il avait reçu en quittant son ancienne boîte, que ça allait le foutre en l’air. Le noir du stylo se mêlait au café, c’était comme s’il faisait danser la boisson chaude entre ses doigts. Un charmeur de serpent.

J’avais posé ma main sur le canapé dans le couloir. Un gros canapé gris anthracite, comme oublié là. La texture de son tissu me calmait, m’apaisait, ça oui, ça je sais que j’avais ma main sur le canapé. Mais est-ce que j’étais debout ou assis ? Et Bruce ? Où se trouvait-il exactement ? Au-dessus de moi ? De quoi parlait-il ?

Je me souviens du choc. Tout le bureau tremble. Les cadres se détachent et tombent sur la moquette. Certains se brisent. Là, il y a comme un blanc dans ma mémoire, comme s’il manquait des photos à la présentation. Ensuite on court, on court et je trébuche à cause des talons aiguilles et de la peur. Mon cœur bat la chamade. Je ne sais pas ce que je fais là, d’où je viens, où je vais. On aperçoit la fumée. On voit l’autre avion. On comprend. Bruce court. Il crie quelque chose, mais… mais moi… je… Je crois que je n’arrive pas à me motiver, à prendre une décision. Je pense à toi, je pense aux petites, je pense à ma mère. Mais ça ne marche pas. Tu sais comme quand tu te rappelles de quelqu’un, mais que… son visage… ses traits… ne te viennent pas. Exactement ça. Et pire encore, car vos prénoms m’échappent un moment. Je me redresse. Je m’appuie contre le mur. La tour tremble une nouvelle fois. Une plante verte à quelques mètres de moi s’effondre : son pot se brise sans un choc, comme si les molécules qui formaient la glaise cuite s’étaient subitement évaporées. La terre s’affaisse et la plante se penche et chute mollement.

Je pense aux fourmis que nous sommes.

Le reste, difficile à dire en réalité. Le noir d’un coup. Le choc. Un cri étouffé sur ma droite, peut-être la secrétaire qui me suivait depuis quelques minutes. La sensation d’être plus légère aussi malgré la pression sur ma poitrine. Il me faut des heures pour comprendre que ce sont mes jambes et qu’elles sont coupées et que personne ne viendra jamais me secourir.

Je reste là, immobile, à tenter de décrypter l’obscurité autour de moi. J’hésite sur mon état. Suis-je vivante ou suis-je morte ? Difficile à dire. Parfois, je sens un courant chaud le long de ma jambe et je sais que je suis en train d’uriner. Parfois j’arrive à bouger mon bras et je hurle aussi fort que je peux. Ma voix ne porte pas. On dirait un cri sous l’eau, sous une vague. De temps en temps, quelque chose bouge, oui, une pierre roule, une nouvelle forme se dessine sous mes yeux, OK, mais je n’arrive pas à l’attraper.

Le noir qui m’entoure laisse parfois entrevoir une jungle étouffante où les troncs se battent pour atteindre le sommet de la canopée. Petit à petit, cette forêt tropicale s’anime. Des perroquets et des toucans gazouillent. Un singe minuscule me frôle la nuque en sautant de liane en liane. Plus loin, je devine plus que j’aperçois le feulement d’une panthère.

La nuit — et j’appelle la nuit le moment où des étoiles deviennent visibles à travers la frondaison, mais peut-être est-ce le jour ? — , le murmure s’amplifie, prend davantage de place. Un tintement, deux résonances, un mot soufflé dans mon oreille.

Peut-être une canalisation.

Peut-être un autre survivant comme moi. Nous étions relativement haut dans la tour. Je t’imagine arpentant des ruines pareilles à une montagne, engoncé dans une combinaison de pompier, soulevant les rochers et les poutres pour creuser un passage jusqu’à mon corps essoufflé. Mais à chaque fois que tu enlèves ton casque, je ne vois pas ton visage et je pense aux fourmis autour de moi. Je me demande si elles ont survécu, elles. Si elles s’en sont sorties. Si elles remontent vers le ciel. Si elles pouvaient, peut-être, avec un peu de chance, vous apporter nos messages.

Les fourmis.

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