Les Ronces (37/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
7 min readSep 21, 2018

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Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du Bradbury Challenge : 1 an, 52 semaines, 52 nouvelles. Elle est inspirée par des faits réels.

On avait retrouvé le corps du petit Loïc à quelques kilomètres de la maison, dans le bois où Virginie et moi avions couché ensemble pour la première fois. C’était la semaine qui précédait notre bac et nous avions décidé avec quelques amis d’aller camper pour décompresser avant les examens. Les uns après les autres, ils avaient annulé, nous laissant pour finir seuls, elle et moi.

Un chemin en gravier gris — qui apparaît maintenant sur ma télévision, avec en bas un bandeau rouge et des textes qui défilent — menait à une clairière paisible, idyllique. Elle semblait fausse… pour tout dire… artificielle. Les sapins d’un vert sombre ceinturaient un espace d’une trentaine de mètres carrés. C’est là que nous avions planté nos tentes.

Le journaliste en direct depuis le bois raconte avec détail et confusion l’enquête qui avait mené la police jusqu’à ce lieu. Loïc — un garçon bien sage et souriant si l’on en croyait la photo qui s’affichait dans le coin droit de l’écran — avait été étouffé, son corps glissé sous un roncier. Mais qu’était devenue Virginie, d’ailleurs ? Il y avait eu ce week-end… le bac ensuite… les vacances d’été moins paisibles et agréables qu’à l’accoutumée… et puis la fac. Paris pour elle, Caen pour moi. Deux fois par an, nous nous croisions par hasard, un peu surpris, soupçonnant l’autre de nous avoir oubliés. Quai de gare embouteillé, station de métro puant la sueur, supermarché du village aux néons brûlants. Chaque rencontre se terminait par la même gêne croissante, l’impression d’avoir trahi l’autre. L’écran s’agite quand le journaliste est repoussé par un cordon de policiers. Je reconnais la clairière, là, au bout du chemin pierreux.

J’ai soif.

C’était arrivé un peu par accident, en réalité. Une blague sur notre… solitude en avait amené une autre, moins drôle, plus excitante. Elle m’avait embrassé, puis nous avions roulé dans mon sac de couchage. Il faisait très froid cette nuit-là. Je revois maintenant le tas de ronces, oui, juste derrière la tente de Virginie.

À l’époque elles sortaient à peine d’entre les sapins, les longs tentacules d’un monstre terré au fond du bois… peut-être avait-il planté ces arbres et construit cette clairière dans l’espoir d’y attirer des campeurs charmés ? Mon père — c’était peut-être trois ou quatre semaines avant sa mort, tiens, j’y pense maintenant, je l’avais comme oublié — avait dit en rigolant que pour rester au chaud dans une tente, il valait mieux dormir nu dans son sac de couchage. Il avait mis ce qu’il fallait de sourire et de clin d’œil pour que le message passe. Virginie s’était endormie contre moi, là, une main sous mon aisselle. L’autre bras derrière la tête, je gardais un œil sur la forêt par l’interstice de la fermeture Éclair de la tente.

Les arbres vibraient. Et les ronces progressaient lentement, comme attirées par nos odeurs. Sur les bras nus de Virginie : un fin duvet, incroyablement doux.

Le journaliste revient maintenant sur ses pas, son caméraman sur les talons. Sa voix trahit une joie évidente, tandis que son visage tente de rester sérieux, accablé par cette interdiction.

« Oui, vous comprenez, la police est très protectrice, ils ne veulent pas reproduire les erreurs qui n’ont fait que ralentir l’enquête jusqu’à présent… »

Je n’écoute plus vraiment en réalité. Quelque chose dans son regard hautain m’exaspère. Je me retourne vers la baie vitrée : derrière le petit jardin où traîne le toboggan en plastique de mon fils, derrière la haie qu’il faut couper, derrière les deux pavillons qui nous séparent de la départementale, il y a le champ et puis le bois ; les sapins et les ronces.

Il doit y avoir des camions de police et des véhicules de presse garés sur les bas-côtés, sur l’aire de pique-nique que les chasseurs utilisent tous les hivers pour se préparer. Ce midi, le restaurant du village sera rempli de journalistes, de curieux. À la sortie de l’école, il y aura sans doute un micro-trottoir et on nous demandera si nous n’avons pas peur, après tout Loïc avait le même âge que nos enfants, il est mort à quelques mètres de là, connaissez-vous son père, était-il normal, est-ce que vous vous baladez souvent dans la forêt, dans le bois, et les ronces ?

Je m’extirpe du canapé et j’éteins la télévision. Le son qu’elle produit en passant au noir… je ne sais pas si je l’ai entendu ces dernières semaines. Depuis la fin de mon contrat, depuis le retour à l’intérim — penser à rappeler l’agence — , depuis que les regards de Sandrine sont revenus. Si seulement j’avais pu garder Virginie. Si seulement j’avais pu…

Tant pis.

Sous l’évier de la cuisine, derrière le seau rempli de produits ménagers, j’ai caché une bouteille. Un truc fort et allemand, proche de la soude. Je m’en sers un verre à moutarde bigarré de Schtroumpfs. J’attends d’être sur la terrasse pour le siroter, tranquillement. Il est 10h26. Encore une longue journée à se demander comment on peut tuer un enfant comme Loïc avec sa tête ronde et son appareil dentaire et sa coupe au bol. Il y en a 40 des gosses comme ça à l’école primaire. 40 petites bouches qui braillent, qui hurlent, qui chantent.

Le verre est déjà fini et je me demande bien pourquoi je n’ai pas tué Loïc.

Je ne l’ai pas fait, bien sûr. Mais pourquoi pas moi ? Je n’en ai pas le courage ? Avec assez de ce… truc qui tapisse les parois du verre… je devrais y arriver. Cela ne doit pas être difficile, c’est juste un enfant, un petit être sans défense, à peine capable de vivre par lui-même. Je fais tourner l’idée dans ma tête ? Comment m’y prendre ? Comment me débarrasser de tout ça ? Il y a le problème de la mère bien sûr. Elle… Je ne saurais pas quoi en faire. Tuer un enfant, physiquement je veux dire, si on met de côté toute morale, le dominer et le tuer, ouais, OK, je vois comment faire. Mais un adulte ?

Je n’ai pas déjeuné. Pas faim. Pas envie. La flemme. La télé s’est rallumée je ne sais pas trop comment. Le journaliste est maintenant couvert de boue et depuis le studio parisien de la chaîne, on le félicite pour ses images, son travail. Comme un vieux souvenir qui brûle le visage, ils repassent en boucle la venue du coupable présumé. Il est conduit par des policiers à travers la forêt de sapins. On le pousse parfois. C’est une image exclusive, nous assure le journaliste. D’ailleurs ils la repassent encore et encore. Des chroniqueurs parlent pour ne rien dire. Personne ne semble se poser la vraie question.

Je mange une poignée de biscuits apéritifs et je fais disparaître le sachet au fond de la poubelle. Si ma femme le trouve, elle me pourrira la vie. Virginie n’aurait rien dit, elle, rien du tout, je le sais. Je cherche son nom sur Facebook. A priori, elle n’y est pas. Je pars fouiller les amis de mes amis. Je repense aux ronces, oui, les ronces, j’ai trop bu, mais je me tiens contre un sapin, à l’orée du bois, à cinq ou six mètres de la tente où elle dort encore. Est-ce que j’ai déjà couché avec une fille aussi belle ? Non. Est-ce que j’ai, par la suite, couché avec une femme aussi belle ? Sans doute pas. Je pisse et je vise une branche de la ronce, là, elle bouge et sursaute, je pousse un cri. Un hérisson se déplie et se carapate, encore fumant de mon urine.

Virginie rigole derrière moi et je me retourne.

« C’est pas drôle, putain !

— Ta tronche ! »

Elle me voit comme ça, presque nu, le caleçon baissé sur les genoux, la main sur la queue. Je sens la chaleur de la pisse sur mes doigts. Elle se marre. J’ai honte, putain, j’ai honte. J’aimerais qu’elle se tire d’ici, qu’elle disparaisse du village. Mais je vais devoir la croiser, encore et encore.

« Allez, viens, faut qu’on range la tente… »

Elle balaye tout ça, elle l’ignore. Elle se redresse et elle est habillée, entièrement habillée. Si je la trouve sur Facebook, je lui demande de s’excuser, je lui demande de me demander pardon, je lui demande si elle souvient de ce moment et là…

J’arrive à l’école de mon fils juste après l’heure de sortie. C’est plus simple comme ça, moins de monde, moins de questions, moins d’obligations. J’ai peut-être raté le micro-trottoir. Tant mieux. Je le récupère et je fais signe à la maîtresse que je suis en retard. Je le porte jusqu’à la voiture et je l’attache à l’arrière. Encore une fois, dans mes mains tremblantes, entre mes doigts, je sens la finesse de ses os et la fragilité de son crâne. Il pourrait chuter, là, maintenant, tout de suite, c’est arrivé si vite, je ne sais pas, c’était… Mais mon haleine.

Il me demande pourquoi j’ai bu et je dis qu’il se trompe, que c’est un médicament, que je prends un médicament oui, parce que j’ai mal aux dents. Il a cinq ans et il sait déjà tout, il voit tout, il comprend tout. Je démarre et je monte le son de la radio pour suivre l’affaire. Le meurtrier a confessé. Le père a tué son enfant. Sur le chemin du retour — pourquoi ai-je pris la voiture ? J’habite à 400 mètres de l’école — on croise quelques véhicules de presse.

« Qu’est-ce qu’il se passe, Papa ?

— Quelqu’un a fait quelque chose de mal…

— Il a fait quoi ?

— C’est des histoires de grands. »

Il reste un moment silencieux, un peu embêté par ma réponse. Il tourne la tête, regarde les maisons qui défilent.

« Ne t’inquiète pas… Il ne va rien t’arriver. »

Et les ronces.

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