Petite Terre (33/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
5 min readAug 29, 2018

« Au fond… on dirait que vous n’avez pas envie de partir. »

Papet a juste gardé les yeux ouverts, sans cligner, sans ciller.

« Et je vous dis ça parce que je vous suis depuis des mois. Moi, comme tous les autres journalistes nous sentons bien que… »

La voix du reporter se perd un moment. Son regard croise celui du spationaute Papet. Docteur Ludovic Papet. Plus français, tu meurs. Les autres astronautes lèvent les yeux au ciel. Ça fait six ans qu’ils connaissent le bonhomme. Six ans qu’ils l’écoutent et l’observent grommeler. C’est un type formidable. Un héros. Un mec avec un cœur gros comme ça. Mais voilà, il n’a pas très bon caractère. Il fait la gueule sur les photos. Participe à peine à la communication. L’agence a toujours été à deux doigts de l’éjecter du programme. Sauf qu’il est indispensable.

Le journaliste reprend sa phrase, en faisant traîner son accent italien.

« Eh bien, on dirait que vous n’avez pas très envie de partir.

— Au contraire.

— Alors, pourquoi être aussi réfractaire à l’idée d’en parler ?

— C’est votre question ? »

Son accent français ne coupe pas autant que son intonation. Le journaliste n’hésite pas. Il doit aller jusqu’au bout.

« Oui. »

Papet se redresse lentement sur sa chaise. Il est entouré par ses camarades, assis devant une longue table en bois sombre, sur une estrade qui fait face à une centaine de journalistes. On est en Russie, trois semaines avant le départ. Tout au fond de la salle, une forêt de caméras. Des fleurs rouges s’allument. On est en direct.

« Alors ma réponse est : au contraire.

— Au contraire ?

— Au contraire. »

Sourire carnassier du Français. Deux communicants se précipitent vers le journaliste italien et lui retirent le micro. Il pousse un cri.

« Hey… Du calme. »

Un murmure parcourt l’assemblée. L’Italien lance quelques insultes romaines.

« J’ai dit stop. »

Papet se redresse.

« Rendez-lui son micro. Je vais lui répondre correctement, c’est bon. »

Les communicants hésitent. Ils ne savent pas s’ils gagnent au change.

« Allez, plus vite que ça, j’ai une fusée à prendre. »

La vanne fait mouche, un rire parcourt la salle, tout le monde se détend. Bon, OK, pas tout le monde, les types de la comm’ font une descente d’organe. L’Italien reprend le micro, remercie le spationaute, en français s’il vous plaît.

« Est-ce que vous avez vraiment envie de partir ? »

Le Français se passe une main sur la barbe.

« Oui. Bien sûr. Qui n’aurait pas envie de faire ce que nous allons faire ? Ce programme a vingt ans. Nous sommes pour la plupart nés à une époque où l’espace n’était plus une priorité pour personne et nous voilà sur le point de non seulement quitter l’orbite terrestre, mais rejoindre Mars et nous y implanter. »

Il reprend sa respiration.

« Donc… oui, j’ai envie de partir. Pour l’exploit technique, pour la gageure scientifique, pour la promesse d’un nouveau monde, d’une planète neuve.

— Mais alors pourquoi… »

Les communicants font un pas en avant vers l’Italien. Le poing de Papet s’écrase sur la table.

« Laissez-le parler, Bon Dieu ! »

Un pas en arrière. Le journaliste reprend, visiblement ému. Il ne doit pas avoir plus de trente ans. Sa carrière avant ça ? Des broutilles : embouteillages, crises politiques régionales, grèves et manifestations… Une vie entière consacrée à la médiocrité humaine et aux vaguelettes sans intérêt de la bureaucratie européenne.

« Je… Je me demande pourquoi vous avez l’air aussi… fermé. Vous avez l’air en colère. Vous avez l’air déçu.

— Non. Ce n’est pas ça. »

Papet lâche un soupir. Ses camarades s’attendent au pire. Ils le connaissent. Les années d’entraînement et de préparation, l’éloignement des familles, les difficultés de communiquer avec l’entourage russe ; désormais, ils se connaissent sur le bout des doigts.

« Déjà… j’ai une drôle de tête. Ça n’aide pas. »

Il ne laisse pas passer les quelques rires qui fusent.

« Je vais vous le dire, moi, mon problème. Je ne suis pas triste parce que je ne vais jamais revenir ici. Je me fiche un peu de la Terre. Je n’ai pas d’amis — à part ceux que j’emmène avec moi. La nourriture… je m’en moque. Les vagues, la mer, les dauphins, ou je ne sais quelle connerie professée par mes camarades — je m’en contrefous. »

Il croise les bras — musclés, imposants. Il a refusé de se tondre la barbe et ses joues sont recouvertes d’une toison folle, délirante, maladroite. Il semble revenir d’une expédition en mer.

« Cette planète a fait son temps. On l’a foutue en l’air par notre incompétence, notre stupidité, notre avidité, notre envie de toujours mieux, toujours plus vite. Elle est ruinée. Nous l’avons ruinée. C’est pour ça que je suis maussade, que je tire la gueule, que je n’ai pas envie de venir chouiner devant vos micros en disant que le sable entre mes doigts de pied va me manquer. »

Il secoue la tête. L’image d’une crinière de cheval traverse l’esprit de toute la salle.

« Nous ne méritons aucune de ces choses. Ce que j’ai en tête, ce qui m’obsède matin, midi et soir — en plus de la sécurité de mes camarades — c’est la réponse à cette question : qu’est-ce qu’on va faire pour ne pas recommencer tout ça là-haut ? Qu’est-ce qu’on peut faire, ici et maintenant, pour ne pas faire de Mars une autre Terre. »

Il ouvre une petite bouteille d’eau posée à côté de lui. Le plastique craque entre ses doigts. Il s’arrête.

« Tenez, regardez ce que je dois boire. C’est débile. Il y a une rivière dehors, mais il est formellement interdit de boire l’eau ou d’y pêcher… Voilà pourquoi je tire la gueule. »

Il s’enfile en deux gorgées l’intégralité de la bouteille qu’il écrase entre ses mains. La pièce n’a jamais été aussi silencieuse.

« Alors oui, bon, vous allez me dire, on ne va pas pouvoir la saloper la planète, pas comme ça. On va pas répandre du mazout sur les plages martiennes demain. OK. Je veux bien. Reste que s’il y a un moment où il faut tout changer, tout modifier, tout reprendre… c’est maintenant. »

Yi attrape délicatement la main de Papet. Il ne s’en rend pas compte, mais il tremble.

« À partir du moment où nous poserons notre pied sur Mars, nous serons responsables des siècles à venir. De comment les gens s’organiseront, de comment les sociétés fleuriront, de comment le travail sera récompensé, de comment la terre sera laissée en jachère… ou non. Voilà pourquoi je suis furieux. »

Il lance son plus beau sourire au journaliste.

« Un’altra domanda? »

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