Soleil Couchant, Soleil Levant (41/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
9 min readOct 26, 2018

Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du Bradbury Challenge : 1 an, 52 semaines, 52 nouvelles. Pour se sentir soulagé.

1994

Ma mère et moi avions pour tradition de prendre une glace, tous les vendredis en sortant de l’école. Elle et moi et personne d’autre. Pas même mon beau-père, pas même ma petite sœur lorsqu’elle vint au monde. Depuis le premier vendredi de CP jusqu’au dernier vendredi du collège, il y eut ce moment, très bref moment. Certaines fois, la glace fondait tant il faisait chaud et que je parlais. D’autres, nous léchions en silence la crème glacée, encore secoués par une parole, un geste, un évènement. Je n’ai jamais compris pourquoi elle a choisi ce jour en particulier pour se tourner vers moi et me demander — j’avais huit ans à l’époque — pourquoi je ne cherchais pas à savoir qui était mon père.

C’était vrai. Je n’avais jamais demandé, jamais enquêté sur cet homme qui avait visiblement existé et qui s’en était allé. Je n’ai pas su quoi répondre et j’ai pleuré, quelques larmes, trois fois rien, mais assez pour que ma mère s’excuse et me demande pardon.

Plus tard, dans la voiture, les yeux rivés sur l’horizon bouché du périphérique, je formulais une étrange demande, un peu maladroite sans doute, fragile : « Tu peux me parler de mon père ? »

1996

À la mort de mon beau-père, ma mère avait organisé une sorte de dîner, un buffet pour que tout le monde puisse se restaurer après l’enterrement. Ce souvenir me revient, car durant de longues années, je me suis demandé si elle avait été forcée par on ne sait quelle obligation sociale ou religieuse que je n’avais pas connu à l’époque et qui m’échappait encore.

Mais non, d’elle-même, le foulard qu’elle aimait tant sur le front et les cheveux, elle s’était mise à cuisiner. Elle avait commencé la veille de l’enterrement et ses mains coupaient, épépinaient, assaisonnaient des salades et des sandwichs. Elle avait prévu large. Le four débordait de plats en terre cuite… Moussaka, gratins, endives braisées recouvertes de béchamel solide. Le frigidaire, d’habitude vide, affichait des étagères garnies : branches de céleri, Tupperwares aux coiffes colorées, paquets de viandes fumées, saladiers verts et rouges protégés par un film plastique. Mon doigt tapait sur cette couche pour en détacher les gouttes de condensation tandis que ma mère me racontait des souvenirs heureux d’une autre époque. J’écoutais d’une oreille lointaine, secoué par la mort bien sûr, mais sans doute davantage par la légèreté de ma mère.

Il y eut un bref silence qui me fit du bien et puis elle enchaîna : « Tu sais, si tu veux, on peut chercher ton père… Si tu en as envie. »

Je levai la tête, sonné par la proposition. Chercher mon père ?

« Normalement… c’est anonyme… mais… je pense que ça peut valoir le coup de… chercher. De poser des questions. »

Elle avait dans les yeux la même tristesse qu’elle a eue jusqu’à la fin de sa vie, inconnue, déplacée, légèrement à côté de ses pompes. Ma petite sœur appelait ma mère « Soleil Couchant » lorsque cette lueur apparaissait. Nous savions qu’elle ne resterait pas longtemps parmi nous, qu’elle était déjà ailleurs. Et le repas qu’elle préparait — un festin, vraiment — s’annonçait comme son cadeau d’adieu.

2001

Je me souviens des jours qui ont suivi la disparition de ma mère et des mots prononcés par la CPE du lycée : « Vous tâcherez de nous tenir informés. » Tâcher. Tenir. Informer.

Maman s’était évanouie dans la nature, notre cousine — plus âgée — s’était portée volontaire pour s’occuper de nous le temps qu’elle revienne et puis on avait décrété que le « Soleil Couchant » s’était éteint pour de bon. Ma sœur prit la décision de rejoindre un internat, j’abandonnais le lycée en cours de route et puis basta, en quelques semaines, cette vie extrêmement routinière, cette glace tous les vendredis, l’appartement acheté avec l’assurance-vie de mon beau-père, tout ça n’exista plus. Ma sœur devint une « demi-sœur » à temps plein ; elle se fit lointaine, hautaine, agressive lorsque nous parlions. J’enchaînais les petits boulots, les manutentions, jobs de merde où j’étais le plus jeune et le moins alcoolo.

Je me souviens des jours qui ont suivi la disparition de ma mère, mais pas du reste. L’année passa à toute allure, me laissant seul, plus ou moins seul. J’entrai en possession d’une caisse d’affaires ayant appartenu à mon beau-père et j’y trouvai des lettres, écrites à ma mère. Des lettres d’amour. Des lettres douces. Des lettres sexuelles où il la décrivait comme un de ces poètes de Paris. J’aurais aimé qu’on me prenne en photo : moi, penché sur des descriptions ultra-précises de clitoris, dans mon petit studio de la rue de Strasbourg, encore puceau, la tête minée de souvenirs gris, de poids morts, de cris contenus. La vie ne me paraissait pas difficile ou intenable. Seulement, elle me semblait… étrangère.

Et puis au fond de cette caisse, une boîte avec une petite serrure cassée — quelqu’un avait enfoncé une lame pour faire sauter le mécanisme. À l’intérieur : une photo d’un homme et une missive, très courte, expéditive qui disait « Je l’ai retrouvé. Charles Laynon. » Et c’était tout.

2003

L’homme sur la photo était mon père. Ou un oncle. Quelque chose dans son visage, dans son nez « grec » comme Maman disait parfois, se retrouvait dans mon visage, dans mon nez. Il m’avait fallu près d’un an pour rouvrir la caisse, remettre la main sur la boîte, récupérer la photo et accepter la vérité. J’avais toujours considéré mon beau-père comme mon père… et sa mort… et la disparition de ma mère… tout ça n’avait pas altéré ce fait écrit dans mon sang. Cet homme avait peut-être été le donneur anonyme de sperme, il n’était pas mon « père. »

Difficile de savoir ce qui avait motivé ce changement. Peut-être mon diplôme, mes bonnes notes, mon premier boulot en temps que pâtissier. Comme si ma vie changeait, comme si un dieu — n’importe lequel, franchement — c’était penché sur moi pour me donner une deuxième chance à tout ça. J’avais peut-être récupéré ça chez ma mère, en réalité, mais j’avais décidé de laisser les choses se faire. Pourquoi s’énerver, pourquoi affronter le courant ? Il fallait se laisser porter, sur le dos. Et donc, cette photo. Ce « Je l’ai retrouvé » gravé dans ma mémoire. C’était l’écriture de ma mère ce qui soulevait de nombreuses questions : l’avait-elle retrouvé avant ou après m’avoir proposé de le chercher, avant ce buffet ? Pourquoi cette photo se trouvait-elle dans les affaires de mon beau-père ?

Qu’importe. Ce visage était le mien.

2004

La petite route départementale se finissait abruptement et se transformait en chemin de terre juste avant de basculer dans la vallée. Des champs de colza en fleurs à perte de vue. Des centaines de mètres de jaune et d’or. La sensation d’entrer dans un autre monde. D’être un explorateur. La même peur au ventre, la même inquiétude.

La maison de Charles était une ancienne ferme, retapée et reconstruire des années plus tôt. Elle paraissait avoir été installée là pour tomber aussitôt en ruines. Une bâche bleu ciel flottait sur le toit comme un gros poumon. Un mouton me barra la route ; je préférai continuer à pied. Depuis le portail, j’aperçus une jeune femme qui coupait du bois, les jambes écartées, les gants noircis d’huile de vidange. Je la hélai et elle lâcha sa hache qui s’enfonça mollement dans une souche claire, striée de cicatrices.

« Ouais ?

— Je cherche… M. Laynon.

— Charles ? C’est mon père. »

J’eus un petit sourire, un peu maladroit, aussi charmant que possible.

« Vous le cherchez pourquoi ?

— Je crois qu’il connaissait ma mère et…

— Votre mère ? C’est qui votre mère ?

— Elle est décédée il y a quelque temps et à l’époque personne n’a été mis au courant. Je tente de… »

Elle agita sa main, évacuant sa dureté et sa froideur. Dans sa voix, soudain, une étrange

« Tenez, restez pas là, entrez. »

Son gant tira le portail vers elle et il crissa, lentement, couvrant le reste de mon histoire.

« Mon père est à l’intérieur… Venez. »

Un long sourire. Dans ses yeux, une étrange lueur : de la colère, de la fureur, de l’énergie.

« Je m’appelle Sandrine. »

Pour moi, elle devint immédiatement « Soleil levant. »

2024

La cliente reste un bref moment interdit face à l’apparition de Jonas.

« Alors ça ! C’est votre portrait tout craché !

— Je vous le disais… Tiens, pose les éclairs à côté de ceux qui restent… ceux au chocolat… »

Elle ne quitte pas des yeux mon fils.

« C’est fou.

— Et encore, faut voir les photos de moi à son âge, y’a vingt ans…

— Et votre femme, ça la rend pas un peu triste ?

— De ?

— Eh bien d’avoir un enfant qui ne lui ressemble pas du tout ?

— Nous avons 5 enfants, madame !

— 5 !

— Oui, 5 ! Les deux derniers ressemblent à leur mère… elle est ravie. »

La cliente lance un drôle de signe en l’air, comme une prière… ou un high-five mystique.

« C’est magnifique comme histoire… vous… 5 enfants… votre pâtisserie… »

Quelques lieux communs plus tard, elle sort de la boutique, son petit carton de Paris-Brest à la main. Jonas vient se poser à côté de moi tandis que je réarrange la vitrine. Dans sa voix : des heures et des heures d’hésitation. Il a quelque chose à me dire, ne trouve pas les mots. Je le laisse faire jusqu’à ce qu’il saisisse l’opportunité.

« Maman m’a dit que la police a appelé hier soir… C’est vrai pour ta mère ? »

Je souris.

« Oui… Mais faut pas le dire aux petits, OK ?

— Oui, oui, je comprends. »

Ses joues rosissent. Ce sera notre secret.

« Ça te fait quoi de savoir qu’elle est… ?

— Morte ?

— Ouais. »

Je hausse les épaules. Je ne pense plus à Maman, en fait. Parfois, quand j’ouvre le frigidaire de la maison, que Sandrine a fait les courses et qu’il est plein à craquer, oui, je pense à elle. Certains après-midi je me demande s’il est vendredi et si oui ou non il est l’heure de manger une glace. Mais je ne pense pas à elle en tant qu’être humain.

« Maman t’a dit quoi ?

— Qu’ils ont retrouvé son… corps.

— Eh bien voilà. Ils ont retrouvé son corps. Elle est donc officiellement décédée.

— Et ça te fait quoi ?

— Pas grand-chose… »

La réponse l’effraie et je le sens qui recule légèrement.

« Pardon… C’est… compliqué, tu sais. Je crois que j’ai toujours su qu’elle était morte. C’est plus pénible qu’autre chose d’avoir la police te dire que oui, c’est bon, elle est décédée.

— Elle te manque ?

— Je vous ai vous. Et ça me suffit. »

Il fait un pas vers moi, s’écroule presque dans mes bras. J’entends son sanglot avant de sentir ses larmes à travers le polo blanc.

« Hey… t’inquiète pas… »

Il ne répond pas. Il ne dit plus rien. Un moment, un bref moment, même pas une seconde, je ressens quelque chose. Du soulagement.

« Je… j’aurais aimé la connaître.

— Moi aussi… J’aurais aimé qu’elle vous rencontre. C’est la vie. C’est comme ça. »

J’aurais aimé qu’elle visite la boutique. Qu’elle goûte mes créations. Qu’elle fasse venir ma demi-sœur et que tout le monde s’assoit autour d’une table et discute, blague, s’engueule.

« Tu penses que je peux venir avec toi à l’enterrement ?

— Je ne sais pas encore s’il y aura un enterrement… C’est compliqué. »

Il me serre davantage. Il a dix-sept ans et une force incroyable. Ses cheveux coupés court lui donnent un air militaire et sérieux, mais c’est un morceau de guimauve qui rit et pleure pour un oui, pour un non.

« Tu sais quoi ? Tu devrais aller prendre l’air, OK ? Juste respirer un grand coup.

— Oui, papa… »

Il s’active, passe de l’autre côté de la vitrine, pousse la porte en verre. Un moment, je vois son ombre sur le trottoir et puis elle s’évanouit. Je respire à nouveau. Je souffle.

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