Tu avances dans les photos (34/52)

iamleyeti
52 Étoiles / Projet Bradbury
5 min readAug 31, 2018

Sans trop savoir pourquoi, bien après la fin de la condamnation, et alors que même tu devais les détruire, tu avais conservé dans ton téléphone des photos du mariage d’Élisa. De temps à autre, l’esprit ailleurs, ton pouce venait presser l’écran et l’application s’ouvrait, les extirpant. Des fossiles dans une coque en verre et en matériaux rares.

Il y avait tout d’abord le vin d’honneur dans la petite salle attenante à la mairie — pourquoi avoir ignoré la cérémonie en elle-même, tu ne le savais pas, tu n’y pensais même plus. Des draps blancs et roses avaient été tirés depuis les poutres pour créer une ambiance feutrée, mais les gens s’y accrochaient comme des mouches sur une toile d’araignée, ils les tachaient avec leurs mousses en verrine et leurs cocktails. Tu ne reconnaissais personne sur les photos. Quelques visages ici et là évoquaient le collège ou le lycée. Tu n’avais parlé à personne, tu avais simplement traversé l’après-midi comme un fantôme, un zombie. Ta main a tenu des flûtes à champagne et des verres de whisky pas cher. Ta serviette, enroulée autour de tes doigts comme un poing américain, était émaillée de sauces, de gras, de miettes de pain. Tu avais longtemps contemplé cette galaxie, déchiffrant ses constellations avec lenteur et précision. Tu sentais parfois t’approcher d’une réponse, mais elle fuyait douloureusement.

Tu avances dans les photos. Les invités s’étaient ensuite déplacés jusqu’à la maison de campagne d’un oncle ou d’une tante du marié. Dans l’immense jardin de la propriété, tout le monde s’était empressé de monter à bord d’un vieux tracteur laissé à l’abandon. Autour de la machine, des herbes sauvages avaient poussé dru, longues, coupantes, jaunies. Une espèce de rose trémière s’était installée dans le creux de la roue. Deux demoiselles d’honneur riaient aux éclats en grimpant sur le capot du moteur. Le pare-brise (fendu en deux dans une ligne oblique) observait la scène sans dire un mot.

Le photographe du mariage avait sauté sur l’occasion pour enchaîner les portraits et les clichés de groupe ; les parents et les mariés, les témoins et les mariés, les grands-parents et les mariés, les neveux et les nièces et les mariés, et puis, après une éternité, et alors que le soleil percutait mollement le champ de blé aux abords du terrain, enfin, tout le monde et les mariés.

Tout le monde sauf toi, bien sûr. Tu t’es tenu juste à côté du photographe et tu as pris le même cliché que lui avec ton téléphone et tu as souri, parce que tu étais fier de ton cadrage, parce que tu avais besoin d’une victoire, même une toute petite. Aujourd’hui, sur l’écran de ton téléphone, les visages paraissent flous et lointains. Tu ne te rappelles plus du mot qui a été crié ; « cheese » ? ou bien « fromage » ? Tu rigoles. Ou quelqu’un a dû dire « fromage » juste pour déconner et oui, ça te revient maintenant, le rire général, l’éclat de rire franc, les sourires énormes, immenses, les gens pliés en deux, les langues tirées, les mains sur les tailles et sur les bras. Quel bonheur.

Tu avances dans les photos. On entre dans la salle du dîner ; des tables encore vides, des bouquets mauves dans de hauts vases qui, tu t’en souviens, finiront par être débarrassés (ils bouchaient la vue). Sur chaque chaise une boîte avec des cadeaux, des lettres, des mots doux. Tu te souviens de la tienne ; elle était vide.

Les clichés suivants témoignent de l’arrivée des invités puis des mariés dans la salle. Ils s’installent, tirent les chaises, s’échangent les places et les vins… Des serveurs (chemises glissées tant bien que mal dans des pantalons froissés) passent devant l’objectif, s’activent, déposent et récupèrent les assiettes. Tout le joli bal paraît figé sur les photos, bien sûr, mais tu te souviens encore de ces percussions de porcelaine, de verre et de métal. Un brouhaha apaisant. Une voisine qui vous demande ce que vous faites là et vous lui dites et elle se détourne, elle fait pivoter sa chaise même pour ne plus avoir à vous parler. Vous ne lui en tenez pas rigueur.

Tu avances dans les photos. Le discours maintenant, le visage d’Élisa en gros plan, son maquillage épais qui alourdit ses traits, ses joues roses, sa bouche. Elle se tourne vers toi, elle te présente. Et tu ne peux pas t’empêcher d’entendre les ricanements, de percevoir les sourires moqueurs, de ressentir le malaise qui infuse l’air ambiant.

La photo suivante est une vidéo. Tu hésites un instant avant de la lancer et puis tu appuies sur le symbole au centre de l’écran (tu te dis qu’il n’existe pas de terme simple en français). Il y a les bruits parasites d’abord, le tumulte des invités qui ne veulent pas se taire, les serveurs qui traversent la salle sur la pointe des pieds, quelqu’un qui verse du vin et qui rate le verre et qui pousse un juron amusé et puis Élisa.

« Merci à toi, Damien, merci encore. Sans toi, sans tes mots, ce jour ne pourrait pas exister. »

Elle éloigne le micro un instant, un bref instant, comme pour repousser des larmes. Derrière elle, un bouquet (hibiscus, roses, tulipes… camaïeu de mauve) prend toute la lumière. Élisa devient une silhouette.

« Pour ceux qui ne savent pas, Damien… c’est mon ex. Le genre hyper con, relou, violent parfois. »

Elle baisse les yeux.

« Et puis il m’a fait rencontrer Éric. »

Elle pose sa main sur le marié qui reste hors champ, volontairement. Tu as zoomé sur le visage d’Élisa, tu voulais l’avoir en entier, rien que pour toi.

« Éric bossait au commissariat, il a pris mon dépôt de plainte… Nous nous sommes revus plus tard, il a pris du temps, parce qu’il ne voulait pas me brusquer, pas être maladroit. Il est l’inverse de… de Damien, quoi. »

Rires dans la salle. Tu dézoomes légèrement histoire d’attraper le visage de la mère d’Élisa, une femme quiète au regard calme. Elle te fixe (elle t’aimait bien).

« Le juge… a décidé qu’Éric devait assister à mon mariage… si j’étais d’accord, bien sûr. J’ai dit oui. Je voulais qu’il soit là. Pour qu’il comprenne ce qu’il a perdu et ce que j’ai gagné. »

Elle lève sa coupe de champagne (depuis longtemps les bulles ont disparu, l’image ne laisse pas deviner ce détail) vers toi.

« Allez, santé ! »

Elle boit cul sec et lorsqu’elle repose la flûte, le verre se brise à la base. Volontairement ou pas, elle n’aperçoit pas son geste et continue à sourire (une goutte de sang tombe sur sa robe et perle un instant, ça tu l’imagines, aucun appareil photo n’aurait pu attraper ce détail). Tu éteins le téléphone.

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