La blockchain, mais pour de vrai

polarzero
22 min readNov 7, 2023

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J’avais besoin de partager quelques explications sur la blockchain. Je travaille dans cette industrie depuis deux ans maintenant, et normalement cela implique d’être extrêmement lourd sur les réseaux, comme tout crypto bro qui se respecte — il est donc temps d’y remédier.

Sommairement, je tenterai de résumer les points suivants :

  1. Quelle image a-t-on de la blockchain maintenant ? Pourquoi une image aussi dégradée ?
  2. Qu’est-ce que c’est réellement, et qu’est-ce que cela permet ?
  3. Comment cette technologie fonctionne-t-elle (grossièrement) ?
  4. Qu’est-ce que cela implique pour l’avenir proche ?
  5. Comment peut-on y trouver notre place, et pourquoi est-ce important d’au moins se renseigner dès maintenant ?

Table des matières

  1. Introduction : champ d’application et hypothèse
    Quoi, et pourquoi ?
    Biais et perception
  2. Une image profondément dégradée
    NFTs
    Cryptomonnaies
    Arnaques et faillites
    Impact écologique
  3. Des explications à cette réputation corrompue
    Couverture médiatique
    Enjeux économiques
  4. Une essence véritablement positive
    Stéréotypes (partie 2)
    Philosophie : « don’t trust, verify »
    Plateformes décentralisées
  5. Un fonctionnement participatif et responsable
    Bases de données distribuées
    Portefeuille numérique
    Contrats intelligents
  6. Un impact inévitable à venir
    Transformation numérique
    Deux scénarios probables
  7. Connaissance, lucidité et pouvoir
    Pourquoi s’informer ?
    Pourquoi maintenant ?
    Que faire ?
  8. Conclusion : avenir et pistes d’exploration
    Portefeuille numérique
    Recherche et publication
    Gouvernance communautaire
    Biens communs et financement participatif
    Musique
    Arts et culture
    Réseaux sociaux
    Développement
    Autres
  9. Références

1. Introduction : champ d’application et hypothèse

Quoi, et pourquoi ?

C’est un sujet largement controversé pour l’instant, en partie car il est considéré avec une perspective très restreinte — nous en discuterons plus tard. À mon avis, il est essentiel d’en parler et de se renseigner dès maintenant, puisque cette technologie va inévitablement remplacer la majorité des systèmes comme on les connaît d’ici à quelques années. L’impact de cette connaissance, c’est la différence entre deux extrêmes :

  • un fonctionnement relativement identique à celui actuel, lorsque les institutions se seront emparées de cette technologie et l’auront intégrée dans leurs systèmes pour servir les mêmes dynamiques de pouvoir ;
  • un fonctionnement plus égalitaire et participatif, dans lequel nous possédons l’intégralité de nos données — numériques, donc y compris l’argent — et duquel sont éliminés les intermédiaires de confiance au fonctionnement opaque et parfois abusif.

Soyons clair, l’objectif n’est absolument pas d’aller se hasarder trader ou collectionneur — de traiter des œuvres artistiques comme de vulgaires instruments de spéculation, ou d’acheter la nouvelle cryptomonnaie qui va « décoller en [insérer date] ». Non, ça, c’est seulement l’image qu’on en a, et il est vrai, qui attire beaucoup de monde.

Pour l’instant, il n’y a pas grand-chose de plus à faire que de s’informer. En revanche, c’est déjà une étape critique ; elle peut au moins permettre d’avoir un regard critique sur la manière dont la blockchain nous sera présentée dans les années à venir, et de savoir où trouver des alternatives.

L’objectif de cet article est d’en dresser un portrait qui, je l’espère, reflètera plus justement ses intérêts et son potentiel.

Biais et perception

Concernant mon hypothèse de départ — que la blockchain va remplacer la majorité de nos systèmes numériques actuels — on peut penser qu’il s’agit simplement d’un biais dû à diverses raisons :

  • une excitation excessive à cause d’un intérêt spécifique pour la blockchain, autant technologique que politique ;
  • un phénomène d’entre-soi, où le fait de se trouver constamment dans une bulle gonfle inévitablement ma perception de son potentiel impact sur nos sociétés.

Évidemment, c’est tout à fait possible. Cependant, je pense sincèrement que ce postulat est juste, en ce qu’il n’est pas tant fondé sur une perception que sur l’observation de phénomènes répétés et progressifs d’intégration et d’adoption de la blockchain, par les plus grandes puissances économiques de la planète. Lorsqu’on assiste constamment à de tels changements, qui se produisent à un rythme impressionnant, je pense qu’on peut commencer à parler — non plus de bulle — mais de transformation profonde de notre système.

2. Une image profondément dégradée

La vision qu’on a de la blockchain est assez unanime, et excessivement capitaliste. Elle correspond notamment — fortuitement ou non — à la manière dont elle est dépeinte dans la plupart des médias. On peut résumer les principales critiques, et les adresser très brièvement.

NFTs

  • Des images de cartoons en format JPEG qui se vendent et s’échangent pour plusieurs centaines de milliers de dollars, sous prétexte d’authenticité.

Oui, tout à fait. C’est une utilisation qui en est faite, et qui attire beaucoup d’attention étant donné les sommes astronomiques échangées entre quelques collectionneurs et traders. Il s’agit là d’un type précis de NFTs, eux-mêmes correspondant à un mécanisme très spécifique sur la blockchain (elle-même étant un type spécifique de système distribué…). Bref, de la même manière qu’on pourrait critiquer les sites de paris sportifs à l’échelle d’internet, ou les paparazzi à l’échelle de la photographie — des applications anecdotiques plutôt que représentatives.

Cryptomonnaies

  • Des cryptomonnaies purement fondées sur la spéculation.

Une autre utilisation importante actuelle de la blockchain, comme c’est le cas dans la finance traditionnelle au sein des sociétés capitalistes. Par ailleurs, il s’agit d’unités universelles, autonomes et indépendantes, accessibles de manière globale, inclusive et transparente, éventuellement anonyme, sans intermédiaire de confiance et avec des frais réduits. Cela, en restant résistantes à tout contrôle ou tentative de censure.

Arnaques et faillites

  • D’innombrables arnaques et effondrements, particulièrement de plateformes d’échange, et donc des pertes immenses pour les utilisateurs.

C’est réel ; les arnaques sont omniprésentes, à cause de l’ampleur des sommes qui circulent et de la complexité inhérente à la responsabilité individuelle de son portefeuille numérique. C’est-à-dire qu’on ne peut pas se fier à une banque, une adresse mail ou un service téléphonique, lorsqu’on est seul.e responsable de sa clé privé (c.f. 5. Un fonctionnement participatif et responsable). C’est tout l’intérêt — et toute la dangerosité — de cette indépendance.

Concernant les effondrements de plateformes d’échanges (qui permettent notamment d’échanger des cryptomonnaies en argent réel, et inversement) : la surprise est qu’il s’agissait de plateformes centralisées. Autrement dit, exactement ce qui va à l’encontre de la blockchain et des systèmes décentralisés. Dans la plupart des cas, ces plateformes investissaient excessivement les fonds des utilisateurs — sur le même principe que les banques ou les assurances — de manière complètement opaque. C’est typiquement ce qu’il est impossible de faire sur une plateforme décentralisée. En bref, une parfaite démonstration de ce que la blockchain ne représente absolument pas.

Impact écologique

  • Un impact écologique catastrophique.

L’impact de la blockchain Bitcoin, qui supporte la cryptomonnaie du même nom, est effectivement catastrophique. Ce n’est pas réellement ce qui nous intéresse ici, en ce qu’elle ne permet pas grand-chose de plus, contrairement à la plupart d’autres systèmes. À titre de comparaison, la plus gourmande (Ethereum) — qui ouvre infiniment plus de possibilités — consomme à l’année environ autant d’électricité que la tour Eiffel (1, 2, 3). Par consommer, c’est-à-dire l’intégralité de ce qui permet de la faire tourner, ainsi que toutes les opérations qu’elle facilite.

Binance Blog. (2023). “Crypto Myths — Debunked! Part 8: The Myth That Crypto Is Bad For The Environment”. Binance. (4)

3. Des explications à cette réputation corrompue

Maintenant, essayons de comprendre pourquoi cette image est aussi prématurément dégradée.

Couverture médiatique

D’abord, une grande partie des médias contribue à cette image — c’est cohérent étant donné le potentiel de ces systèmes pour déstabiliser, voire remplacer, les principales entités et institutions de pouvoir. En partie en répartissant ce pouvoir, ainsi qu’en éliminant les intermédiaires ; par exemple, les banques, assurances, et plus globalement les plus hautes instances de gouvernement.

Il est donc assez logique qu’à ces niveaux, on cherche à conserver une opinion publique défavorable, ou au pire, factice. Non pas forcément en critiquant ouvertement ce système — ce n’est d’ailleurs pas systématiquement le cas — mais plutôt en relayant essentiellement ses applications les plus stéréotypées, qui contribuent à le décrédibiliser.

Enjeux économiques

Dans un même temps, les principales puissances économiques — gouvernements ou sociétés privées — font la course pour s’approprier cette technologie et la détourner à leur avantage. Dans quelques années, il ne sera pas surprenant que la couverture médiatique devienne radicalement plus variée, pour qu’on nous explique que finalement la blockchain, c’est bien, mais encore mieux si on utilise la leur. D’ailleurs, si l’on peut d’ores et déjà observer une couverture progressivement plus conciliante, c’est probablement parce que ces puissances commencent justement à s’établir dans ce domaine.

En outre, il existe déjà, actuellement, des blockchains transparentes et ouvertes — c’est-à-dire sans permission ni contrôle. À l’opposé des systèmes qui nous seront proposés — imposés — par ces acteurs, comme les banques, qui implémenteront certainement des méthodes pour saisir des fonds et bloquer des utilisateurs.

Ces institutions auxquelles on se réfère, qu’elles soient gouvernementales ou économiques, ont une influence quotidienne sur nos vies, et globalement sur tous les aspects qui font les fondements de nos sociétés. Et, très certainement, l’intégralité des acteurs dans ces milieux comprend ce qui est en train de se produire.

Ainsi, on peut choisir d’ignorer ce changement, et même le critiquer, ce qui est tout à fait compréhensible en l’état actuel des choses. Encore une fois, il s’agit d’une industrie qui, pour l’instant, attire une proportion exagérément élevée de personnes qui y voient principalement une opportunité financière, d’où le biais outrageusement capitaliste. Et, entre autres, un bon nombre d’influenceurs qui y voient une opportunité incroyable de tirer profit de leur communauté.

Simplement, cela signifie probablement s’écarter d’un pouvoir conséquent de décision sur l’état dans lequel on souhaite voir le monde d’ici à quelques années.

4. Une essence véritablement positive

Ce qui nous amène à ce que la blockchain est réellement. En quelques points :

Stéréotypes (partie 2)

  • … les éléments décrits en (2. Une image profondément dégradée), en partie.

En effet, ces utilisations de la blockchain sont évidemment réelles. Cependant, il s’agit d’aspects ridicules de ce dont il s’agit véritablement ; une définition aussi réduite — voire parfois malhonnête — par la sélection d’utilisations douteuses ou problématiques, occulte une grande partie de son potentiel immense. Ainsi que d’innombrables initiatives qui cherchent déjà à améliorer ou remplacer, des systèmes existants.

Philosophie : « don’t trust, verify »

  • Une phrase qui résume parfaitement ce qu’est la blockchain: « don’t trust, verify » ou parfois « trust, but verify » ; ce qui signifie, « ne fais pas confiance, vérifie », ou encore « faire confiance, mais vérifier ».

Notamment, en ce que la blockchain élimine l’intermédiaire de confiance, et donc la nécessité de se fier à lui, tout en permettant à n’importe qui de vérifier la validité et l’authenticité d’une donnée. C’est-à-dire une transaction, une information, une photographie — en l’espèce, tout ce qui peut être numérisé.

Plateformes décentralisées

  • Des plateformes décentralisées, dont le fonctionnement est transparent — garanti par un code impossible à modifier (immuable) et accessible à tou.te.s — et pourtant qui peuvent garantir l’anonymat et la protection des données personnelles des utilisateurs. En partie, pour des opérations financières, mais bien plus.

Le vote sans intermédiaire, de manière sécurisée et anonyme. Il en existe plusieurs méthodes, qui éliminent le risque de fraude, et considèrent chaque voix avec la même importance, sans nécessiter un quelconque biais de confiance (5).

L’identité numérique. Oui, c’est inquiétant. Cependant, là aussi, tout dépend du contrôle qu’on en a, et de sa dépendance ou non à des intermédiaires. La digitalisation croissante des institutions, et par conséquence de nos identités, est une réalité ; assurément, ces solutions vont être exploitées pour accompagner cette démarche. Pourtant — en principe — l’utilisateur peut tout à fait être seul.e à posséder son identité, sans jamais devoir en divulguer des détails à un quelconque intermédiaire. Certains systèmes permettent de prouver une affirmation sans jamais la fournir (6) — par exemple, qu’un utilisateur est majeur sans délivrer son âge exact.

La propriété intellectuelle et les droits d’auteur. Les artistes et créateurs peuvent enregistrer leurs œuvres sur la blockchain, ce qui marque irrémédiablement leur authenticité et permet une rémunération directe à chaque utilisation ou vente. Nous connaissons le système économique de Spotify — il existe déjà des plateformes qui proposent le même service en rémunérant réellement les artistes (7).

Les chaînes d’approvisionnement. Les entreprises peuvent utiliser la blockchain pour tracer l’origine et le parcours de leurs produits, en procurant une preuve concrète de leur qualité, encore une fois, sans intermédiaire de confiance (8, 9).

Le financement décentralisé. Au-delà des cryptomonnaies, la Finance Décentralisée (DeFi) est à un ensemble de systèmes financiers sans intermédiaires, qui permet, par exemple, d’offrir des prêts, des échanges et d’autres services financiers directement entre utilisateurs (10). De manière plus globale, sur le principe du peer-to-peer (11), la blockchain permet d’échanger n’importe quoi, directement d’un utilisateur à l’autre.

La gestion des dossiers médicaux. Les patients peuvent avoir un accès sécurisé et contrôlé à leurs dossiers médicaux, tout en facilitant l’accès aux professionnels de la santé en cas de besoin. Par exemple, pour prouver à un médecin qu’on est contraint à x ou y traitement, sans nécessairement lui fournir davantage de détails (12). Une nouvelle fois, sur le même principe que l’identité numérique, la seule personne qui a connaissance de ton dossier médical — c’est toi.

5. Un fonctionnement participatif et responsable

On peut expliquer, grossièrement, certains des principes de la blockchain ; en particulier, ceux qui permettent de comprendre ce qui est étudié ici.

Bases de données distribuées

Une blockchain est fondée sur une base de données partagée par des milliers d’utilisateurs. Cette nature distribuée la rend incensurable et inaltérable — chaque transaction (opération) est vérifiée et enregistrée sur de nombreux ordinateurs, garantissant sa validité, et l’ensemble du réseau suit la majorité. C’est le principe de consensus, et c’est ce qui rend une attaque improbable, en ce qu’elle nécessiterait le consentement de la majorité des participants — lesquels ont misé une somme qui leur serait automatiquement retirée en cas de comportement malicieux. En termes de sécurité, la blockchain fonctionne sur des mécanismes de cryptographie (ce à quoi le terme crypto se réfère, et non pas cryptomonnaies), qui assurent l’intégrité des données, une fois qu’elles sont enregistrées. Aussi, on parle de transparence, car ces bases de données sont intégralement accessibles. Pour autant, une identité peut rester inconnue (les transactions étant uniquement associées à une adresse de portefeuille), et même, les données associées aux opérations peuvent être dans certains cas encryptées (6).

Par ailleurs, chaque opération d’écriture sur la blockchain — un transfert, une interaction avec un contrat — a un coût. Ainsi, lorsqu’un utilisateur réalise une telle opération qui nécessite un traitement et des calculs, il paie des frais plus ou moins élevés en fonction de la blockchain, pour rémunérer les participants du réseau, qui contribuent à stocker et à actualiser cette base de données.

Portefeuille numérique

Ce portefeuille est une adresse digitale qui permet d’interagir avec une blockchain. Chaque portefeuille est sécurisé par une clé privée — une série unique de chiffres et de lettres — seulement connue par son utilisateur, ainsi qu’une clé publique, qui peut être communiquée aux autres pour interagir. Essentiellement, la première permet de prouver lors d’une interaction que l’utilisateur est bien le détenteur de ce portefeuille. La seconde est son adresse publique, qui représente son identité et ses actions sur le réseau — possessions et transactions.

D’où l’importance de garder la clé privée en sécurité, car quiconque la connaît peut contrôler le portefeuille dans son intégralité. C’est là toute la difficulté actuelle de ces systèmes ; traditionnellement, des intermédiaires se partagent cette responsabilité, pour nous garantir des moyens de protection et de récupération. Bien entendu, en leur déléguant ce contrôle et cette responsabilité, on délègue généralement par la même occasion une partie de nos données et de nos droits. La blockchain, fondamentalement, est un moyen de se réapproprier ces droits, les choix qui leur sont associés, et la responsabilité qui en résulte.

Contrats intelligents

Ce sont simplement des accords, dont la logique est déterminée par du code, qui sont exécutés automatiquement sans que quiconque puisse en altérer le fonctionnement. Une fois qu’un tel contrat est déployé sur une blockchain, il peut exécuter les termes convenus sans intervention humaine.

Ces contrats façonnent toute l’infrastructure de la blockchain. Lorsque nous affirmons qu’une application (réellement décentralisée) fonctionne de manière transparente, c’est à ces contrats qu’on se réfère implicitement. Ce code lui-même, qui décrit précisément ce fonctionnement, est généralement disponible dans son intégralité, avec la garantie qu’il ne sera pas modifié — on peut prévoir le résultat d’une opération, au lieu d’espérer qu’elle se produise comme attendu.

6. Un impact inévitable à venir

Ces mécanismes, entre autres, rendent certains aspects d’internet au mieux inefficaces, au pire obsolètes. Dans un système donné, lorsque la blockchain peut être intégrée — et que cela a du sens — les avantages sont simplement trop nombreux.

Transformation numérique

De manière inévitable, la blockchain va remplacer une grande partie des systèmes numériques comme on les connait aujourd’hui. En réalité, c’est déjà le cas ; les banques s’avancent de plus en plus sur ce terrain (13), les sociétés de gestion d’actifs les plus importantes de la planète facilitent les investissements (14). Et, même, certains États (mais également l’Europe) modèlent des juridictions favorables pour attirer les entreprises (15, 16). On peut comparer cette transformation au bouleversement du début des années 2000, lorsque internet a progressivement remplacé une partie conséquence des services « physiques ». En gardant une certaine mesure, étant donné les différences technologiques, historiques, et de toutes sortes entre ces deux situations.

Deux scénarios probables

Maintenant, comme évoqué au début de cet article, le problème est que cette transformation peut prendre deux directions aux conséquences radicalement opposées :

  • Les gouvernements et les principales puissances économiques continuent de s’en emparer, et de limiter son utilisation à des mécanismes dont ils auront convenu ; dans ce cas, les conséquences ne seront pas forcément drastiques — peut-être que ce sera un peu mieux, ou un peu moins bien. Il sera toujours possible d’accéder à des systèmes fondés sur la protection de notre liberté et de notre vie privée, mais ce sera toujours une niche, l’exception.
  • Les alternatives continuent d’être améliorées — généralement sur le principe de l’open-source, qui, comme la blockchain, promeut l’accessibilité globale et inconditionnelle au savoir. Une grande partie du public s’y intéresse, soutient des initiatives portées sur le bien commun (17), et remplace progressivement ses pratiques habituelles par des alternatives sur ces réseaux distribués. Dans ce cas, les choix de ces institutions deviendront limités, en ce qu’elles seront forcées de faire des compromis — si une solution existe déjà et est adoptée par un grand nombre, il leur est plus difficile de rendre leur proposition attractive. Ainsi, ils n’auront plus tellement le choix que de rejoindre et de s’adapter, au lieu d’initier, et donc d’établir leurs propres conditions ; leur pouvoir de contrôle en sera nécessairement limité à leur capacité de l’altérer. Or, sur la blockchain, on ne peut pas altérer sans consentement de la majorité.

7. Connaissance, lucidité et pouvoir

J’en reviens donc, cette fois un peu plus en détail, sur l’importance de s’informer dès maintenant, et de l’impact de cette connaissance, ou lucidité, sur le monde à venir.

Pourquoi s’informer ?

« Scientia potestas est » / « Le savoir, c’est le pouvoir ».
Thomas Hobbes, Leviathan, 1668 (18).

D’abord, l’intérêt de comprendre ici, c’est surtout d’avoir un contexte suffisant pour pouvoir, ensuite, raisonner de manière éclairée lorsque ces systèmes nous seront présentés — potentiellement de manière intéressée. Évidemment, il peut aussi s’agir de s’impliquer et de contribuer, qu’importe ; l’intérêt de cet article est de tenter d’éveiller au moins un intérêt. Ce contexte me paraît indispensable pour percevoir le sujet en toute bonne foi, sans être influencé.e seulement par ses applications les plus visibles — souvent celles qui paraissent les plus déplorables.

Ensuite, en acceptant que ces systèmes vont progressivement s’intégrer dans nos quotidiens, il me semble judicieux de les connaître, ne serait-ce que pour avoir une idée de leurs dangers et l’étendue de leurs capacités. D’ailleurs, je pense qu’il faut porter la même considération à l’intelligence artificielle, bien souvent empaquetée et essentiellement présentée soit comme une révolution extraordinaire, soit comme la fin de notre civilisation. Non pas que la réalité soit dans un entre-deux parfaitement neutre, « il y a du bon et du mauvais partout », etc ; ce n’est pas mon propos. Simplement, je pense que ces sujets nous sont présentés de manière tellement limitée et grossière, que la vérité ne s’y trouve simplement pas.

Ainsi, un manque de compréhension peut aussi signifier de rester sur le carreau par la suite. Enfin, pas nécessairement, puisqu’on sera inévitablement exposé à ces systèmes — mais ni selon ses propres termes, ni dans un environnement adapté pour en obtenir un contexte satisfaisant. D’où l’intérêt de le faire prématurément.

Enfin, il y a un énorme biais technologique dans cette analyse. Je pense, d’une part, que ces conséquences sont inévitables, d’autre part, que la blockchain peut nous permettre de transformer nos démocraties en profondeur, entre autres. Je comprends évidemment qu’on souhaite combattre ce modèle technologique en tant que tel, encore plus dans le cas de l’intelligence artificielle, qui à mon sens représente un cas tout à fait différent. Par conséquent, on peut s’y intéresser, mais on peut aussi choisir de ne pas s’y exposer du tout. Encore, pour cela, il faut avoir le choix de s’y exposer — une partie significative de la population possède toujours un accès numérique et technologique très limité, condamnée à en subir les conséquences sans même pouvoir prétendre accéder aux alternatives.

Dans tous les cas, ces systèmes décentralisés représentent à mon sens un terrain très propice pour porter des initiatives et des revendications avec une force impressionnante — littéralement inébranlable — mais ne sont qu’un des nombreux moyens de faire [ce que l’on veut en faire].

Pourquoi maintenant ?

Il existe déjà un certain nombre de personnes qui utilisent la blockchain, innovent et recherchent pour conserver son esprit initial. Pour l’instant, cela reste un écosystème relativement restreint, en ce qu’il existe encore assez peu de personnes qui s’y investissent quotidiennement en comparaison avec l’ampleur de l’adoption possible.

C’est-à-dire que si on en garde seulement les meilleurs aspects, la rapidité d’innovation fait que beaucoup d’aspects sont encore peu ou mal définis — et donc sont en train d’être précisés en ce moment. Selon moi, les conditions sont idéales pour se renseigner, d’autant plus que la quantité de ressources gratuites — et de qualité — d’éducation sur le sujet commence à être importante.

Il serait surprenant que des informations de la même qualité et aussi impartiales soient mises en avant à travers les médias traditionnels, donc inévitablement, la manière dont nous serons renseignés sur cette technologie dépendra de ce choix et de sa précocité. Il n’est pas dans notre intérêt d’attendre que cette éducation passe par ces institutions conventionnelles. En effet, elle ne permettra certainement pas — ou moins — de reprendre le contrôle de nos données, et plus globalement de nos possessions digitales, ainsi que de décentraliser le pouvoir décisionnel.

Essentiellement, il s’agit de profiter d’un moment d’utilisation libre et décomplexée de cette technologie pour chercher à la comprendre avec un biais minimal, contrairement au moment où son exploitation portera beaucoup plus d’intérêts financiers et politiques. Lorsque cette technologie reflétera les concurrences entre pays et puissances économiques, et deviendra un argument dans la bataille de l’opinion publique, il sera considérablement plus compliqué de s’en faire un avis nuancé.

Que faire ?

Une nouvelle fois, je pense que pour l’instant, il n’y a pas grand-chose de plus à faire que de s’informer. C’est assez vague, mais déjà important ; cela permettra au moins d’avoir un regard critique dans les années à venir, une idée des alternatives, des moyens de s’impliquer — ou de s’éloigner. Je ne conseille pas forcément d’utiliser immédiatement la blockchain et des solutions décentralisées — cela demande encore une bonne éducation à la sécurité informatique et un sens critique empirique de la différence entre opportunité et arnaque, initiative prometteuse sécurisée et projet douteux.

On recommande souvent d’investir seulement ce qu’on est prêt.e à perdre, et de comprendre que l’apprentissage se fait essentiellement par des cycles pratiques de pertes et de gains, plutôt que par des conseils théoriques. Ces conseils s’appliquent principalement à l’aspect spéculatif et opportuniste de la blockchain. Il est tout à fait possible d’expérimenter des solutions concrètes, sans investissement d’argent — mais tout de même, il est judicieux d’appliquer ces mêmes conseils.

En effet, les problèmes de l’accessibilité et de la sécurité sont en train d’être adressés et résolus en ce moment, pour rendre l’intégration plus sûre, accessible et ergonomique. Cependant, il est toujours étonnamment facile de tout perdre, à cause d’une erreur minime. Inévitablement, en se réappropriant la propriété individuelle et collective, le droit à la vie privée, la circulation universelle des biens, l’accès à une information vérifiable et la transparence de systèmes autrefois opaques, en résulte la charge d’une responsabilité qu’on ne peut plus déléguer. C’est effrayant : on devient responsable d’un portefeuille numérique qui stocke nos données et notre argent — tout cela accessible avec une simple suite de lettre et de chiffres, impossible à deviner, mais si facile à perdre ou à se faire dérober. Dans ces deux cas — pour l’instant — il est impossible de revenir en arrière. Bientôt (déjà), des institutions nous proposerons gentiment de conserver cette clé privée pour nous faciliter la tâche ; ce n’est pas l’objectif, et c’est déjà plus ou moins comme cela que nos systèmes fonctionnent. En réalité, il existe déjà des solutions extrêmement encourageantes qui permettent de conserver cette autonomie, tout en réduisant considérablement les risques de perte ou de vol.

8. Conclusion : avenir et pistes d’exploration

Les systèmes distribués comme la blockchain sont à la pointe d’une révolution technologique, pourtant seulement considérée par une poignée d’élites, d’institutions, de développeurs et d’opportunistes. Cette révolution est observée par la majeure partie de la population avec un mépris légitime — souvent de l’incompréhension. Ce qui signifie que cette poignée, dans l’état actuel des choses, décide seule de ses conséquences et de son impact à venir sur l’entièreté de la population.

Je pense que la blockchain va rapidement remplacer — au minimum altérer — une grande partie de notre infrastructure numérique. Cette technologie peut être exploitée d’une multitude de manières radicalement différentes, de la plus liberticide à la plus émancipatrice, et nous pouvons réellement avoir un impact sur le déroulement de cette évolution. Notamment, pour améliorer enfin des aspects de notre existence pour lesquels nous avons trop souvent compromis, puis abandonné.

Je préfère laisser des ressources assez générales, comme pistes de recherche, plutôt que des liens précis vers des perspectives biaisées. Il s’agit d’un parcours qui se fait assez naturellement, bien qu’il faille l’initier ; vous trouverez une multitude d’articles, d’outils et de solutions adaptés à des thématiques globales, ce qui peut permettre de comprendre — voire essayer — par le prisme d’intérêts et d’activités spéciaux. Il existe déjà énormément de nouvelles perspectives dans des domaines tels que la recherche, le développement, la politique, l’art, les questions sociales et environnementales, la culture… Bref, voici pour terminer quelques pistes qui me semblent intéressantes, au regard de tout ce qui a été évoqué ici.

Les projets open-source sont marqués d’un astérisque (*). Les deux astérisques (**) sont réservés aux projets les plus permissifs (licence MIT).

Portefeuille numérique

  • Rainbow* : une extension web/application mobile qui facilite la création de portefeuilles et l’interaction avec la blockchain (prévisualisation des opérations, signalement d’interactions potentiellement malicieuses…).

Recherche et publication

  • Arweave* : un protocole de stockage permanent de données — le « permaweb »— sans intermédiaire ni risque de censure ou d’indisponibilité.
    - Documentation.
    - Irys* facilite l’utilisation d’Arweave pour le stockage permanent de données, et leur ajoute la provenance, c’est-à-dire en y ajoutant l’origine de l’information.
  • ResearchHub* : une plateforme de recherche scientifique sur laquelle les universitaires peuvent publier, réviser, critiquer et collaborer de manière ouverte ; éventuellement, proposer des primes pour des révisions, et voter dans le cadre de l’évolution de la plateforme.
    - Documentation.
    - Les processus de révision par des pairs ont-ils besoin de la blockchain ? (19)
  • Mirror** : une plateforme de publication et de partage décentralisée, relativement semblable à un système de blogs (par exemple, Medium).
  • Open Index Protocol* : un système open-source pour publier, archiver et distribuer du contenu, en garantissant les droits d’auteurs et en facilitant la rétribution dans les cas de réutilisation.
  • Filecoin* : un réseau de stockage décentralisé, qui garantit le stockage et l’accessibilité des données en incitant des pairs à les conserver et à les restituer en toute authenticité.

Gouvernance communautaire

  • RadicalxChange* : un mouvement qui explore comment la blockchain peut améliorer la gouvernance et réduire les inégalités.
    - Concepts.
  • Colony* : une plateforme pour la création d'organisations décentralisées dans laquelle les membres peuvent collaborer sur des projets et être récompensés en fonction de leur contribution.
  • Kleros** : Une plateforme communautaire de résolution démocratique de litiges, qui peut également être intégrée sur d’autres plateformes.

Biens communs et financement participatif

  • Gitcoin Grants* : une plateforme qui connecte les fondateurs de projets portés sur le bien commun avec des contributeurs, via des subventions ou « bounties » ; voir aussi Gitcoin Allo qui étend le financement participatif avec un suivi collaboratif du projet (propositions, votes, allocation de parts du financement).
  • Giveth* : une plateforme de dons décentralisée pour des projets à impact social.
  • Commons Stack* : une infrastructure qui vise à aider les communautés à financer leurs projets et à prendre des décisions collectives, tout en gérant de manière durable leurs ressources communes.

Musique

  • Sound.xyz** : une plateforme (avec application mobile) de partage de musique et de streaming, avec la possibilité de collectionner des morceaux et de directement soutenir les artistes, sans frais ni intermédiaire.
  • Spinamp** : une plateforme/application de streaming, qui intègre plusieurs infrastructures de musique (y compris Sound.xyz), ainsi que leurs fonctionnalités (partage, collection, curation).

Arts et culture

  • Zora** : un protocole/plateforme décentralisé pour créer, acheter et vendre des œuvres d’art digitales (NFTs).
  • Foundation* : une plateforme d’outils de création de NFTs, et de curation.

Réseaux sociaux

  • Lens** : une infrastructure de médias sociaux décentralisée, qui permet aux créateurs de contrôler leur contenu et de bâtir des relations directes avec leur communauté ; chaque contenu, chaque partage, chaque commentaire, etc, est associé au portefeuille de l’utilisateur — donc n’importe quelle application peut intégrer Lens à sa manière.
    - Quelques exemples de réseaux sociaux développés à partir de Lens (donc toutes les données sont partagées, avec une interface différente et des fonctionnalités additionnelles) :
    - Hey* : un réseau social complet accessible sur le navigateur ;
    - Orb* : une application mobile (Android & iOS).
  • Skiff* : un service de courrier électronique encrypté entièrement privé au fonctionnement transparent (aussi pages/notes, calendrier et stockage privé).

Développement

  • Patrick Collins (vidéo) : un cours de 32 heures pour apprendre à programmer des contrats intelligents en Solidity avec JavaScript.
  • Patrick Collins (vidéo) : un cours de 27 heures pour apprendre à programmer des contrats intelligents en Solidity essentiellement.
  • Alchemy University : une plateforme d’apprentissage de Solidity et JavaScript, avec un éditeur de code intégré.

Autres

  • La gestion d’identités numériques, par exemple, en vérifiant des documents, officiels ou non, sans divulguer d’information à un intermédiaire ; Polygon ID.
  • Les systèmes de billetterie, par exemple, pour événements ; Guts, YellowHeart.

9. Références

  1. CCRI. (2022). Crypto Sustainability Metrics. « Explore the carbon footprint of cryptocurrencies ». CCRI Indices.
  2. Joshua « minimalism » & al. (2021). Ethereum’s energy expenditure. Ethereum.org.
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