L’intelligence artificielle, un allié encombrant dans l’adaptation au changement climatique

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5 min readJun 18, 2023

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Les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle (IA) posent un certain nombre de problèmes d’ordre éthique, mais aussi environnementaux. Technologie très gourmande en données et en énergie, ses applications dans l’adaptation au changement climatique sont cependant nombreuses et prometteuses. L’IA peut-elle nous aider à régler les enjeux liés au climat sans alimenter elle-même le problème ?

Le développement rapide de l’IA pose la question de son impact écologique. (Florian Voggeneder / Flickr.com )

Par Nathan Laporte

Le texte s’écrit paragraphe par paragraphe. Avant de s’arrêter brusquement. Climate Q&A ne nous laisse pas le temps de lire ce qu’il vient de débiter, il est déjà prêt à répondre à notre prochaine interrogation, et à toutes celles qui suivront. À condition que cela concerne le climat : “Aucun passage pertinent n’ayant été trouvé dans les rapports sur la science du climat, vous pouvez poser une question plus spécifique”, nous répond-on au moindre faux pas.

Le robot conversationnel n’est pas sans rappeler ChatGPT. Si le premier s’appuie en effet sur le moteur du second pour fonctionner, Climate Q&A, développé par la société française Ekimetrics, a quelques tours dans ses lignes de codes.

D’une part, l’application cite ses sources, constituées quasi exclusivement des rapports du GIEC. L’objectif de Climate Q&A est simple : utiliser le potentiel de l’intelligence artificielle (IA) pour rendre accessible au grand public des données scientifiques complexes sur le thème du climat. D’autre part, Climate Q&A affiche son bilan carbone. Une question posée est entre deux et quatre fois plus polluante qu’une simple recherche Google.

Un impact environnemental important mais “très compliqué” à estimer

La réflexion sur la pollution générée par l’IA n’a cependant pas attendu Climate Q&A pour apparaître. ”Une grande partie de ce qui se fait en IA aujourd’hui s’appuie sur de l’apprentissage automatique” explique Jean Ponce, directeur scientifique du Paris Artificial Intelligence Research Institute (PRAIRIE). “La méthode d’apprentissage la plus utilisée, c’est l’apprentissage supervisé qui demande des quantités gigantesques de données annotées.”

Or, qui dit gourmand en données dit gourmand en ressources. En 2019, une étude de chercheurs du Massachusetts estimait que l’entraînement d’un méga-modèle de traitement du langage générait autant de carbone que le cycle de vie de cinq voitures. Trois ans plus tard cependant, des chercheurs de l’University of California et de Google aboutissaient à un résultat 88 fois plus faible. Selon eux, les améliorations technologiques permettent de réaliser des opérations de calculs plus efficacement, donc en étant moins énergivore. Mais même dans ce scénario optimiste, le cœur du problème subsiste, tel que décrit par Cédric Villani dans son rapport “Donner un sens à l’intelligence artificielle” : “L’essor de l’IA est de nature à renforcer les tendances observées : stockage et échange d’un volume croissant de données, (…) pression sur le renouvellement des équipements pour augmenter les performances…”.

Mesurer l’impact écologique d’une IA reste “très compliqué”, selon Jean Ponce : “Les mesures sont souvent faites sur la partie d’entraînement, et délaissent la partie déploiement et utilisation de l’IA. Si vous avez des millions d’utilisateurs, ça devient très dur à estimer”. Exit, aussi, les coûts environnementaux de la durée de vie du matériel dont l’IA a besoin : processeurs, centre de données… Un angle mort qui pourrait être extrêmement vaste, la fabrication de composants électroniques exigeant notamment l’extraction de métaux rares.

Est-il alors raisonnable de continuer à développer une technologie dont on peine à percevoir le contour de son impact environnemental ? Plusieurs facteurs plaident en faveur de l’IA. En particulier la perspective d’IA plus “sobres” en données et en puissance de calcul. “Tout ce qui est impact et frugalité, ce sont des choses dont tout le monde est conscient dans notre domaine” affirme Jean Ponce. “Et au-delà même du réchauffement climatique, il y a tout un tas d’applications où l’on veut que l’IA soit frugale : une IA mobile, il ne faut pas que ça vide la batterie de votre téléphone quand vous vous en servez”.

Un outil pour optimiser les ressources…

Par ailleurs, si les coûts environnementaux de l’IA sont mal connus, ses bénéfices dans l’adaptation au changement climatique sont potentiellement considérables. Que ce soit dans l’agriculture, les transports ou la construction, de nombreuses start-ups exploitent déjà le potentiel de l’IA avec la promesse d’optimiser ressources et processus. L’entreprise Yord a par exemple développé un système de chauffage intelligent. L’IA pilote la chaudière “pour apporter juste la bonne quantité d’énergie en prenant en compte l’inertie thermique du bâtiment et le soleil”, déroule Lucien Blanchard, cofondateur. Interrogé sur l’impact environnemental de Yord, ce n’est selon lui pas le volet numérique qui pose problème : “Notre IA est déjà par design, la plus sobre possible. Pour les matériaux, en revanche, il reste une grande marge d’amélioration. Malheureusement, l’électronique est encore principalement fabriquée à Taïwan”.

… et aider la recherche sur le changement climatique

La recherche bénéficie, elle aussi, des progrès de l’IA, en particulier dans le domaine des sciences du climat. Une étude publiée début mars dans Nature a combiné l’imagerie satellite et l’intelligence artificielle pour compter les arbres sur 10 millions de km² en Afrique Subsaharienne. “Jusqu’ici, dès que l'on traitait de savanes, avec des arbres espacés, les estimations étaient très, très approximatives. Dans les modélisations, on considérait qu’il n’y avait pas d’arbres”, explique Pierre Hiernaux, agronome, écologue et coauteur de l’étude.

Cette dernière aura permis d’identifier plus de 10 milliards d’arbres et d’estimer individuellement leur fixation de carbone. Disponibles en ligne, les résultats permettront une meilleure gestion des ressources et de mesurer l’avancée de projets. En particulier, celui de la “Grande Muraille Verte”, initiative de restauration écologique lancée en 2007 par l’Union Africaine, mais dont “personne n’a de données pour évaluer ce que ce projet a pu faire ou a fait”, souligne Pierre Hiernaux.

Si les chercheurs n’ont pas cherché à mesurer les conséquences sur l’environnement de leurs travaux à visée écologique, pour Pierre Hiernaux, il n’y a pas de paradoxe. “L’IA permet un changement d’échelle. On savait déjà faire de la cartographie d’arbres, mais sur quelques kilomètres carrés. Les dépenses énergétiques [de l’étude] ne sont pas négligeables, mais ce n’est sans doute pas grand-chose par rapport à ce qu’il faudrait pour obtenir un tel résultat sur une surface aussi grande avec des méthodes anciennes sur le terrain”.

La question de l’impact environnemental de l’IA s’inscrit en fait plus largement dans celle de la pollution numérique, dont le poids dans les émissions de gaz à effet de serre mondiales est estimé entre 3 et 4 %. Une part qui devrait s’accroître considérablement, selon une étude conjointe à l’Agence de la transition écologique et à l’Arcep.

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Ces articles sont issus d'un cours de M1 sur les transformations environnementales donnés à l'EDJ SciencesPo au premier semestre 2023.