“Nul ne sait ce que peut” une information

Point de départ d’une réflexion sur les parcours de l’information, des mécanismes de diffusion jusqu’aux effets qu’elle peut produire, en passant par les conditions de sa réception dans des contextes attentionnels saturés, et extrêmement concurrentiels. Ou comment créer les conditions suffisantes d’une attention, d’une rencontre, afin de déclencher des affects, des questions, des pensées, des sensations ?

Skoli
5 min readSep 26, 2019
Défense d’écrire sur les murs, la Demeure du Chaos — Photos de© thierry ehrmann

« Le problème fondamental de la communication est de reproduire en un point, exactement ou approximativement, un message recueilli en un autre point. Souvent, les messages ont une signification […] »
Claude Shannon

Que s’ouvrent alors les perspectives et commentaires sur cette affirmation de Shannon, à en mesurer les lignes de fuite, les ouvertures, les répercussions, les échos, les plis. Recueil-transmission-reproduction. La trinité de la communication et la clef de voute de la théorie de l’information, d’une certaine Médiarchie aussi (Yves Citton, Médiarchie, La Couleur des idées, Seuil, 2017). Des appareillages techniques de capture ou de transfert, des choix épistémologiques de mesure, de la désambiguisation du message; combien d’années de programmes de recherches contenues en quatre lignes ?

Et pourtant c’est dans la dernière ligne, suspendue par James Gleick en ouverture de son ouvrage «L’information» (L’information. L’histoire, La théorie, Le déluge, Cassini, 2015), que réside le mystère. Suspendue… comme un café du même nom, une solidaire invite à l’inconnu. « Souvent, les messages ont une signification…». Dans le rythme de la phrase, dans la profondeur du souvent, dans ce qu’elle porte d’ouvertures.

La question du sens, de la signification fait débat. La communication n’a pas réussi à se donner d’outil de partage univoque hors celui de l’abstraction mathématique, aussi, si les mots ont un sens, celui-ci est rarement partagé. De là naissent la poésie, la richesse des langages et des écarts de signification et de pensée, la créolisation, mais aussi le malentendu et la surdité.

Alors on peut blâmer l’émetteur, trop abscons, équivoque, manipulateur du langage. Ou le récepteur insensible à la pédagogie du premier, pas assez cultivé pour saisir les nuances, un peu débile tout dans le fond. Ou bien le média, celui qui transmet le message, trop approximativement, en simplifiant à l’extrême, en prenant part, par sa pseudo neutralité, à la bataille sémantique qui se joue autour du sens des mots. Au média encore quand il transmet le message trop exactement. Coquetterie de savant que de s’adresser en latin à son miroir.

On peut aussi questionner ce message même, son rapport à une réalité. « Il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie » écrit Bourdieu, un bit serait donc équivoque ?

Des faits ne sont mis en ordre que par le travail de médiations qui ne leur appartiennent pas. Ils ne font sens que saisis du dehors par des croyances, des idées, des schèmes interprétatifs, bref, quand il s’agit de politique, de l’idéologie.
Frédéric Lordon

L’univocité du bit en équilibre entre les interprétations qui découlent de leur mise en réseau. Et puis questionner encore le choix du mot désignant ce messagedonnée, qui place d’emblée la prise, la capture, l’obtenue, dans un drap de candeur et de neutralité.

© Liz Henry

« L’information veut être libre » scandait John Perry-Barlow et les débuts de l’internet ont rendu possible cette situation, avant que les nouvelles enclosures ne viennent « discipliner » cet espace, autour de normes, de codes, et de vecteurs imperméables et centraux : Facebook, Instagram, Snapchat, etc. L’information est un mouvement, tente t-on aujourd’hui de dire pour lutter contre ces enclosures. Dans Esthétique de la rencontre (Esthétique de la rencontre, L’énigme de l’art contemporain, L’Ordre philosophique, Seuil, 2018), Estelle Zhong-Mengual et Baptiste Morizot proposent une autre approche, relationnelle, celle des interférences entre deux entités, de leur composition.

On pourrait alors rapprocher ce travail articulé autour des théories élaborées par Gilbert Simondon et cette interrogation de Frédéric Lordon, axée elle sur la pensée de Spinoza : comment rendre une idée affectante ? Les jonctions sont nombreuses, de la rencontre individuante à l’affect, de la métastabilité à l’ingenium.

Ces termes seront définis plus tard, retenons pour l’heure que la métastabilité est “’un état qui transcende l’opposition classique entre stabilité et instabilité, et qui est chargé de potentiels pour un devenir” et l’ingenium la “récapitulation de nos affections socio-biographiques passées formant nos manières de penser, de sentir et d’agir”.

Et une question alors : comment faire en sorte qu’il se passe quelque chose en présence d’un corps informationnel ou artistique, étranger ? Comment créer les conditions d’une rencontre ? On s’en doute dès la première lecture, la recette sera un tantinet plus complexe que celle du quatre quart, si tant est qu’il puisse exister quelque chose comme une recette pour rendre une information, une idée affectante, la transformer en outil de l’agissement sans pour autant tomber dans l’extrême inverse : « informer, c’est faire circuler un mot d’ordre » déclarait Deleuze. Loin des nudges et de la persuasion discrète, de la propagande de Bernays, ou de l’information putassière (on dit putaclic maintenant, Estelle Zhong-Mengual et Baptiste Morizot parlent avec Simondon de « fausse rencontre »), il existe à n’en pas douter des informations qui marquent, qui poussent à l’action, qui produisent un changement durable, dans les psychés ou les corps formant une société.

Portrait de Gramsci — Photo © thierry ehrmann

Aussi, si les conditions sociales, politiques et historiques demeurent incomparables, il apparait néanmoins que deux « informations » ne provoquent pas le même effet, et que l’image d’un DRH en liquette déchirée marquera plus que le licenciement de 300 salariés. « Bataille des idées » chez Gramsci, « Servitude volontaire » chez la Boétie, « Fabrication du consentement » pour Chomsky, les pistes ne manquent pas pour tenter d’expliquer cette réception différentielle de l’information.

Pourtant, essayer de dégager des axes de réflexion afin de construire une information qui puisse affecter, qui s’ouvre, se prépare à la rencontre, sans la forcer, mais qui se tienne disponible à elle, semble aujourd’hui plus urgent, bien que plus complexe aussi en un sens. Le neuroscientifique Jack Panksepp croit voir dans la recherche un moteur de l’action plus efficace que le plaisir, aussi, au fil de nos lectures, réflexions et expériences, tentons de dégager sinon des paramètres, du moins une forme de définition, et par là des conditions de possibilité d’une rencontre affectante, ou individuante. Cette exploration avant tout théorique induit aussi profondément le questionnement sur l’appareillage technique qui la soutiendrait. Il s’agit donc d’essayer d’esquisser, humblement, une architecture de l’information affectante.

Néanmoins, bien conscients de l’équivocité du langage et des efforts parfois ardus pour le tordre, répétons encore qu’il ne s’agit pas ici de construire une théorie unifiant l’ensemble des aspects, de trouver une réponse définitive et unique à la question de l’information. Il s’agit plus ordinairement et plus simplement de partager, puisque l’appareillage technique permet aujourd’hui la libre publication, à l’état de brouillons, des questionnements, réflexions et inspirations, autour de cette ambition.

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