Bitcoin et le déséquilibre de Nash

Alexandre Stachtchenko
9 min readJul 29, 2024

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Trump à la Bitcoin Conference 2024 à Nashville, TN.

Trump fait tomber un premier domino qui enclenchera une course à Bitcoin. La France s’adaptera-t-elle à ce déséquilibre de Nash ?

C’était le 27 Juillet 2024.

Alors que la France était occupée à débattre du bon ou mauvais goût de l’ouverture de ses Jeux Olympiques, l’ambiance était différente à Nashville, capitale du Tennessee. L’ancien président américain Donald Trump était très attendu pour la Bitcoin Conference qui s’y tenait, et où il devait donner un discours historique.

Historique, ce le fut à plusieurs égards. Gênant aussi malheureusement, personnage oblige. Et il est probable que cette dualité se reflète dans le traitement de l’information des deux côtés de l’Atlantique.

Une réserve stratégique nationale de bitcoins

Depuis quelques temps maintenant, Trump a changé de discours sur Bitcoin. Son équipe de campagne a intégré que le sujet était un angle mort des politiques américaines, alors qu’il concernait environ 1 électeur sur 5. Aussi, l’ancien président, bien qu’ayant tenu des propos particulièrement hostiles il y a quelques années, a changé son fusil d’épaule. D’une « arnaque » qu’il « n’aime pas » car il « menace le dollar », Bitcoin est devenu « l’industrie de l’acier d’il y a 100 ans », remplie de « génies ».

Et quitte à changer d’avis, autant y aller jusqu’au bout. D’autant que le personnage n’est pas réputé pour sa nuance.

Le favori dans la course à la Maison Blanche enchaîne les phrases choc et les promesses : Bitcoin va dépasser la capitalisation de l’or, instauration d’un « presidential advisory council » sur Bitcoin pour clarifier une réglementation favorable sous 100 jours, interdiction d’une MNBC dollar, fin de « la guerre des progressistes » sur les cryptos et de l’opération « Chokepoint 2.0 », c’est-à-dire l’ensemble des dispositions bancaires et réglementaires pour empêcher l’industrie de se développer, etc. En bref, les Etats-Unis « seront la capitale crypto de la planète et la superpuissance Bitcoin du monde » car sinon, « La Chine le fera ».

Et surtout, l’annonce tant attendue : la constitution par les Etats-Unis d’une réserve stratégique de bitcoins.

Si Trump est élu, et, condition non négligeable, s’il respecte ses promesses, la première puissance mondiale devrait commencer à accumuler des bitcoins jusqu’à atteindre 5% du total en circulation. L’annonce est absolument majeure à plusieurs titres.

D’abord parce que cela vient apporter un nouveau tampon de crédibilité à Bitcoin. Ensuite, parce que toute personne qui suit la campagne américaine va devoir prendre ce sujet au sérieux, qu’il suive cette thématique ou non. Troisièmement, parce qu’il positionne Bitcoin comme une course géopolitique, en agitant la menace de la Chine et des conséquences pour les Etats-Unis si d’autres états avançaient plus vite. Enfin, parce qu’il force les démocrates, et la nouvelle candidate Kamala Harris, à prendre position sur le sujet.

Le déséquilibre de Nash

Schéma de l’équilibre de Nash dans le dilemme du prisonnier

Le passage du seuil d’adoption est entériné. Sauf catastrophe, on ne reviendra pas en arrière. En somme, un déséquilibre de Nash à Nashville.

En théorie des jeux, l’équilibre de Nash est une situation dans laquelle aucun joueur ne regrette son choix. C’est-à-dire qu’en ayant connaissance de la situation a posteriori d’une décision multilatérale, il ne reviendrait pas sur son choix personnel. L’exemple classique est celui du dilemme du prisonnier. Deux prisonniers complices d’un crime se voient présenter le choix de dénoncer ou non leur complice, sans possibilité de communiquer entre eux. Si les deux se dénoncent, ils écopent de 5 ans de prison. Si un seul dénonce, alors le dénoncé prend 10 ans et le dénonciateur est remis en liberté. Si aucun ne dénonce l’autre, alors les deux sont condamnés à 6 mois de prison. L’équilibre de Nash ici, c’est que les deux se dénoncent, alors même qu’ils auraient intérêt à coopérer.

Jusqu’à présent, l’équilibre de Nash sur Bitcoin était d’en dire du mal. On ne peut jamais regretter de dire du mal de Bitcoin.

En effet, personne n’en tient rigueur : la plupart des média ne vérifient pas l’information, la plupart des électeurs s’en fichent ou pensent que c’est un outil de terrorisme, et même dans les cercles personnels et familiaux, c’est l’objet que l’on aime taper pour faire du signalement de vertu (« ça consomme de l’énergie, regardez je suis écolo » ou « c’est de la spéculation, alors que moi je suis dans le réel et l’utile », envoyé depuis un iPhone dans un avion par un employé de bullshit job).

A l’inverse, on regrette presque toujours d’en dire du bien : on devient soudainement complice du terrorisme, écocidaire, blanchisseur d’argent sale. Même les amis vous prennent pour un fou, un marginal, un complotiste. Beaucoup de journalistes se feront un malin plaisir de détourner des propos pour trouver une phrase choc qui fera réagir. En tant que politicien, vos électeurs vous en voudront.

Cet équilibre de Nash délétère est terminé. Cela ne signifie pas que tout le monde va soudainement devenir dithyrambique sur Bitcoin. Mais dorénavant, il devient possible de regretter en dire du mal et d’être puni, dans les urnes ou dans le portefeuille par exemple.

Les premiers dominos vont commencer à tomber : déjà une quinzaine de parlementaires démocrates ont écrit une lettre à Kamala Harris pour lui demander de changer de posture sur Bitcoin, établir une politique intelligible à ce sujet, et discuter avec l’industrie.

Et que dire des autres pays ? Il est trop tôt pour le dire, et Trump n’est que candidat à l’heure actuelle. Mais s’il est élu et active son plan, les autres Etats n’auront pas d’autre choix que de le suivre.

Qui sait ? Peut-être que demain, le nouvel équilibre sera inversé, et qu’il en coûtera beaucoup plus de dire n’importe quoi sur Bitcoin que d’annoncer y être favorable.

Le fond et la forme

Mais Trump sait-il faire autre chose que du Trump ? Pas vraiment. Et votre serviteur a eu l’impression de perdre des points de QI au fur et à mesure du discours de l’ancien président américain. Pour les bitcoiners curieux, allez-y, c’est toujours intéressant de le voir soi-même. Mais ne vous attendez pas à de la poésie ni à un raisonnement cartésien didactique.

On commence par de longues minutes de louanges : Michel est génial, Bob est génial, tremendous, great. Puis les fameux « billions and billions and billions » de tout et n’importe quoi. « Crooked Joe » n’étant plus candidat, maintenant c’est « low IQ Kamala » qui fait l’objet de saillies offensives. Et que serait un rassemblement de Trump sans parler d’immigration ? Aucun lien avec Bitcoin, mais ce n’est pas grave. Ah et puis l’armée américaine est-elle woke ? Gros sujet ! Est-ce que je vous ai parlé de ma petite fille qui parle chinois ? C’est pas facile le chinois ! D’ailleurs, saviez-vous que le précédent bullrun, c’est grâce à moi ? Regardez, ça a pris 4000% sur mon mandat ! Big time !

Au-delà de ces saillies finalement assez classiques du personnage, ce qui est plus embêtant, c’est que ça transpirait l’incompréhension du sujet abordé. Il met crypto, bitcoin, technologies etc. dans le même sac. Il parle de voitures électriques ou encore d’IA au milieu du speech, on ne sait pas pourquoi. Il veut miner tous les bitcoins aux Etats-Unis, ce qui n’a évidemment aucun sens et détruirait la proposition de valeur de Bitcoin.

Et puis surtout, il conclut son discours en souhaitant à toute la salle de passer « un bon moment avec votre Bitcoin, vos cryptos, et tout le reste avec lequel vous jouez » qui trahit un dédain pour le sujet. Il s’adresse à un public électoral composé de ce qu’il considère probablement être des parieurs compulsifs qui s’amusent avec un truc gentillet. Mais eh… une voix est une voix !

Et Trump de laisser le soin à Cynthia Lummis, sénatrice pro-Bitcoin, de compléter son discours par l’annonce des détails et des paramètres de la réserve stratégique.

Mais ce qui est à la fois inquiétant et évident, c’est que ça marche.

Même lui ne s’y attendait pas.

Lorsqu’il annonce sur scène qu’il va virer Gary Gensler, l’actuel président de la SEC, la standing ovation qu’il reçoit est si inattendue qu’il s’en étonne lui-même sur scène et en profite pour le répéter afin de faire durer le moment.

Peu importe que le président de la SEC démissionne de toute façon avec un changement d’administration. Peu importe que Gensler soit considéré par certains comme un allié de Bitcoin, dans la mesure où il a surtout embêté d’autres cryptos, dont une partie substantielle sont effectivement des titres financiers (et non je ne suis pas un admirateur de Gensler, j’avais appelé à sa démission dans une chronique BFM) et donc contribué à la nécessaire distinction Bitcoin vs crypto. Peu importe : tout le monde se lève pour acclamer quelque chose qui aurait eu lieu de toute façon si Trump était élu.

Ce public de bitcoiners ne semblait pas lui tenir rigueur de ses fautes, imprécisions, et absurdités, et offre au monde des images d’un meeting de campagne. Voilà qui donnera de l’eau au moulin de nos moralistes européens.

A tale of 2 continents

Car si aux Etats-Unis, les démocrates sont contraints de s’aligner pour ne pas perdre la campagne, et qu’à Hong Kong, certains législateurs ont déjà commencé à dire que l’idée de la « Bitcoin National Strategic Reserve » n’était pas bête, en France, non !

Messieurs dames, nous sommes meilleurs que cela. Et nous ne nous abaisserons pas à ces vilénies.

En partie parce que c’est les Jeux Olympiques, et donc les autres sujets deviennent marginaux. Et pourquoi pas. La France est magnifique et j’espère que les jeux seront un succès. Mais après les jeux, il y aura le pont du 15 août. Et puis on aura le budget à voter, sauf si on finit sous tutelle du FMI. Et puis, et puis, et puis… L’actualité chassera la suivante.

Mais honnêtement, même s’il n’y avait pas eu les jeux, on le sait tous, ça n’aurait pas changé grand-chose. Nous aurions eu droit à une arrogance mal placée trahissant un sentiment de supériorité morale.

Trump c’est la combinaison du nazisme et du diable, saupoudré de fascisme totalitaire, dont d’ailleurs tout le monde semble avoir oublié qu’il est à l’origine une maladie du socialisme. Et Bitcoin de son côté, on commence à le savoir maintenant, c’est le blanchiment, le terrorisme, la destruction de la planète. Et voilà que Trump va parler à une conférence Bitcoin ! « Il n’y a pas de fumée sans feu ! » dira-t-on avec un sourire hautain et satisfait. C’est bien la preuve que Bitcoin est colonialiste et d’extrême-droite.

Quoi ? Robert F. Kennedy, également candidat à la présidentielle, et membre du parti démocrate, a fait un discours le jour précédent qui était encore plus audacieux sur Bitcoin ? Un candidat de gauche a dit que Bitcoin permettrait d’apporter « de la stabilité financière, la paix et la prospérité » ? Qu’il avait investi la plus grande partie de son patrimoine en Bitcoin ?

Non. N’en parlons pas. Ca brouillerait le message et risquerait de faire comprendre à la gauche française que Bitcoin peut aussi trouver des alliés à gauche.

Et voilà, le raisonnement prendra fin. On invitera les mêmes sceptiques encore et toujours. Ils se congratuleront entre eux en appelant à une nouvelle réglementation pour montrer que « Nous, on n’est pas comme ces gens-là, on se respecte ».

Nous n’aurons probablement pas droit à un remake du « Le Salvador, soyons-sérieux » version Etats-Unis, car ça deviendrait ridicule. Mais un petit « Trump, soyons sérieux » suffira à s’acheter une vertu, tout en conservant de confortables œillères.

Comme en 2016, où j’avais naïvement espéré que l’Europe se réveille à la suite de l’élection de Trump, et que j’avais fini par constater que la classe politique européenne avait préféré se dire « on serre les dents quatre ans en espérant qu’un démocrate reviendra au pouvoir pour pouvoir poursuivre notre si belle servitude transatlantique volontaire ».

Trump met un énorme coup de pied dans la fourmilière. Il vient peut-être de faire tomber un premier domino qui enclenchera une course à Bitcoin. Mais la France et l’Europe seront probablement les seuls à refuser de s’adapter à ce déséquilibre de Nash en changeant de posture.

Au fond, j’espère sincèrement me tromper. Mais ça fait dix ans que j’espère me tromper.

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