L’odeur du sang et de la poudre

Ecce Homo
6 min readNov 16, 2015

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En 2010, le premier groupe que je voyais en concert s’appelait Eagles of Death Metal. 5 ans plus tard, le dernier groupe que j’aurai vu en concert s’appelle Eagles of Death Metal. Le dernier car ils ont gagné. Je n’irai plus jamais dans “une fête de perversité” de la “capitale des abominations et de la perversion” , selon leurs mots. La musique occupait une place démesurée dans ma vie, elle est devenue incroyablement futile en l’espace d’une soirée. J’avais rencontré la femme de ma vie grâce à un concert dans cette salle, j’ai failli l’abandonner au même endroit. Je savais que les salles de concert étaient visées, mais on ne voulait pas le croire, jusqu’à ce vendredi 13 novembre.

En arrivant assez tard dans la salle déjà comble, j’avais hésité à rester au niveau de la console de l’ingé son sur les marches, à proximité du bar et du stand de merch, comme cela m’arrive aussi assez souvent. Et puis par habitude, je suis allé devant, en passant par la droite. Comme souvent aussi, j’étais seul à ce concert, et pour une fois, je n’ai cessé de me dire depuis que c’était tant mieux pour mes proches. Sauf qu’en avançant et en attendant le début du concert, j’ai bien sûr observé les visages qui m’entouraient, frappé par la jeunesse de ces gamin(e)s. Dès le premier morceau, je fonce avec joie vers le troisième rang, près de la barrière. Une place que je ne vais plus quitter pendant plus de deux heures et qui va sceller en partie mon destin.

Tout avait bien commencé, Jesse Hughes avait montré le couteau à cran d’arrêt qu’il venait d’acheter en face de la salle, expliquant qu’il adorait Paris pour ce genre de choses impossibles à faire chez lui. Je ne savais pas alors que l’ironie du destin allait me propulser en pleine tuerie de masse à l’américaine. Il venait aussi de faire une blague grivoise dont il a le secret. Comme toujours, le groupe, l’un des meilleurs du monde sur scène, livrait un concert fabuleux. Le vigile qui se tenait juste devant moi venait de répondre à la salutation de Jesse Hughes. On se marrait devant les pitreries du groupe avec un mec et une fille devant moi. “Kiss the Devil” déchaînait joyeusement la fosse, elle allait toucher à sa fin et laisser la place à nos morceaux préférés. Sauf qu’ils ne sont jamais venus.

Comme tout le monde, je me souviens du bruit des pétards. Je me souviens avoir pensé et surtout espéré que c’était un problème lié à la console de l’ingé son derrière nous. Mais je pense aussi tout de suite aux récits de Charlie. En me retournant, je vois ces silhouettes éclairées par des étincelles. C’est là que je me persuade qu’on va tous mourir. Cette fois ce n’est pas un cauchemar, et je pense que je ne vais jamais me réveiller. Certain(e)s réussissent à franchir la barrière et à fuir, mais d’autres y laissent la vie. J’envisage de les suivre mais, paralysé par la peur et le bruit des rafales, j’en suis incapable.

Alors je repense aux récits de Charlie et aux survivants pris pour morts. En même temps, nous n’avons plus vraiment le choix. Celles et ceux qui tentent de fuir pendant le rechargement des AK-47 ont un courage que je n’ai pas, et surtout pas forcément la même chance. Nous formons donc un tas humain où je me retrouve à découvert mais le visage caché. Je ferme alors les yeux pendant deux heures. J’attends la mort en espérant qu’elle soit rapide, ou une intervention miracle. Je pense à ce couple contre qui j’étais couché et dont la fille était paralysée par l’immobilité et prise de panique par le manque d’air. Je me souviens l’empêcher de bouger, pour ma vie comme pour la sienne et celle de tout le groupe. Je me souviens de nos paroles : “si tu bouges, on meurt tous”. Je me souviens leur dire de se taire pour un simple chuchotement, question de vie ou de mort. Aujourd’hui je crois qu’ils sont vivants. Alors s’ils me lisent, je voudrais m’excuser d’avoir écrasé cette fille pendant deux heures et de leur avoir dit chut. J’ai été bouleversé par leurs échanges. Je me souviens ne pas avoir osé bouger ma jambe paralysée. Je me souviens de ce mec me caressant les cheveux pour trouver du réconfort, réussissant à m’arracher un sourire. Je me souviens des vibrations permanentes de mon téléphone dans ma poche. Si je le prenais, je mourrais.

J’ai gardé les yeux fermés mais j’ai tout entendu, la pauvre fille qui pleurait et le pauvre mec qui gémissait de douleur au loin. Je me souviens de la personne à l’agonie incapable de respirer de l’autre côté de la barrière. Et surtout, quand l’un d’eux a approché en montant sur la scène, je crois qu’il a tiré sur un mec juste derrière moi, dont le hurlement me hante encore. Le tir était si proche que le sifflement de l’acouphène a mis mon oreille droite au supplice. Je me souviens de chaque tir en espérant que ce soit le dernier et ne pas être la victime du prochain. Un sentiment d’aléatoire insoutenable. Et puis cette explosion. Je sais maintenant que c’était le gilet du terroriste présent sur la scène et abattu par le commissaire entré seul dans la salle. Je pense que je lui dois la vie, merci mon héros.

Quand il faut évacuer la salle, personne n’ose se lever, car personne n’ose croire que le carnage est terminé. En voyant les hommes en bleu, on a du mal à réaliser qu’on est en vie. Mais je n’oublierai jamais l‘ampleur de l’horreur quand j’ai rouvert les yeux au moment de l’évacuation. Ces mêmes gamins dont je parlais plus haut, fauchés simplement parce qu’ils sont venus assister à un concert de rock. J’avais supporté toute la soirée l’odeur mêlée du sang et de la poudre. Mais ce que j’ai vu, je ne souhaite à personne de le voir. Cette traversée de la fosse pour accéder à la sortie, c’était le chemin de croix réservé aux survivants pour qu’ils comprennent le prix de leur “chance”. L’effroi, je l’ai même vu dans les yeux des hommes en bleu, et ils sont mieux préparés que moi.

Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je la chance de pouvoir écrire ces lignes indemne et pas mort ou blessé comme des centaines d’autres ? Comment ne pas penser aux victimes assassinées à quelques mètres de moi ? Je n’ai pas de réponse à ces questions. J’ai eu une chance incroyable, mais je n’arrête pas de penser à ces corps ensanglantés qui n’auront jamais la chance de pouvoir rassurer leurs proches. Je n’arrête pas de penser à cette sonnerie de téléphone qui résonne en vain dans la fosse. Je me souviens de cette pauvre fille au visage éclaté par une arme de guerre, d’une gamine en robe bleue inanimée le visage face contre terre. Je pense aux visages des victimes croisées quelques minutes plus tôt dans la salle. J’ai aussi eu la chance de ne pas voir les exécutions. Quand je lis les témoignages les plus fous, j’en ai la nausée et je repense à ma chance, insensée.

Je lis un peu partout qu’on va continuer comme avant parce qu’on n’a pas peur. Pas moi. En ce qui me concerne, ils ont gagné. Je ne suis pas mort mais je suis bien terrorisé, et surtout hanté par la culpabilité d’être en vie quand d’autres ont pris une balle dans la tête à ma place. Je ne trouve aucun sens logique à ce petit rien qui s’appelle la chance et qui fait que certains sont à la morgue et d’autres en vie.

J’ai une pensée pour Marion, une photographe adorable qui a pris une balle dans le dos. Pour Thomas de la Maroquinerie que je ne verrai plus à l’entrée de chaque concert là-bas. Je pense au responsable du merch croisé à l’entrée et qui ne vendra plus de tee-shirts à des concerts. Je pense aux vigiles morts les premiers à l’entrée. Et je n’arrête pas de penser aussi à toutes celles et ceux que je ne connaissais pas à ce concert, où des enfants, des retraités et des femmes enceintes se trouvaient aussi.

Ce soir-là, ils n’ont pas seulement tué et blessé des centaines d’innocents sans défense. Ils ont aussi tué mon amour de la musique, et c’est ce qui m’importe le moins.

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