Comment l’une des plus importantes universités françaises certifie-t-elle le diplôme de ses étudiants grâce à une blockchain ?

Blockchain for Good
9 min readOct 5, 2022

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Les mots marqués d’une astérisque* renvoient au mini-glossaire en fin d’interview.

L’Université de Lille regroupe dorénavant, depuis le 1er janvier 2022, l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ Lille), l’École nationale supérieure d’architecture et du paysage de Lille (ENSAPL), l’École nationale supérieure des arts et industries textiles (ENSAIT) et Sciences Po Lille, et rassemble ainsi 80 000 étudiants. Ce nouvel établissement souhaite également jouer un rôle de premier plan dans le déploiement d’attestations numériques de réussite sur blockchain, pour l’ensemble de ses diplômé·e·s. Pour en parler, nous avons rencontré Perrine de Coëtlogon, qui insuffle cette transformation.

Perrine de Coëtlogon, Membre du Board chez Open Education Global, Représentante des autorités françaises suppléante auprès de l’European Blockchain Partnership, Direction interministérielle du numérique (DINUM)

Blockchain for Good : Bonjour Perrine, merci d’avoir accepté notre invitation. Tu diriges la numérisation de la certification de diplômes sur blockchain de l’Université de Lille. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet ?

Perrine de Coëtlogon : Nous sommes dans une démarche de transformation publique qui consiste à effectuer la certification des attestations de réussite au diplôme sur blockchain. Jusqu’à maintenant, nous avons réussi à émettre les diplômes de 2020 en 2021 grâce à ce système, et continuerons progressivement d’améliorer le service. A l’heure actuelle, ce sont 30 000 attestations numériques de réussite au diplôme qui ont été délivrées aux étudiants.

BfG : Pour remettre en perspective la certification de diplômes via une blockchain, deux méthodes ont été expérimentées depuis 2015. La première consistait à enregistrer le hash d’un diplôme dans une blockchain, en général celle de Bitcoin, afin de pouvoir comparer ce hash avec celui d’un diplôme présenté par la suite et vérifier ainsi s’ils correspondaient bien. Une autre méthode consistait à s’appuyer sur les attestations vérifiables*, propres au paradigme de l’identité décentralisée*, et dont l’association a publié un rapport pour l’expliquer en détail. Est-ce que tu as été témoin de la bascule entre la première et la seconde méthode dans le domaine de l’éducation ?

PdC : En France, c’est BCDiploma qui nous a accompagné sur ce sujet. Ce sont des acteurs venant du monde de l’éducation, qui connaissent très bien les logiciels. Si l’on revient encore un peu plus en arrière, les premiers ayant porté la nécessité d’avoir un système de certification des diplômes sur blockchain étaient les membres du MIT Media Labs. D’importants efforts ont été déployés, car beaucoup d’acteurs souhaitaient investir dans des cas d’usages blockchains appliqués à l’éducation. Cependant, ces projets n’ont pas toujours abouti. En effet, ils manquaient clairement de capacité de mise à l’échelle. L’ESILV à Nanterre avait d’ailleurs un projet similaire, aussi avancé que celui du MIT !

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Cette certification de diplôme sur blockchain est l’une des pierres d’un édifice plus large : celui de la reconnaissance des qualifications tout au long de la vie. L’idée est simple : il s’agit de fournir un moyen simple pour que des utilisateurs fassent reconnaître leurs diplômes et leurs qualifications tout au long de leur parcours académique et professionnel. C’est d’ailleurs la même logique des Open Badges* de la fondation Mozilla, qui ont été conçus comme le “Bitcoin du diplôme”. Par conséquent, ce système de reconnaissance des qualifications tout au long de la vie s’applique aussi bien à la formation initiale que continue.

Open Badges — Source

BfG : Justement, venons-en à la solution que l’université de Lille utilise. Vous vous êtes appuyés sur BCDiploma, que tu mentionnais un peu plus haut. En quoi consiste la solution qui a été développée ?

PdC : BCDiploma diffère des autres techniques de certification car il ne certifie pas le diplôme, mais les informations du diplôme. Cette technique a été brevetée. L’Université de Lille dispose d’une application open source qui redirige son utilisateur vers BCDiploma. En retour, BCDiploma retournera le diplôme via un lien envoyé sur l’adresse mail de l’étudiant. Nous avons testé ce système sur 15 000 attestations de diplômes. Le taux d’ouverture a été de 94% dans les 24 heures qui ont suivi.

Néanmoins, nous sommes un peu en retard sur le calendrier que nous avions initialement prévu. En effet, il a fallu créer la gestion des liens avec les services de l’université, faire en sorte de garantir l’accès au diplôme pendant 50 ans, comme c’est le cas pour les diplômes papier. C’est la blockchain qui a apporté cette transformation globale des services de l’université sur la délivrance des diplômes. Nous avons également dû créer une page web expliquant le fonctionnement du système aux étudiants. A terme, l’idée est que nous puissions émettre nos propres attestations vérifiables*, ce qui permettra aux étudiants, même ceux n’ayant pas validé leur diplôme, de partir de l’université avec des compétences certifiées par cette dernière.

BfG : Pour les étudiants ayant déjà reçu leur attestation, est-ce qu’il est obligatoirement nécessaire de passer par BCDiploma pour disposer d’une attestation vérifiable de son diplôme ?

PdC : Non, il n’est pas nécessaire de passer par BCDiploma pour disposer de son diplôme. Cela faisait partie du marché public, tout comme la nécessité d’utiliser une blockchain écologique, c’est-à-dire sans minage ou avec un mécanisme de consensus par la preuve d’enjeu.

Une attestation de réussite au diplôme de l’université de Lille

BfG : Vous avez mentionné la nécessité d’avoir une blockchain écologique. Laquelle utilisez-vous ?

PdC : Nous avons choisi la blockchain Avalanche. Elle utilise un mécanisme de validation par la preuve d’enjeu. Nous avions refusé d’utiliser Ethereum, car The Merge*, qui s’est d’ailleurs bien passé, représentait alors une incertitude trop importante pour pouvoir opérer notre solution. La première solution que nous avons développée, pour les certifications de langue étrangère, était sur la BNB Smart Chain. Il a été chose aisée de passer de l’une à l’autre, car elles sont toutes les deux compatibles avec l’Ethereum Virtual Machine*, ce qui signifie concrètement qu’elles utilisent le même langage de programmation.

BfG : Etes-vous compatibles avec les standards du W3C* ?

PdC : Absolument, ainsi qu’avec ceux du Digital Credential Consortium, qui a été créé par les universités américaines que j’ai mentionné, de sorte à favoriser l’interopérabilité de leurs solutions.

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BfG : Comment voyez-vous, à terme, la généralisation des attestations vérifiables ? Est-ce qu’elle ne représenterait pas des pistes d’économies importantes ?

PdC : Absolument, et aussi un immense gain de temps pour le personnel administratif. Ce n’est toutefois pas un gain économique : il s’agit d’améliorer la qualité du service rendu à l’étudiant. Nous nous sommes rendus compte que le personnel de scolarité était également ravi de participer, car ils sont appelés quotidiennement à vérifier des diplômes. Nous avons également décidé d’arrêter d’indiquer la mention “passable”, pour la remplacer par “admis”, ce qui est tout de même un peu plus enthousiasmant. L’idée, à terme, est de faire en sorte que tous les diplômes soient numérisés, mais que l’étudiant puisse, s’il le souhaite, commander une copie papier à l’Imprimerie Nationale. Nous avons également traduit l’offre de formation en anglais, de sorte à ce que les diplômés puissent aussi être reconnus à l’étranger.

Pour en revenir à la généralisation des attestations vérifiables pour la certification de diplômes, un tel projet ne peut pas se faire sans volonté politique, ni soutien financier. Pour l’instant, nous sommes la seule université en Europe à utiliser un tel système.

BfG : Vous êtes également membre du conseil d’administration d’Open Education Global. Pouvez-vous nous présenter cette initiative ?

PdC : Open Education Global vise à appliquer les principes de l’open source au domaine de l’éducation, ou plutôt, d’adapter les licences de logiciel libre au contenu éducatif. Open Education Global permet de mettre en commun des ressources et des connaissances, notamment dans le domaine universitaire, accessible à tous. L’UNESCO soutient l’initiative depuis 2002. Je trouve que cette initiative a un lien avec les blockchains : ce recours massif à l’open source me rappelle la création du World Wide Web, basé sur les mêmes principes. De la même manière que le WWW a dé-siloté l’information, Open Education Global veut dé-siloter l’éducation. J’ai pour ma part créé Open Education Global francophone pour faciliter la mise en relation de nombreuses universités ayant ce désir.

BfG : Précisément, quelles universités françaises sont à la pointe de ce mouvement pour l’éducation ouverte ?

PdC : Assez peu finalement, bien qu’elles en aient la volonté. Le Ministère de l’Enseignement Supérieur fait partie d’Open Education Global dans sa globalité, et l’université de Nantes et l’Institut Mines-Telecom de Brest sont particulièrement moteurs. Il existe aussi les universités numériques thématiques, qui se sont regroupées au sein d’une association, l’Université Numérique, qui permet à chacun d’avoir accès à du contenu universitaire certifié par l’Etat et gratuitement.

BfG : L’université de Lille est également membre de l’EBSI* pour la France, comment se positionne notre pays par rapport aux autres pays européens ?

PdC : Nous sommes parmi les pays le plus à la pointe ! Il n’y a pas encore de certification de diplôme sur blockchain en Europe. Ceci étant, des pays comme l’Espagne, la Belgique, la Slovénie ou encore l’Italie, sont moteurs. Ceci étant, chaque pays a sa spécificité : l’Italie est très en avance sur les Open Badges, quand la Slovénie est à la pointe dans le domaine de l’éducation ouverte. Les nœuds de validation français de l’EBSI sont d’ailleurs portés par RENATER*, sur un cloud, lui aussi français. Toujours du point de vue de la souveraineté numérique, s’est développée une initiative, l’Alliance Blockchain France, qui permet d’avoir des nœuds de validation communs, en France, pour pouvoir développer des applications. Au niveau européen, nous travaillons également depuis 6 mois à la transformation du Partenariat européen de la blockchain en EDIC*.

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BfG : De quoi, on l’espère, faire avancer ce sujet au niveau national et européen ! Merci beaucoup Perrine.

PdC : Merci à vous !

Mini-glossaire :

​​​Attestations vérifiables — Verifiable Credential — (VC) : preuves numériques délivrées par un tiers (appelé issuer) à un utilisateur (holder) prouvant une caractéristique de son identité (son âge, son lieu de naissance, …). Ainsi, en présentant ces attestations vérifiables à un vérificateur (verifier), l’utilisateur peut transmettre les informations strictement nécessaires pour accéder à un service tout en restant maître de ses données personnelles.

EBSI : consortium européen visant à développer de nouveaux services publics transfrontaliers sur blockchain. Nous détaillons ce projet dans le chapitre Gouvernement et Démocratie du rapport “Blockchain et Développement Durable 2022”.

EDIC — European Digital Infrastructure Consortium : Consortium impulsé par la Commission européenne visant à favoriser le développement de projets numériques transfrontaliers.

Ethereum Virtual Machine — Machine Virtuelle Ethereum : entité virtuelle unique permettant l’exécution de tous les smart contracts de toutes les applications décentralisées (dApps) et de toutes les Organisations autonomes décentralisées (DAO en anglais) développées sur la blockchain publique sans permission Ethereum. En effet, Ethereum peut être comparé à un automate fini distribué. Un automate fini distribué est une construction mathématique pouvant changer d’état. Ethereum possède deux états : un état lui permettant de gérer tous les comptes et les soldes des paiements effectués avec son crypto-actif natif, l’Ether ; et un état appelé “état machine”. Cet “état machine” change de bloc en bloc, de sorte à exécuter les smart contracts qui s’y trouvent. Les changements de l’état machine s’effectuent selon un ensemble de règles. Ces règles spécifiques de changement d’état de bloc à bloc sont définies par l’Ethereum Virtual Machine (ethereum.org).

Merge d’Ethereum : changement de mécanisme de validation des transactions de la blockchain Ethereum. Cette dernière, auparavant fonctionnant grâce à la preuve de travail (des ordinateurs entrent en compétition pour valider les transactions), utilise désormais la preuve d’enjeu (je risque de perdre mes avoirs en crypto-monnaies si j’inscris une fausse transaction dans la blockchain). Cette transition a permis à Ethereum d’économiser 99.95 % de l’énergie qu’elle consommait au préalable.

Open badge : développé par la fondation Mozilla, les open badges sont des badges électroniques qui permettent de reconnaître une compétence à un apprenant, et de pouvoir la valoriser par la suite sur un CV ou une page personnelle.

RENATER — Réseau national de télécommunications pour la technologie, l’enseignement et la recherche : réseau de télécommunications reliant les différents établissements d’enseignement supérieur en France.

W3C — World Wide Web Consortium : Fondé par Tim Berners-Lee en 1994, le W3C est un organisme à but non lucratif visant à promouvoir des standards communs sur le web entre différentes technologies.

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Blockchain & Sustainable Development Goals. French non profit organization