Le nouvel empire

Bruno Le Maire
17 min readApr 12, 2019

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Grand Amphithéâtre de la Sorbonne (Paris). © Photos : Christophe PEUS.

Discours prononcé le 10 avril 2019 à la Sorbonne (Paris) pour les 40 ans de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et une journée d’échanges sur “L’avenir de l’Europe face à la concurrence sino-américaine”.

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Monsieur le Recteur de l’académie de Paris,

Monsieur le Président de l’IFRI, cher Thierry DE MONTBRIAL

Mesdames et Messieurs, chers amis,

Je suis très heureux d’ouvrir cette conférence sur l’avenir de l’Europe à l’occasion des 40 ans de l’IFRI.

Avant toute chose, j’aimerais remercier et rendre hommage à Thierry DE MONTBRIAL qui a fondé l’IFRI en 1979. Vous avez créé, cher Thierry DE MONTBRIAL, l’un des Think Tanks internationaux les plus influents d’Europe et peut-être du monde. La puissance française s’affirme d’abord et avant tout par nos idées. Et nos idées en matière internationale peuvent être défendues quand nous sommes capables de mettre en place des instituts comme l’IFRI. Depuis 40 ans, vous apportez de la raison, des informations, des analyses sur ces sujets étrangers, diplomatiques qui sont si sensibles. Nous sommes tous fiers de l’IFRI et je tenais à vous le dire, cher Thierry DE MONTBRIAL.

Revenons sur la situation du monde il y a 40 ans, au printemps 1979, parce qu’il est intéressant de voir d’où nous venons et où nous sommes parvenus.

Il y a 40 ans nous étions en pleine guerre froide et les États-Unis étaient un allié indéfectible des Européens. La Chine était un lointain pays appauvri par 30 années de maoïsme, même s’il y avait encore ici quelques maoïstes forcenés à la Sorbonne pour défendre ce bilan. La Chine venait tout juste de commencer son ouverture économique. Quant à l’Europe, elle avait l’avenir devant elle. Elle ne cessait de s’élargir, de se consolider, de s’enrichir. Les choses étaient simples et elles semblaient acquises pour l’éternité. En 1989, cette sensation de puissance et de stabilité a été décuplée par la chute du mur de Berlin. Nous pensions qu’une fois pour toutes le modèle de la démocratie libérale l’avait emporté dans le monde et que les années qui allaient venir, les décennies qui allaient venir seraient des décennies de paix et de démocratie. Nous avons eu à la place les guerres et la montée de l’autoritarisme. L’optimisme a changé de camp.

Nous voyons aujourd’hui une Chine qui affirme sans cesse davantage sa puissance à une vitesse absolument stupéfiante. Je n’oublie pas les propos du président de la République populaire de Chine Xi JINPING, aux côtés de la chancelière Angela MERKEL, du président de la Commission européenne Jean-Claude JUNCKER et du président de la République française Emmanuel Macron, il y a quelques jours à Paris, avec une pointe d’ironie ou de provocation. Il disait : « Mesdames et messieurs les Occidentaux, réalisez que nous avons réussi à construire en 40 ans ce qu’il vous a fallu trois siècles pour réaliser. » La Chine affirme donc sa puissance avec un concept très simple, celui des Nouvelles Routes de la soie, à la fois séduisant, tentant mais aussi menaçant pour certains aspects de la souveraineté européenne.

De l’autre côté, l’indéfectible allié américain, qui pour certains représente le pilier absolu de la sécurité, de la protection de l’Europe, est devenu au mieux indifférent, au pire menaçant. Nous venons encore de le voir récemment avec les propos du président Donald TRUMP sur les nécessaires rétorsions dans l’affaire entre Boeing et Airbus.

Quant à l’Europe, pour la première fois de son histoire, elle sait que son projet politique est mortel, qu’il peut disparaître. Et à tous ceux qui me disent que je parlerais de tableau en noir, je réponds : « vous êtes les mêmes qui nous disiez que le Brexit n’arriverait jamais ». Le Brexit s’est produit et, pour la première fois dans l’histoire de la construction européenne, un État a décidé souverainement de quitter la construction européenne. Certes ce sont les Britanniques, certes c’est une île mais nous aurions tort de ne pas prendre au sérieux cette rupture historique dans la construction européenne. Et je souhaite en tout état de cause comme le président de la République l’a rappelé que ce Brexit se produise désormais rapidement. Les Britanniques ont fait un choix. Ce choix est souverain, ce choix doit être respecté mais il ne doit certainement pas empêcher l’Union européenne d’avancer.

Le Brexit ne doit certainement pas empêcher les 27 États de l’Union européenne de se ressaisir pour bâtir la puissance politique économique souveraine que doit être le continent européen.

Aujourd’hui plus que jamais, face aux nouvelles routes de la soie, face à l’America First de Donald TRUMP, la première question que doivent se poser les peuples européens est : « Que voulons-nous faire ensemble ? Quel est notre projet politique ? » Car si notre projet politique se résume à un marché unique, une monnaie et des disputes entre nous, nous n’irons pas très loin. On n’a jamais fait rêver les peuples avec un marché. Il faut une ambition plus grande, il faut une ambition plus lointaine, il faut une ambition plus solide. Cette ambition, je l’ai appelée avec cet esprit de provocation auquel je suis attaché « Le nouvel empire ».

“Le nouvel empire, l’Europe du 21ème siècle”, mon nouvel essai paru le 4 avril aux éditions Gallimard.

Parce que oui : entre l’empire chinois et l’empire américain, je crois que l’Europe doit se construire comme un empire. Pas un empire de domination, pas un empire de conquêtes bien entendu mais un « empire paisible », pour reprendre les mots d’Alexis DE TOCQUEVILLE. Un empire qui a des frontières, parce que je ne connais aucune construction politique possible sans frontières claires et défendues. Un empire qui réaffirme sa vocation de respect du droit, qui réaffirme son attachement au modèle démocratique qu’il a créé. Un empire qui affirme également son attachement à sa culture parce que ce qui rassemble les États européens, au-delà de nos différences de mémoire, d’histoire, de géographie, c’est une culture commune. Un empire enfin qui est capable de bâtir sa propre souveraineté.

J’entends certains dans la campagne européenne dire : « La souveraineté européenne, ça n’existe pas. » Eh bien, qu’ils rendent leur passeport ! Car ils auraient dû observer sur leur passeport français que leur passeport est aussi européen. Et tous ceux qui aujourd’hui nient la souveraineté européenne nient aussi 50 années de construction européenne et nient ce qui fait la singularité de notre projet politique. Sa force, c’est que nous sommes tous, nous ici, citoyens français et citoyens européens, citoyens européens et citoyens français : cette double souveraineté n’existe nulle part ailleurs au monde et c’est notre force. Oui, nous avons décidé de déléguer à l’Europe certains pans de notre politique. La politique commerciale, c’est de la souveraineté strictement européenne : c’est la Commission européenne qui décide sur la base du mandat qui est donné par les États européens. Mais pour ce qui est de la protection sociale en revanche, c’est de la souveraineté nationale : c’est nous qui décidons quel modèle social nous mettons en place, quel est le régime de retraite, quel est notre régime d’indemnisation chômage. Ayons la force d’affirmer ce que nous sommes et notre singularité. Le modèle politique qui est le nôtre est unique. Nous avons créé une souveraineté à la fois nationale et européenne. Elle est singulière et c’est pour cela qu’elle est forte.

Comment peut-on construire ensuite cet empire paisible que je propose comme direction pour l’Union européenne ? Et comment la France peut-elle éviter de se retrouver dans un splendide isolement qui me plaît comme gaulliste mais qui risque de ne pas nous mener très loin dans les années qui viennent si nous y cédons. Nous avons besoin de partenaires et nous avons besoin de comprendre à quel point le Brexit transforme la géographie de la puissance en Europe et doit nous amener à repenser complètement nos alliances traditionnelles au sein de l’Union européenne.

Le couple franco-allemand, je ne serais pas long là-dessus, reste le cœur nucléaire de la construction européenne — même si l’on peut toujours gloser sur ses déchirements, sur ses difficultés. Vous connaissez mon attachement à ce couple franco-allemand, mon attachement au peuple allemand, à la langue allemande, à la culture allemande. Je considère que l’Europe est un perpétuel dépassement du conflit séculaire entre la France et l’Allemagne et que c’est pour cette raison que l’Allemagne et la France resteront toujours ensemble au cœur de cette construction européenne. Ce n’est pas une affaire économique. Ce n’est pas uniquement la fabrication commerciale. Ce n’est pas uniquement parce que nous avons créé des champions industriels. Ce n’est pas uniquement parce que nous faisons tous nos voyages vers Berlin et que nos amis allemands font le voyage vers Paris. Ce n’est pas uniquement parce qu’il y a un Conseil des ministres franco-allemand qui se réunit régulièrement. C’est plus que cela ! C’est que l’Europe est une réponse de paix à des siècles de conflits et de guerre entre l’Allemagne et la France. C’est cela qui fait du couple franco-allemand pas simplement le moteur, mais la nécessité vitale du projet politique européen. Tout projet politique a une nécessité vitale.

La nécessité vitale du projet européen, c’est la relation entre la France et l’Allemagne. Mais elle ne suffit plus. Il y a 15 ans, je pouvais comme jeune conseiller ou même il y a 10 ans comme ministre de l’Agriculture me dire : « J’ai un accord avec Berlin, je le propose à nos partenaires et tout le monde sera d’accord. » Ça ne marche plus comme ça. Il faut convaincre. Et les accords franco-allemands qui étaient il y a encore quelques années un point d’aboutissement ne sont plus désormais que des points de départ. Une fois que nous avons ce point de départ, nous pouvons construire et ce point de départ est indispensable mais nous ne pouvons plus considérer que c’est un point d’aboutissement. Cela a été le cas par exemple sur la réforme de la zone euro, j’y reviendrai, où l’accord de Meseberg entre la chancelière allemande et le président de la République est le point de départ indispensable. Mais ce n’est que le point de départ et ensuite il faut aller convaincre nos partenaires.

La deuxième remarque que je tiens à faire sur les alliances, c’est la nécessité de nous tourner davantage vers les pays de l’Est. Nous avons une relation forte, intime, fraternelle avec l’Espagne, le Portugal, l’Italie, chacun le sait. Et quels que soient les gouvernements en place, rien n’empêchera la France et l’Italie d’être deux peuples fraternels. Mais les pays de l’Est, les pays de l’ex bloc soviétique ont eu pendant trop d’années le sentiment d’être négligés, méprisés par les Européens de l’Ouest. Nous n’avons pas la même histoire. Nous avons connu le colonialisme, ils ne l’ont pas connu. Ils ont connu la domination soviétique, nous ne l’avons pas connue. Certains États ont moins d’ancienneté que la nôtre. Nous, nous avons des siècles d’États-nations derrière nous. Nos peuples grandissent, notre démographie prospère. Certains de ces États à l’Est voient leur population partir et ont le sentiment que c’est leur culture, leur identité, leur existence même qui est menacée. Nous devons donc porter une attention particulière aux pays de l’Est, les ramener de plus en plus vers nous, les convaincre et échanger, discuter. Tous les pays de l’Est et en particulier la Pologne qui deviendra à mes yeux un des États absolument clé de la construction européenne de demain.

Une fois ces partenariats noués, quelles sont les priorités pour construire cet empire paisible ? Où faut-il mettre tous nos efforts pour ne pas nous disperser ?

© Photos : Christophe PEUS

La première souveraineté que nous devons construire est d’abord une souveraineté monétaire.

L’euro est le plus bel accomplissement politique des 20 dernières années en Europe parce que l’euro est concret. Parce que l’euro, c’est de la solidité, de la stabilité. Parce que l’euro, vous l’avez dans vos comptes en banque, dans vos poches, dans vos portefeuilles et qu’une monnaie est toujours non seulement un instrument de protection mais un instrument d’échange entre les pays.

Cependant, la zone euro est inachevée et, face aux risques de nouvelles crises financières ou économiques, l’euro ne s’est pas doté de tous les instruments pour résister et faire face. Nous n’avons pas tiré toutes les leçons de la crise financière de 2008. Nous ne sommes pas allés au bout des transformations. Nous n’avons pas eu le courage et l’audace de réaliser totalement ce que devrait être l’Union économique et monétaire. Et il est de la responsabilité historique des 19 États membres de la zone euro désormais de s’atteler à achever cette zone euro, de la consolider et de lui donner les instruments pour faire face à n’importe quelle crise financière ou économique qui pourrait survenir. Je le dis à mes partenaires et amis ministres des Finances de la zone euro : nous ne pouvons plus accepter les délais et reports parce qu’il y a une situation politique à tel endroit, parce qu’il manque une voix de majorité dans tel Sénat, dans telle assemblée, parce qu’on a des hésitations, parce que l’opinion publique est réticente. Toutes ces réticences ne tiennent pas une seconde face au risque de voir la zone euro disparaître faute de transformation en profondeur.

Le budget de la zone euro est une nécessité absolue et, avec mon partenaire allemand Olaf SCHOLZ, nous sommes déterminés à ce que les instruments de ce budget européen de la zone euro soient réalisés pour juin prochain, comme nous l’ont demandé Angela MERKEL et Emmanuel MACRON.

L’union bancaire est indispensable parce que nous ne pouvons pas construire une zone monétaire unie avec des systèmes bancaires tous différents les uns des autres qui nous affaiblissent. Un seul chiffre : la part de marché des banques américaines est passée en quelques années de 43 % à 47 % en Europe parce que nous rajoutons des règles nationales, parce que nous chargeons la barque sur nos banques, nous laissons le marché européen aux banques américaines alors que nous aurions tout pour avoir des banques européennes qui réussissent. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas réalisé l’union bancaire entre États-membres de la zone euro. Tout est sur la table, tous les sujets techniques ont été réglés, c’est une question de volonté politique.

Enfin, achever la zone euro, c’est affirmer que l’euro peut être demain une monnaie de référence au même titre que le dollar ou que la monnaie chinoise. Je souhaite que nous fixions comme objectif de faire de l’euro l’une des trois grandes monnaies de référence de la planète avec le dollar et avec la monnaie chinoise.

La deuxième priorité, c’est de construire une souveraineté commerciale.

Construire une souveraineté commerciale, c’est refuser les sanctions extraterritoriales : aucun État ne peut être le gendarme commercial de la planète, aucun État n’en a le droit et c’est l’honneur de l’Union européenne d’être capable de dire non à des sanctions extraterritoriales que nous jugeons injustifiées. C’est pour cette raison qu’avec nos partenaires britanniques et allemands nous avons mis en place un véhicule commercial indépendant, le SPV, qui a vocation à nous permettre de continuer à faire du commerce avec l’Iran malgré les sanctions extraterritoriales décrétées par les États-Unis contre cet État. C’est à nous Européens de décider souverainement si nous estimons qu’il est bon ou non de continuer à faire du commerce avec l’Iran. Ce n’est pas aux États-Unis d’Amérique de nous dire avec qui, nous Européens, nous avons le droit de faire du commerce.

Affirmer sa souveraineté commerciale, c’est aussi être capable de répondre lorsqu’on nous frappe avec des augmentations de tarifs commerciaux et de barrières douanières injustifiées. Quand le président américain décide de mettre des tarifs sur l’acier ou sur l’aluminium qui pénalisent nos industries, nos ouvriers — car mesurez bien que ces tarifs sur l’acier et l’aluminium, ce sont des emplois qui sont menacés dans le nord de la France, ce sont des industries qui sont affaiblies, c’est des entreprises qui peuvent fermer — je suis fier que l’Union européenne avec la Commission ait eu le courage de riposter et de dire que s’il y avait des tarifs américains sur l’acier et l’aluminium, l’Europe riposterait et que l’Europe était capable de riposter de manière unie et solide.

Il en ira de même dans le conflit qui dure depuis trop de temps entre Boeing et Airbus. J’ai entendu les remarques du président américain et les menaces qu’il fait désormais peser sur un certain nombre de produits et sur des sanctions commerciales qu’il pourrait prendre en riposte à ce conflit entre Boeing et Airbus. Je veux dire que cet affrontement est absurde. Un affrontement entre Boeing et Airbus serait absurde tout simplement parce que nos deux industries sont totalement imbriquées, que nous dépendons les uns des autres pour un certain nombre de composants critiques pour cette industrie aéronautique et qu’une guerre commerciale entre Boeing et Airbus ne fera que le jeu de COMAC, le constructeur aéronautique chinois. Une guerre commerciale entre les États-Unis et l’Europe, je le redis, n’aurait aucun sens. L’Europe peut riposter, l’Europe a les moyens de riposter et si l’Europe n’a d’autre choix que de riposter, elle ripostera. Mais je crois infiniment préférable qu’avec nos alliés américains nous trouvions la voie d’un compromis et que nous puissions trouver une solution à l’amiable qui solderait une bonne fois pour toutes ce conflit commercial porté à l’OMC entre Boeing et Airbus. Je serai dans quelques heures à Washington où je rencontrais Bob LIGHTHIZER qui est le représentant américain sur ces sujets. J’aurai l’occasion d’en parler avec lui et je plaiderai pour que nous trouvions la voie d’un accord à l’amiable entre les États-Unis et l’Europe sur cette question de la rivalité commerciale entre Boeing et Airbus car des sanctions ne feront que des perdants.

Enfin pour bâtir cette souveraineté européenne, il est indispensable que nous fassions de la souveraineté technologique la priorité absolue de l’Europe dans les années qui viennent car de cette souveraineté technologique dépend désormais de notre souveraineté politique.

Prenez l’exemple de la voiture autonome et quittons un peu le champ des concepts pour bien montrer à quel point derrière les concepts politiques il y a des réalités de la vie quotidienne. Demain une voiture, ce sera un système de guidage autonome et une batterie électrique. Si l’Europe ne produit ni l’un ni l’autre, c’est la fin de son industrie automobile. Nous produirons de la carrosserie qui sera très élégante parce qu’elle sera européenne — italienne, française ou allemande — mais la valeur n’est pas dans la carrosserie. Nous aurons laissé les deux-tiers de la valeur de l’industrie automobile à la Chine et aux États-Unis si nous ne sommes pas capables d’avoir nos propres systèmes de guidage autonome et nos propres batteries électriques. C’est pour cela que nous avons décidé avec Peter ALTMAIER, le ministre de l’Economie allemand, de mettre en place une filière européenne de la batterie électrique pour que demain, dès 2022, nous puissions avoir nos propres batteries électriques et ne pas dépendre de la production de batteries électriques en Corée du Sud ou en Chine. Tous ceux qui matin, midi et soir proclament la souveraineté politique et disent « Il faut que la France soit souveraine » sont les mêmes que ceux qui nous les lient les mains face à la Chine en refusant de rassembler les forces européennes pour construire la souveraineté européenne et l’innovation technologique européenne. Ce sont les mêmes qui crient matin, midi et soir “souveraineté nationale” mais qui abandonnent l’intelligence artificielle à Shenzhen, à la Chine ou aux États-Unis parce qu’ils refusent de rassembler des forces européennes pour qu’il y ait demain une industrie de l’intelligence artificielle au niveau européen. Alors assez avec les illusions que vendent certains nationalistes à nos concitoyens : il n’y aura pas de souveraineté politique sans souveraineté technologique et il n’y aura pas de souveraineté technologique sans affirmation de l’Europe dans les nouvelles technologies.

Pour innover, il faut payer car tout cela coûte cher. Si nous n’avons pas été capables de mettre en place un géant du numérique en Europe et qu’il n’y a pas de Google, de Facebook ou d’Amazon européens, c’est parce que nous n’avons pas été capables de rassembler nos propres technologies mais c’est surtout parce que nous n’avons pas été capables de payer. Il faut une union des marchés de capitaux, il faut que l’Europe se dote de moyens de capital-risque beaucoup plus importants. Regardez les chiffres, ils sont sans appel : en 2018, 100 milliards d’euros d’opérations de capital-risque aux États-Unis, c’est-à-dire 100 milliards d’euros de fusions, d’acquisitions, de rassemblements, de construction industrielle ; 80 milliards d’euros en Chine ; et 20 milliards d’euros en Europe. Ne cherchez pas ailleurs les raisons pour lesquelles l’Europe n’est pas capable encore aujourd’hui de réaliser de nouveaux géants industriels dans les nouvelles technologies capables de faire concurrence à la Chine et aux États-Unis. D’ailleurs l’Europe devrait se rappeler qu’elle a toujours été puissante quand elle avait des moyens de financement puissants et que les grands États, les grandes nations ont construit leur puissance sur de la stabilité et de la puissance financière. Les banquiers FUGGER ont fait la fortune du Saint-Empire romain germanique ; François Ier était puissant parce qu’il avait les financements nécessaires ; nous devons, nous Européens, penser la puissance en lien avec son financement.

Si nous voulons réussir cet empire technologique, il faut donc innover, il faut financer, mais il faut aussi être capable de protéger nos technologies.

Ce qui s’est passé avec le fabricant de robots Kuka en Allemagne, racheté par la Chine il y a quelques années, devrait nous servir de leçon. Nous n’avons pas vocation à être des ateliers de production du monde extérieur. Nous n’avons pas vocation à financer des inventions et des technologies pour les remettre ensuite entre les mains de nos rivaux économiques. Donc, oui, nous devons protéger, protéger nos concitoyens, protéger nos frontières, protéger nos technologies, protéger nos investissements parce que c’est ce que fait la Chine, c’est ce que font les États-Unis et que si nous ne comprenons pas que la protection est la première des demandes de nos compatriotes notamment les plus fragiles, notamment les plus faibles, nous verrons monter, grandir comme une vague irrésistible les extrêmes et les populistes en Europe.

Je voudrais terminer en vous disant que tout ce projet politique auquel je crois profondément se joue maintenant. Pas demain, pas dans quelques mois : maintenant. Chaque jour qui passe écrit l’histoire et c’est vous qui l’écrivez, c’est nous qui l’écrivons, ce sont les citoyens et les responsables politiques qui écrivent en ce moment l’histoire.

Qu’allons-nous faire sur le Brexit ? Quels délais allons-nous donner à la Grande-Bretagne ? Quelles propositions ferons-nous à la sortie des élections européennes ? Que donneront ces élections européennes ? Ne regardez pas ailleurs, ne détournez pas votre regard ! C’est aujourd’hui que se joue la construction européenne, pas demain. C’est aujourd’hui que se décide l’avenir de notre continent entre empire paisible ou vassalisation, dislocation et disparition. Car c’est bien cela qui se joue dans les mois et les années qui viennent : l’affirmation d’une puissance économique, culturelle, financière souveraine et indépendante ou la dislocation, la vassalisation et au bout du compte la disparition.

Enfin, au-delà des enjeux économiques, financiers, industriels dont je vous ai longuement parlé, ce qui disparaîtrait avec le projet politique européen, c’est notre culture et je termine par là. Il y a une culture européenne d’une singularité exceptionnelle. Il y a une mémoire européenne d’une profondeur exceptionnelle parce que nous n’avons pas la même histoire. La Pologne n’a pas l’histoire de la France et la France n’a pas l’histoire de la République tchèque. Nos États et nos nations ne se sont pas construites de la même façon. Nos frontières n’ont cessé de bouger en laissant, comme la mer sur le sable, des traces différentes de l’est à l’ouest et du nord au sud. Nous avons mis des limites par moments, comme l’empereur Hadrien avec son mur. Nous avons détruit ensuite ces limites et nous avons recomposé les frontières des États. Nous nous sommes affrontés, nous nous sommes réconciliés. Nous avons livré la guerre et puis nous avons cherché la paix. Nous avons porté notre savoir au-delà de la Méditerranée, au-delà de l’océan Atlantique. Nous avons bâti des colonies, nous avons réalisé des comptoirs. Puis nous avons les abandonnés et nous nous sommes repliés sur notre continent. Nous avons écrit des livres et nous avons une littérature exceptionnelle, une des plus grandes au monde, dont la force est d’être écrite dans des dizaines de langues différentes. Nous pouvons être plus grands en nous nourrissant de cette culture, nous pouvons rester profondément français et profondément patriote et viscéralement européen.

Nous pouvons comprendre qu’en lisant KAFKA, en lisant SHAKESPEARE, en lisant CERVANTÈS, en lisant des auteurs contemporains, en lisant Thomas BERNHARD, en lisant les auteurs du Sud, du Nord, de l’Est ou de l’Ouest, en lisant le Norvégien KNAUSGARD nous sommes plus grands, plus vivants. La culture européenne nous rend plus vivants. Elle ne nous dépossède pas de ce que nous sommes comme Français, elle nous agrandit. Elle ne nous prive pas de notre patriotisme, elle lui donne de nouvelles frontières plus vastes, plus larges, plus généreuses.

C’est ce qui se joue aujourd’hui : l’affirmation de cette culture européenne et de sa richesse infinie qui nous nourrit tous les jours, qui nous grandit tous les jours ou le petit repli sur soi pour mitonner sa petite soupe agressive, mesquine, détestable entre peuples qui se livreront à une guerre sans merci et à des affrontements sans fin. C’est ce choix-là qui se joue avec les élections européennes, c’est ce choix-là qui se joue maintenant.

La France est grande quand elle est européenne et elle restera grande quand elle affirmera encore plus son ambition européenne.

Je vous remercie.

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