Une famille irakienne recourt avec succès contre son renvoi vers la Bulgarie

Camille Krafft
3 min readJan 2, 2016

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Au mois de septembre, j’ai publié dans Le Matin Dimanche un article sur une famille de réfugiés irakiens que la Suisse veut renvoyer en Bulgarie dans le cadre des accords de Dublin (lire mon billet précédent). Fait rarissime, cette famille a gagné son recours contre la décision de “Non entrée en matière” du Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM). Mais elle n’est de loin pas tirée d’affaire, car le Tribunal Administratif Fédéral ne peut se prononcer que sur la forme, et pas sur le fond. Sa seule option: renvoyer le SEM à sa copie et lui demander de prendre une nouvelle décision. Qui sera très certainement…la même, selon les spécialistes que j’ai interrogés. En résumé: des pages noircies, des heures perdues, bref, du vent. Pendant ce temps, la famille en question poursuit son intégration en vivant dans l’angoisse permanente du couperet. Et, à l’instar d’Amnesty International, des ONG continuent à dénoncer les conditions d’accueil catastrophiques des migrants renvoyés dans certains pays d’Europe de l’Est, comme la Hongrie et la Bulgarie. Ci-dessous un nouvel article publié dans Le Matin Dimanche du 20 décembre.

Pour les requérants d’asile qui veulent s’opposer à leur renvoi par la Suisse vers un pays européen, obtenir justice tient de la gageure. Selon Karine Povlakic, juriste vaudoise spécialiste de la question, «1% à 3% seulement» des recours sont admis par le Tribunal administratif fédéral (TAF). Une famille irakienne, dont «Le Matin Dimanche» avait décrit en détail le parcours dans son édition du 27 septembre, a pourtant gagné son recours contre une décision du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM). Ce dernier veut la renvoyer en Bulgarie en vertu des accords de Dublin, qui stipulent qu’un requérant d’asile doit être pris en charge par le premier pays européen dont il a foulé le sol. Cette famille sunnite, qui avait fui le groupe terroriste Etat islamique et les milices chiites en Irak, s’était vu prendre ses empreintes digitales de force en Bulgarie après y avoir été molestée et emprisonnée par la police des frontières. Une vidéo, que «Le Matin Dimanche» a visionnée, en atteste.

Dans un arrêt pour le moins alambiqué, le TAF annule la décision du SEM et lui demande de prendre une «nouvelle décision dûment motivée». Depuis la modification de la loi sur l’asile, le Tribunal ne peut pas substituer sa propre appréciation à celle du SEM, et doit se contenter de dénoncer des erreurs de procédure.

Or, selon Denise Graf, coordinatrice asile pour Amnesty International, «sur les cas Dublin, le SEM rend des décisions extrêmement sommaires, à la chaîne, et sans aucune motivation. Le TAF lui demande donc de se reprononcer parce que le travail n’a pas été fait comme il faut. Mais le SEM peut très bien décider de rajouter deux ou trois phrases avant de rendre une nouvelle décision négative. Et là, il n’y aura plus de recours possible. »

D’après Karine Povlakic, «cette situation est complètement absurde, parce qu’au final, cela ne fait que repousser l’échéance». C’est pourquoi de nombreux avocats et juristes conseillent à certains requérants de ne pas faire recours et de jouer sur le délai de 6 mois imparti à la Suisse pour renvoyer vers l’autre «nation Dublin» les personnes frappées de «non-entrée en matière». Avec le risque que ces dernières voient débarquer la police et vivent dans la terreur durant ce laps de temps.

«Le problème, explique la juriste, c’est que les requérants d’asile croient souvent en nos lois et en notre justice et veulent absolument faire recours. Il est difficile de leur expliquer que cela peut diminuer leurs chances de rester en Suisse. »

Selon Denise Graf, les décisions lapidaires du SEM «ne tiennent pas compte de la situation particulière des personnes, du fait qu’elles soient victimes de guerre ou des intérêts supérieurs des enfants. C’est indigne d’un pays comme la Suisse. » Dans les cas de la famille irakienne, la mère est enceinte de huit mois et les enfants devraient être scolarisés en Bulgarie, un pays où l’accès à l’école n’est pas garanti pour les migrants.

Outre le Comité Helsinki bulgare, selon qui les droits de l’homme ne sont pas assurés dans ce pays, l’ONG Oxfam y a dénoncé récemment la situation des migrants. Son enquête a notamment démontré que la police extorque et maltraite les réfugiés qui traversent la Bulgarie.

Les renvois vers les pays de l’Est, dont la Hongrie et la Bulgarie, sont l’un des chevaux de bataille actuels d’organisations comme Amnesty International. Sans succès pour l’instant. «Le SEM nous répond qu’il préfère soutenir ces pays pour qu’ils respectent les réglementations européennes. C’est bien qu’il mette la pression sur ces Etats, mais pas sur le dos des personnes, et encore moins des enfants!»

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