Comment le journaliste de 2019 peut-il travailler sa valeur ajoutée ?
Dans un contexte médiatique chamboulé par l’accélération numérique et la surabondance de données qui en découle, l’information est devenue un sport de combat pour le consommateur comme pour le producteur. Écrit par Anne-Sophie Novel et co-réalisé avec Flo Laval, le documentaire “Le monde, les médias et moi” interroge la place et le rôle du journaliste dans cette nouvelle donne. Pour travailler sa valeur ajoutée et (re)trouver ainsi du sens à son travail, dans quelle direction le journaliste doit-il aller aujourd’hui ?
Le film “Le monde, les médias et moi” sera présenté en avant-première ce jeudi 28 mars à Paris, à l’Unesco, en présence notamment des journalistes Fabrice Arfi (Mediapart) et Elise Lucet (Cash investigation, Envoyé spécial). De mon côté, c’est en petit comité que j’ai découvert le documentaire le 15 mars dernier, dans le 19e arrondissement de Paris, lors d’une projection-débat organisée par Juliette Rohde de l’association Saisir.
Autant percutée que fatiguée par le contexte médiatique actuel — surabondance, défiance voire désintérêt vis-à-vis des journalistes et de ce qu’ils produisent, fake news… -, je me suis sentie à la fois apaisée et stimulée par la tonalité du film et le cheminement raconté par Anne-Sophie Novel. Le diagnostic est lucide et les doutes sur l’avenir des médias ne sont pas esquivés. Mais les journalistes qu’elle interroge, qui tentent d’innover dans ce contexte difficile, donnent de l’énergie et de l’espoir.
Ce que je retiens notamment :
- Pour le producteur comme pour le consommateur, il est aujourd’hui plus que temps de rechercher la qualité. Après la nourriture terrestre, c’est la qualité de notre alimentation intellectuelle qui doit désormais faire l’objet d’une prise de conscience. Fil conducteur de la réflexion, cette image très juste est en particulier développée à l’occasion d’un entretien avec Jodie Jackson, auteur du livre “You are what you read” et de ce clip percutant. Elle y pointe notamment les risques associés à la priorité donnée à une certaine information jugée anxiogène et paralysante, le risque en particulier que de plus en plus de personnes décident de ne plus s’informer.
- Au-delà du traitement médiatique essentiellement négatif pointé par Jodie Jackson, ce qui provoque aujourd’hui l’anxiété, c’est le caractère massif des contenus produits, diffusés et échangés. Pour Yves Citton, professeur de littérature et média, après une phase d’accélération que nous aurions déjà subie il y a quelque temps, nous serions désormais surtout démunis face à l’”intensification”, la “quantité astronomique d’images, de sons, d’informations, d’affections, auxquels on a accès de façon quasiment gratuite, du point de vue en tout cas individuel”. Cette “surabondance” crée le “besoin de mettre en place de nouveaux filtres, de nouveaux points de repères pour savoir comment utiliser cette multiplicité de choses qui nous dépasse de plus en plus”, ajoute l’auteur de Médiarchie. Il me semble qu’il y a vraiment là quelque chose à creuser, les filtres ne pouvant être l’apanage des grandes plateformes via de mystérieux algorithmes.
- Pour réinventer son métier tout en en conservant les fondamentaux, le journaliste est à la croisée d’une multiplicité de chemins dont certains sont illustrés dans le film d’Anne-Sophie Novel. Le fact checking qui s’impose comme un “nouveau format journalistique” (Les Décodeurs du Monde), le renouveau de la presse quotidienne régionale grâce à l’association des lecteurs y compris sur le choix des enquêtes (Nice Matin), le journalisme de solutions et le partenariat entre médias locaux pour traiter de pauvreté et de justice sociale (Broke in Philly)…
Le journaliste doit-il être “dedans” ou “dehors” ?
Même s’il n’épuise évidemment pas tous les débats sur les évolutions actuelles, le numérique — les outils, les structures, mais aussi la culture numérique — est au cœur des bouleversements qui affectent l’information, les médias et le métier de journaliste. En termes de positionnement et d’audience, la voie actuelle me paraît étroite. Dans les projets qui émergent en ce moment, j’ai l’impression qu’il y a très schématiquement deux approches : être “dehors” ou être “dedans”.
- Les projets qui m’apparaissent adopter un positionnement “en dehors” sont ceux qui affichent un retrait, un recul par rapport au flux numérique débordant. Ils proposent une offre dont la qualité repose d’abord sur le fond (même si la forme peut être au rendez-vous), la production d’un contenu inédit, un peu en décalage avec l’époque sur les formats proposés. Je pense par exemple au mook Zadig, à son intention de “rendre lisible un pays devenu illisible” (un pays ou une époque ?) et à ses très longs reportages et interviews, que vient de lancer l’équipe d’Eric Fottorino et du “1”. Parmi les contributeurs, on compte des journalistes, surtout des reporters, mais aussi beaucoup d’écrivains. Dans ce type de projet, le journaliste apporte ses terrains de prédilection et son expertise, mais surtout sa capacité à prendre le temps, à investiguer, à s’imprégner et à restituer de la bonne manière. Son travail se rapproche alors de celui de l’écrivain et de l’artiste.
- Les projets “dedans” sont les plus courants et les plus visibles actuellement, puisqu’ils se positionnent justement “là où les choses se passent”. Résolument numériques dans la culture, il ne s’agit pas nécessairement que de médias numériques. La qualité de l’offre démarre par la forme (même si le fond peut être très bon), complètement inscrite dans son époque. Le contenu journalistique est parfois très travaillé, mais globalement sur un temps plus ramassé. Je pense bien sûr à la vidéo verticale, aux stories sur les réseaux sociaux ou encore à la mode actuelle du live. Le journaliste se distingue ici d’abord par sa capacité à s’approprier rapidement un nouveau format ou plusieurs, à s’orienter et s’adapter constamment aux codes — mouvants — du numérique. A côté ou en concurrence du journaliste et des projets de médias, on trouve d’autres contributeurs et contextes liés notamment au brand content. Dans un contexte de réinvention forcée des modèles économiques, plusieurs rédactions (telles que celles du groupe So Press) demandent aujourd’hui à leurs journalistes de travailler sur deux types de sujets : des articles pour le média en question (ou les médias parfois), du contenu pour des marques. Cette stratégie semble déjà presque banale, mais elle n’est pas anodine pour l’évolution du secteur.
Quitter les terrains saturés ou plonger en plein dedans pour y remettre de l’ordre ?
Qu’il soit “dedans” ou “dehors”, le journaliste qui veut produire de la qualité est aujourd’hui débordé par une diversité de contributeurs aux positionnements très divers (écrivains, étudiants, retraités, entrepreneurs, marketeurs, chômeurs…). Des contributeurs qui ont tous une chose en commun : du temps. Du temps ? Cette denrée rare dont manque bien souvent le journaliste, qu’il soit intégré au fonctionnement d’une rédaction ou qu’il ait besoin de multiplier les piges pour vivre. Dans le film “Les médias, le monde et moi”, le journaliste Julien Goetz, co-auteur de Datagueule, parle de cet enjeu :
“On a la chance d’être un peu rémunéré pour s’arrêter et réfléchir à ce qui nous entoure, ça c’est une chance considérable, il y a peu de gens qui ont la chance de faire ça. Et si on ne fait pas quelque chose de ça, on est responsable.”
Certes “il y a peu de gens qui ont la chance de faire ça”, mais il y a beaucoup de gens qui sont payés pour produire du contenu dont le premier objectif est de vendre. Et il y a également beaucoup de gens qui réfléchissent et produisent du contenu (parfois de qualité) sans être rémunérés — ou un peu via la monétarisation — pour cela.
Ainsi s’il est débordé de tous les côtés (autant dans le slow journalism que chez les geeks, pour simplifier), le journaliste a peut-être tout intérêt à travailler sa valeur ajoutée, à se positionner sur ce qui le distingue vraiment. Je pose l’hypothèse qu’il y aurait au moins deux voies réellement porteuses de sens :
- Revenir au cœur de métier : aller chercher l’information, mais avec un positionnement de très haut niveau. Abandonner le desk et les domaines les plus saturés, aller sur les thématiques et les terrains non couverts, retrouver le goût du risque, enquêter, investiguer, croiser un maximum de sources… Et travailler à “vendre” ce contenu inédit, aussi bien aux rédactions qu’à une audience. Attirer l’attention sur des sujets qui aujourd’hui ne bénéficient que de peu d’attention. Qu’est-ce qui mérite l’attention collective ? Qu’est-ce que l’actualité ? Qui la fait et pourquoi ? interroge Fabrice Arfi dans le film.
“Il faut revenir à l’objet même insaisissable du journalisme qui est l’intranquillité. Moi je peux révéler des faits qui me rendent intranquille, je ne suis pas un comptable grisâtre du réel : j’ai un parcours,(…) un environnement, une classe sociale… J’ai plein de déterminismes au-dessus de moi qui font que oui, je vois le monde d’une certaine manière.”
- Autre voie possible pour le journaliste : assumer complètement le fait de ne plus aller chercher lui-même l’information “primaire”. Endosser plutôt une casquette d’intermédiaire, de médiateur de l’information et de la connaissance, de curateur et d’analyste de contenus. Mais là aussi : haut de gamme. Autant sur la veille (qui nécessite une spécialisation thématique), la sélection et la valorisation des meilleurs contenus existants que sur la production de contenus inédits, d’outils de facilitation et d’accompagnements. Avec un objectif : aider le citoyen à se repérer, à explorer à son tour de façon intelligente, à gagner du temps ou en tout cas à ne pas en perdre sur de fausses informations ou de mauvais traitements.
Dans les deux cas, il y a un côté “mission” qui me plaît bien. Quels que soient ses spécialités et les contextes dans lesquels il intervient, le journaliste doit pouvoir retrouver une forme d’engagement, pour pouvoir mieux nourrir son auditoire et se nourrir aussi lui-même du sens qu’il donne à son travail. Il n’y a qu’à écouter la grande reporter Claude Guibal parler de son métier, pour comprendre ce que je veux dire (quatrième interview de la passionnante série “Médias dans l’arène” proposée par le journal La Croix).
Donc individuellement, qu’est-ce qu’on choisit : quitter les terrains saturés ou au contraire plonger en plein dedans pour y remettre un peu d’ordre ? Et collectivement, comment fait-on évoluer l’infrastructure pour aider les journalistes à ne plus s’éparpiller, à se réapproprier leur métier pour apporter une contribution d’autant plus utile qu’elle sera spécifique ?