Régulation et fiscalisation des crypto-actifs : trois propositions concrètes avant d’imaginer la France en championne des ICO.

par Jacques Favier, Associé-Fondateur de Catenae et Secrétaire du Cercle du Coin

Catenae
12 min readMay 13, 2018

Cet article détaille notamment les propositions que j’ai faites devant la Mission “cryptomonnaies” de l’Assemblée Nationale, reprenant la métaphore du “port numérique” qui pourrait être l’ambition française en lieu et place d’une illusoire “régulation du cyber-espace”.

Après le pic de décembre dernier comme après ceux de juin 2011, d’avril et décembre 2013, le vif recul du prix de Bitcoin et des autres cryptomonnaies a été salué par les commentateurs extérieurs au sujet comme la fin, qu’ils espéraient définitive, d’une mauvaise plaisanterie dont les imprudentes victimes allaient finir ruinées et désespérées. En réalité, et là aussi comme après les précédents épisodes, on a pu mesurer concrètement un nouvel élargissement du cercle des personnes curieuses, exemptes de préjugées et réellement intéressées par Bitcoin.

Ce qui est nouveau, en revanche, c’est qu’un point d’inflexion a été observé, notamment dans notre pays, au niveau de certains pouvoirs publics. Leur intérêt repose sur la hype autour des ICO vus comme un mécanisme de financement possible, voire providentiel pour les startups. La conscience semble se faire jour que Bitcoin est là pour durer et que la « technologie blockchain » n’en saurait être un succédanée bénin. Le spectre du rapport Théry flotte dans l’air. On pressent que les miracles attendus (à tort ou à raison) — que ce soit contourner les GAFA, faire tomber la pluie des ICO ou fleurir l’Internet des Objets — ne se feront pas sans jetons cryptographiques.

Le relatif « calme » sur le cours de Bitcoin depuis janvier offre sans doute un possible agenda de réflexion et de législation.

On a donc vu les pouvoirs publics, tant du côté de l’exécutif que du côté du législatif, marquer une considération nouvelle aux acteurs du système et leur proposer des rencontres, que ce soit autour de France Stratégie, dont le rapport est plutôt équilibré, de la mission confiée à Jean-Pierre Landau par Bruno Lemaire, des missions d’information menées par le Sénat et par l’Assemblée Nationale, pour ne pas mentionner les consultations plus discrètes comme celles où les associés de Catenae ont déjà été sollicités.

Il reste très hasardeux de faire renoncer les autorités à des postures régaliennes, même en leur montrant comment elles sont inopérantes. Mais on peut leur proposer d’imaginer la France comme un port ouvert sur les échanges du cyberespace plutôt que comme une citadelle assiégée. Les échanges décentralisés qui vont ré-aplatir l’Internet n’offrent pas, en effet, de position centrale ou éminente à prendre. A défaut de régir ce qui se passe sur la « haute mer » du numérique, on peut encore positionner la France comme un port attractif pour les bateaux du cyber-espace. C’est l’idée que veut illustrer la Douane de Mer de Guardi placée en tête de cet article; et c’est un gros chantier.

En filant la métaphore, cela impliquerait de creuser le havre d’un marché local profond et libre, d’installer les infrastructures de plateformes, les dockers que sont des entreprises de service performantes, les ateliers et les ingénieurs d’une R&D locale non entravée par la fiscalité. Mais au-delà du port il faudrait également une justice qui comprenne les concepts nouveaux, un État de droit numérique offrant une véritable e-administration, admettant un usage généralisé de la signature électronique, reconnaissant une identité numérique appropriée pour les citoyens, les entreprises voire les machines et adoptant un système de comptabilité qui fasse une place claire et réaliste aux crypto-actifs et reconnaisse que ceux qui servent pour payer sont des devises. Et c’est possible, l’Estonie l’a fait ! Il faudrait un État qui ne chasse vers le canton de Zug les entreprises du privacy business souhaitant héberger des datas sans les connaître. Il faudrait que les banques françaises ouvrent des comptes aux crypto-entrepreneurs et acceptent les flux de cash-out sans lesquels le ruissellement de la crypto-prospérité n’aura pas lieu. Aucune startup blockchain ne viendra en France tant qu’ouvrir un compte bancaire lié à des opérations crypto y est impossible : à défaut de les y contraindre, les pouvoirs publics pourraient inciter la Banque Postale à montrer l’exemple, d’autant qu’elle est la moins exposée aux mauvais procédés américains.

Alors, et alors seulement, la France justifierait par tout ce qui précède sa légitimité à instaurer, sur les opérations cryptos, une fiscalité raisonnable.

Que peut-on entendre par « fiscalité raisonnable » ? Pas forcément un taux zéro, mais d’abord une fiscalité débarrassée de tout relent punitif ou moralisateur. Le même ministre ne peut plaindre le petit épargnant qui a investi sur le pic de fin d’année et laisser sa toute puissante administration taxer en euros les échanges réalisés en tokens sur cette base alors même qu’aucune plus value en euro n’a été réalisée.

Raisonnable cela signifie aussi « adaptée aux différents usages des différents crypto-actifs et de chacun d’entre eux ». On a beaucoup trop entendu de considérations juridiques sur « la régulation de la blockchain » ou de laborieux discours visant à inscrire le Bitcoin dans telle ou telle catégorie ancienne. En matière fiscale, il faut éviter les débats sur le sexe des anges, être pragmatique et proposer quelque chose d’adapté à chaque usage de cette étonnante ressource numérique qu’est le bitcoin. Après tout, le fisc ne traite pas l’or de manière unique selon qu’il est dans une mine, dans une prothèse dentaire, dans une pièce de monnaie antique ou contemporaine, dans un bijou, dans une antiquité, dans un composant électronique ou dans un produit financier !

Raisonnable cela veut dire « prenant en compte la nature déflationniste d’un certain nombre de crypto-actifs, et du bitcoin au premier chef ». Au-delà de ce qu’une communication agressive peut procurer comme gratification politicienne, il est un peu illusoire de vouloir taxer effectivement un actif dont les détenteurs visant le long terme pensent qu’il va globalement suivre une courbe ascendante. Ceux qui ont fait le gros dos au moment où Bercy publiait ses instructions de juillet 2014 n’ont pas regretté d’avoir gelé leur actif.

La taxation est loin d’être le seul sujet, mais il est à la fois essentiel et déterminé par tout ce qui vient d’être dit, car qu’on le veuille ou non, les crytomonnaies iront vers les ports bien conçus et non vers les Albanies numériques. Une fiscalité satisfaisante est une condition sine qua non. On ne peut en abandonner la définition, sur un sujet potentiellement aussi structurant d’un point de vue industriel, aux interprétations de l’administration et aux coups de rabot d’un Conseil d’Etat qui juge excellemment, mais en répondant aux seules questions qu’on lui pose.

Commençons par une évidence : le sujet de la fiscalité personnelle est en amont de tous les autres. Parce que très peu de porteurs moyens et gros détiennent leurs bitcoin via des structures ad hoc, mais aussi parce qu’ils sont incapables d’établir une comptabilité exhaustive sur des années, des dizaines d’adresses et des milliers d’opérations. Ceux qui ont acquis des bitcoins en 2012, et même ceux qui ont acquis des éthers en 2014 n’ont pas tenu plus de comptabilité que ne le faisaient jadis les pré-adolescents avec leur collection de timbres-poste ou de porte-clés. Ceux qui ont découvert le trading avec les cryptomonnaies n’étaient ni formés ni équipés comme le back-office d’une banque. C’était un monde nouveau autour d’une monnaie qui ne valait rien, ou très peu. Il y a eu des pertes de clés privées ou de matériel, des plateformes closes et des applications non maintenues… Il y a eu aussi des dons, des paiements entre amis, de la poussière de bitcoin égarée lors de démonstrations. Soit on admet cela, soit on doit renoncer à voir les bitcoineurs fonder en France leurs start-up et oublier toute idée de faire de la France le pays des ICO si on prétend imposer lourdement les investisseurs sur leur mise et leur en demander des comptes en sus ! L’hémorragie que provoque cette prétention est déjà importante, et elle se mesure autant en termes d’exode financier qu’en termes de compétences émigrées.

Il est pratiquement obligatoire de remettre les pendules à l’heure, ce qui veut dire, sans rechercher une « régulation » unique pour tous les usages, de repartir avec des règles réellement applicables et sur une base facile à établir.

Nous voudrions faire une première proposition: il n’y a guère d’argument intelligent pour taxer les échanges entre cryptos et au contraire de nombreux inconvénients à le faire. Ceux-ci n’impliquent pas de monnaie légale et, parfois concernent deux jetons dont aucun n’est directement côté en monnaie légale. Autant prétendre que l’on va aller dans les cours de récréation pour taxer les échanges de billes contre calots. Un trade crypto/crypto ne débouchant sur aucune liquidité permettant de s’acquitter de l’impôt, la taxation d’un bénéfice latent viole probablement le principe de corrélation entre l’assiette fiscale et la faculté contributive, principe auquel le Conseil Constitutionnel a plusieurs fois fait référence, tout particulièrement en ce qui concerne les personnes physiques.

Sur quelle base, au demeurant, et en se fondant sur quel site calculer la plus value ? Il est temps de rappeler que même pour le bitcoin, le marché est loin d’être unifié et que des écarts significatifs existent encore entre les principales plateformes. Aucune plateforme, à notre connaissance, n’établit de coût moyen ni de documents spécifiquement destinés à l’administration. La lecture des opérations sur un compte de plateforme est extrêmement rude.

Mais surtout il est temps de comprendre qu’il existe deux sortes de plateformes : celles qui touchent aux monnaies légales et qui sont, dans la pratique sévèrement réglementées, et celles qui ne traitent que des jetons cryptographiques et qui de ce fait échappent à bien des obligations. Ces nouvelles plateformes d’échange sont nées avec les crypto monnaies, et sont indispensables au fonctionnement de leur écosystème. Il est extrêmement facile de faire de tels échanges.

Bien sûr on peut avancer que la régulation est aussi une protection. Nous n’avons jamais cessé de le rappeler. Mais la peur du fisc fait commettre bien des exploits, dont « going rogue », et la taxation des échanges entre jetons donnera le signal d’un exode vers les plateformes les plus éloignées des vues des autorités, et peut-être à moyen terme ( nous avons dû le rappeler récemment tant à la mission parlementaire qu’à certains juristes) vers des plateformes qui seraient elles-mêmes décentralisées. S’il est peu probable que le fisc puisse retrouver la trace d’une matière taxable, il est raisonnable d’y renoncer.

Last but not least, on croit que le sujet ne concerne que des traders facilement condamnables moralement, et ceci peut aveugler. En réalité l’abandon proclamé de la taxation des trades entre jetons sera un avantage décisif pour attirer la R&D sur l’IoT, puis l’IoT lui-même, parce que celui-ci fonctionnera avec des millions d’échanges token contre token.

Bien que ce dernier aspect des choses soit inévitablement technique, il vaut la peine d’être un peu explicité. Les conversions de crypto-jeton en crypto-jeton font partie intégrante de certaines blockchains pour leur fonctionnement. Ainsi pour Ardor, qui se définit comme une plateforme évolutive « Blockchain as a service » (BaaS) pour les sociétés auxquelles elle offre la capacité de construire leurs produits et leurs services en utilisant des « child chains » dont l’utilisateur paye les fees en jetons natifs de la child chain, tandis que les « empaqueteurs » (bundlers) récupèrent ces fees en jetons de la child chain et payent les fees en jetons natifs d’Ardor pour sécuriser la transaction dans un bloc d’Ardor. De facto, ils convertissent des ardors en monnaie des child chains (par exemple Ignis) et ceci au taux de leur choix (en compétition avec les autres empaqueteurs), les fees en ignis étant déterminés par les taux de change proposés par ces empaqueteurs. On retrouvera le même système à l’avenir sur d’autres blockchains comme Ethereum (par exemple avec Plasma). Ces quelques exemples sont donnés pour montrer concrètement que si on taxe les échanges crypto/crypto les startups dont le business model se base sur une child chain et qui doivent donc abriter des bundlers ne viendront jamais en France.

Cette architecture en child chain pourrait s’avérer stratégique dans les prochaines années pour les nouvelles startup cryptos, car elle peut permettre de résoudre les problèmes de mise à l’échelle des plateformes hôtes comme Ethereum, EOS, ou NEO. Résoudre dès à présent l’obstacle fiscal pourrait constituer un signal fort et susciter une opportunité de les faire venir. On pourrait donner d’autres exemples, touchant au fonctionnement des sidechains.

L’important ici est de comprendre que seuls les acteurs du système sont en mesure d’éclairer les décideurs politiques sur les conséquences industrielles de leurs choix fiscaux.

Voici une seconde proposition : les paiements en bitcoin sont, comme les paiements en devises étrangères, des paiements. Et comme tels ils sont exempts de toute incidence fiscale. C’est assez facilement déductible des considérants de l’arrêt dit « Hedqvist » rendu par la CJUE en octobre 2015, et l’Allemagne l’a réaffirmé en le transposant dans son droit applicable. Ne cessant de dire que notre pays parle d’une seule voix avec l’Allemagne, que ne le faisons nous ici quand cela s’appuie sur le droit, mais aussi sur le bon sens ?

On dira qu’aujourd’hui les cessions inférieures à 5000 euros échappent à ce régime. Mais à la condition que de fréquentes cessions ne fassent pas tomber dans le régime du BIC, dont la frontière peut être mouvante au gré de l’administration. Quelque soit le régime (PVBM, BNC, BIC ou PVTF) il est pratiquement exclu d’imaginer que l’on va astreindre les particuliers à la tenue d’une comptabilité quotidienne ou au remplissage mensuel d’un formulaire conçu pour les ventes de voitures. Autoriser des paiements libres d’incidence fiscale que des bitcoineurs feraient avec des applications téléphoniques chez les commerçants équipés, mais aussi les paiements par carte de type Visa ou Mastercard opérant en bitcoin apporterait un bénéfice économique de même nature que les paiements que les touristes étrangers font avec leurs cartes de paiement opérant en dollar, en yen ou en yuan. Et les bitcoineurs, eux, ne demanderaient pas la détaxe à l’aéroport !

Une reconnaissance par la France (comme cela a été fait par l’Allemagne) du statut de « monnaie privée » accordée à Bitcoin (et quelques autres, selon des critères à étudier) devrait, selon nous, s’entendre y compris pour les paiements des sociétés. Malgré ce que répète ad nauseam la Banque de France, Bitcoin est en effet devenu de fait la réserve de valeur et l’unité de compte du monde des cryptoactifs. On ne peut commercer avec ce dernier sans accepter sa monnaie.

Le Conseil d’Etat en est resté à la définition du bitcoin comme un « bien meuble immatériel », reprenant la classification proposée par l’AMF, et une doctrine proposée par Myriam Roussille (dans la Revue Banque, ce qui doit quand même être souligné) en janvier 2015. Mais peut-être n’est-on pas obligé d’en rester là pour toujours, d’autant que cette catégorie de « biens meubles immatériels » est un notoire fourre-tout où l’on retrouverait tout aussi bien les concessions satellitaires, les points de fidélité d’un supermarché, l’acquisition d’un fichier MP3 ou un million de like sur Facebook.

Peut-être est-il temps de comprendre que pénaliser Bitcoin et les cryptomonnaies c’est de fait pénaliser les startups blockchains, parce que quoi qu’en disent les gourous de « la blockchain qui va très au-delà de Bitcoin » il n’y a pas de séparation étanche entre les 2 mondes.

Troisième suggestion : pour les bitcoins et les autres jetons cryptographiques d’investissement, il est urgent d’imaginer un système de dégrisement.

Le bitcoin et quelques autres sont, on l’a déjà dit, un placement qu’on n’est pas forcément pressé de réaliser, sauf à la marge pour vivre, ou pour financer d’autres placements réputés plus gratifiants encore. C’est donc ici à l’Etat d’être attractif pour ce qui est des « remontés à la surface » sans lesquelles, de nouveau, il n’y aura pas la moindre ICO en France. Il est moins utile de connaître l’origine des jetons détenus par les geeks que de mettre en place un système intelligent pour l’avenir.

Un dégrisement ne pourra se faire que par un système de flat tax ad valorem sans justification (sauf procédures pénales) et avec un taux intelligent. Il suffirait à cet égard d’ajouter le mot précieux à la définition du Bitcoin (et de l’ether) comme un bien meuble incorporel pour être, en matière de bitcoin et d’ether d’investissement, dans le système actuel de taxation de l’or à 11% + 0,5 de CRDS sur le seul prix de vente. Sauf à démontrer que ce taux que nous n’avons pas inventé est injuste, il paraîtrait véritablement adapté à la situation actuelle de Bitcoin, et à sa nature « d’or numérique» largement acceptée par la communauté.

Un tel dégrisement pourrait être mis en place (peut-être à titre expérimental, temporairement) sur une liste de plateformes agréées, ou avec inscription d’une mention dans une transaction.

Comme pour l’or, afin de ne pas taxer les moins values mais aussi pour tenir compte de la durée de détention, chacun pourrait naturellement, sur justification, opter pour cette taxe sur les Objets Immatériels Précieux, ou pour la taxe sur le régime des plus-values réelles, sur laquelle il pourrait alors bénéficier d’une exonération en fonction de sa durée de détention dès lors qu’il peut justifier du prix et de la date d’acquisition.

Le système serait facultatif. Mais même à 11,5% contre 0% à nos portes, il pourrait être attractif si et seulement si on a en même temps construit en France un cadre juridique globalement attractif comme celui que nous avons tracé avant d’avancer nos propositions.

Jacques Favier, Associé Fondateur

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