Le magazine du futur, entre lecture digitale et amour du papier

Emmanuelle Patry
8 min readApr 2, 2015

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Et si la crise de la presse n’existait pas ? Chaque jour ou presque, de nouveaux magazines voient le jour, sur papier glacé ou sur le web. Les grands quotidiens comme Le Monde ou Le Figaro ont tous créé une version magazine pour le week-end. Car si le tarif de la publicité baisse, les lecteurs sont toujours là : les magazines de légende doivent se réinventer pour rester au plus près de leurs attentes tout en trouvant de nouvelles manières de financer la production de contenus.

Alors, à quoi ressemble le magazine du futur ? Quelles sont les pistes, les projets et les aspirations de ceux qui ont réussi à créer de véritables médias dans un écosystème concurrentiel et en perte de vitesse ? Pour répondre à ces questions, Le Café des Médias a rencontré des créateurs de magazines à la fois originaux et porteurs, qui ont trouvé leurs lecteurs et un modèle économique adapté.

Paulette, Usbek et Rica, Encore Magazine… Le point commun de ces magazines nés dans les années 2000 apparaît comme une évidence : une ligne éditoriale très originale. Jérôme Ruskin, fondateur du magazine trimestriel Usbek et Rica, décrit son idée pour Le Café des Médias :

Je voulais créer une revue grand public pour démocratiser les savoirs. De l’éducation informelle par le biais de contenus qui explorent la thématique du futur. Ce qui m’intéresse c’est le medium, la diffusion : faire progresser les lecteurs. Usbek et Rica, inspirés des voyageurs persans de Montesquieu, arrivent du futur. Ils découvrent la Terre et racontent leur exploration. Notre démarche, c’est de décrire le moment de basculement que nous en sommes en train de vivre et de faire des hypothèses sur le futur.

Usbek et Rica

Dans le paysage du magazine féminin, Irène Olczak, fondatrice de Paulette Magazine, a fait le constat qu’il manquait quelque chose. Ce quelque chose, elle a décidé d’en faire un projet de magazine :

Faire un magazine me tient à coeur depuis mon plus jeune âge. Je ne me reconnaissais pas dans les magazines féminins qui existaient. C’était très peu cher mais c’était toujours la même chose, et ce n’était pas assez proche des lecteurs : trop de luxe, une représentation de la femme complètement iréelle. J’ai alors décidé de monter Paulette, un magazine complètement participatif et sans mannequins. C’était une manière pour toutes celles qui participaient à l’aventure de reprendre le pouvoir dans cette presse féminine qui ne nous ressemblait pas.

Paulette Magazine

Pour lancer un magazine complètement nouveau, Marie Ouvrard, créatrice du site Encore Magazine, a décidé de prendre le contre-pied de l’air du temps. Le concept ? Un média purement web qui part à la rencontre de personnes qui ont décidé de changer de vie, qu’ils soient cuisiniers ou décorateurs. Le résultat ? Des portraits inspirants, vivants et fouillés et une promenade virtuelle à travers des univers riches : customisation de motos, papeterie créative, cuisine ambulante…

Je suis journaliste et j’ai monté une boîte de production, The Good Life. Ensuite, j’ai voulu créer un média à part entière, qui soit lié à cette entreprise de production vidéo. Dans le climat ambiant, c’était bien d’avoir quelque chose de positif, à travers des portraits de gens qui se sont lancés dans une deuxième vie professionnelle. Cela permet de montrer ce qui se fait. C’est l’histoire de ton pote que tu as envie de raconter en soirée, avec des parcours originaux, des gens plus ou moins connus.

Sur quel(s) support(s) lancer un magazine aujourd’hui ? Le papier est-il ringard ? Jérôme Ruskin a choisi de lancer Usbek et Rica sur papier. Un pari original en 2008. Il avait pour modèle La revue XXI, dont il décrit paradoxalement la réussite comme “un accident industriel”.

Nous n’avons pas de site de news parce que pour moi le marché n’est pas encore assez mature. Nous ne maîtrisons pas les coûts, c’est difficile d’être rentable aujourd’hui sans être soumis à la tyrannie du clic. Mais nous avons une application, Future !, avec des contenus courts, sur le thème de l’innovation, qui est gratuite. Cela ne veut pas dire que nous ne considérons pas le numérique comme important, mais si nous y allons, c’est pour créer quelque chose, pas pour refaire ce qui existe déjà ailleurs.

Future, l’application de Usbek et Rica

L’amour du papier est-il réac’ ? Ce n’est pas l’avis d’Irène Olczak, qui nous explique comment s’articulent les différents supports de lecture :

Paulette est un mix digital papier. Le digital est éphémère et réservé à la découverte et au news, alors que le papier est comme un guide : on se pose pour le lire et le consulter. C’est un véritable objet, avec de très belles photographies qui nécessitent un mois et demi de travail. Le magazine papier, c’est de la presse loisir que l’on lit sur son canapé. Quand j’étais ado je ne le lisais pas les news sur mon smartphone, d’où l’évidence de faire un média mixte.

Le mythe du papier perdure pour cette génération qui a connu les deux supports. Comme Irène, Marie Ouvrard a lancé Encore Magazine sur le web, mais prévoit une version print de en 2015 :

On voit le site comme une vitrine. Internet permet de tester un projet mais je crois que le magazine print convient mieux à notre contenu : des interview très longues, qu’on prend le temps de lire.

Les lectures offline et online s’entrecroisent, et l’on sort de dialectique papier/web : un média est comme un univers qui se décline sur différents supports. Un magazine web se transforme en livre (ou en mook — contraction de magazine et de book) et le papier devient connecté comme l’explique cet article. Quant au lecteur, il aborde ces différents medium selon ses activités et sa disponibilité.

Le plus important ? L’adhésion du lecteur à un ton, à une ligne éditoriale, à une manière de concevoir les contenus. Usbek et Rica, c’est un magazine, mais aussi une émission sur ARTE, une collection de livres aux éditions 10/18, une box pour imprimer des objets en 3D, des ateliers pour les collégiens… Jérôme Ruskin conçoit son média comme un mouvement associatif construit autour d’une réflexion sur le futur.

“Le monde expliqué aux vieux” : la collection “Usbek et Rica” aux éditions 10/18.

Avec un marché publicitaire en berne, comment finance-t-on un magazine en 2015 ? Usbek et Rica est financé en grande partie par le brand content, c’est-à-dire par la production de contenus pour des marques. Un modèle qui est apparu par hasard, raconte Jérôme Ruskin :

Nous réalisons un travail d’accompagnement des entreprises pour financer la revue. C’est venu par hasard suite à des demandes et puis nous avons continué parce que c’était pertinent par rapport à la thématique du futur. Les marques communiquent de plus en plus sur le net et la thématique de l’innovation passionne les entreprises. Pour nous il n’y a pas de choc avec la ligne éditoriale: nous produisons deux types de contenus, pour la revue d’une part et pour les marques d’autre part, et ces contenus sont rassemblés autour des thèmes de l’innovation et du futur.

Autour du magazine, les spectacles et les conférences sont une autre source de revenus. Un modèle proche de Paulette, puisque le magazine a créé une agence de communication Maison Paulette, spécialisée dans le brand content et l’événementiel. Quant à Marie Ouvrard, elle a l’intention de développer la vidéo pour financer Encore Magazine, grâce à sa boîte de production The Good Life. Il n’y a donc pas donc pas UN modèle ou UNE recette magique mais un fourmillement de leviers de financement.

C’est peut-être la plus grande force de ces magazines : depuis leurs débuts, ils se développent avec leurs lecteurs. Jérôme Ruskin les rencontre régulièrement :

Les événements que nous organisons, comme Le Tribunal pour les générations futures, nous permettent de discuter avec nos lecteurs. De savoir à qui on s’adresse et éventuellement de faire évoluer le lectorat. Et les contenus que nous produisons ont eux-mêmes une dimension participative. Par exemple notre application mobile Future ! est ouverte aux contributions grâce au hashtag #FutureIt.

Le magazine Paulette est décrit par Irène Olczak comme “100 % participatif”. Mais qu’est-ce que cela implique exactement ?

Ce média a été construit sur une communauté, de manière consciente. Dès le début les lectrices nous disaient qu’elles lisaient toujours la même chose, et qu’elles avaient besoin d’autre chose. Les “Paulette”, ce sont nos lectrices, et au départ elles écrivaient le magazine avec nous. Les blogueuses ont participé à la montée en puissance du magazine. Les rédactrices sont toutes très connectées. Les réseaux sociaux renforcent encore cette proximité avec les lectrices.

EN KIOSQUE :: Le Paulette n°19 “Je suis une fille tartiflette” est disponible aujourd’hui partout en France ! ❄ pic.twitter.com/0pd5zQkE9D

— Paulette Magazine (@___Paulette___) 30 Décembre 2014

Ces magazines influencent le mode de vie de leurs lecteurs de manière profonde, comme en témoigne Marie Ouvrard :

Les lecteurs de Encore Magazine nous disent que nos portraits leur donnent envie de changer de vie, de faire ce qu’ils ont toujours rêvé de faire. Ils ont envie d’oser parce qu’ils se disent que c’est possible.

Encore Magazine se met en scène à travers des objets sur les réseaux sociaux.

Faire participer réellement son lectorat au magazine, c’est le pari réussi de Jérôme, Irène ou Marie. Une manière de créer du contenu qui inspire les médias traditionnels. Saluons à cette occasion l’initiative du New York Times qui incite ses abonnés Instagram à dévoiler leur manière de lire le journal et/ou le magazine du week-end. Le résultat est extrêmement élégant et démontre de manière originale à quel point les magazines sont ancrés dans notre quotidien. Ci-dessous, le magazine du dimanche du quotidien américain prend toute la place sur la table et remplace aisément les tartines du brunch dominical. Qu’ils soient imprimés ou numériques, les magazines ont encore une longue vie devant eux.

Originally published at emmanuellepatry.fr on January 2, 2015.

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