Extraits en regard du tableau Le Fardeau de l’homme responsable · ©James Christensen

Êtes-vous suffisamment responsable ?

L’insistance de la responsabilité de chacun ou le responsible-washing

Thomas Grospiron

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C’est avec force de conviction ou simple mimétisme que de nombreuses personnes invoquent la responsabilité, peu importe la discussion. Évidemment, ce principe moral est loin d’être inconnu : on le connait en tant que parent, proche ou tout simplement envers nous-même.
Cependant, ce principe semble aujourd’hui galvaudé par une utilisation de plus en plus fréquente dans les publicités, par les responsables politiques, etc. Le mot “responsabilité” est souvent utilisé comme une nécessité impérieuse, que ce soit pour le légitime avenir de notre écosystème, n’en doutons pas mais étrangement, beaucoup plus souvent dans le cadre du travail…

Lors d’une discussion avec amie, cette notion de responsabilité nous divisait. Elle a apporté au débat cet exemple :

“La personne qui est responsable de vérifier les poteaux électriques, elle est garante de l’état des poteaux électriques. Si l’un ne marche pas, elle en est responsable… C’est la même chose pour la planète, nous sommes responsables de notre avenir commun.”

Quel exemple parfait ! Je touche du doigt un problème fondamental : Certes, je suis responsable de l’avenir de mon prochain, du vivant qui m’entoure. Cependant, si être responsable des poteaux électriques peut être une tâche essentielle, elle n’est pas une fin en soi. Le bien-être de l’autre ou la vulnérabilité de notre planète, oui. Mais les poteaux électriques peuvent fonctionner sans moi et moi être sans eux.

Alors que signifie le terme “responsable” dans le monde du travail ou évangélisé comme principe fondateur dans toute recherche d’emploi ?
Serait-ce une utilisation abusive du terme “responsable” ? Si oui, comment en sommes-nous venus à l’appliquer à des objets, des processus ou encore de l’argent ?

L’imputabilité et la promesse

Avez-vous déjà senti un regard voire même un doigt inquisiteur sur une tâche non réalisée et dont on vous a attribué la charge ?
Oui bien sûr… Que ce soit à l’école car vous n’aviez pas ou mal fait vos devoirs, au travail où votre vigilance ou votre vulnérabilité fut mis en exergue ou encore dans votre vie de famille car le ménage n’est toujours pas fait…

Le jugement par la responsabilité

Dans le sens classique, la responsabilité est l’imputabilité des actes à une personne qui est en l’autrice, c’est-à-dire l’ obligation faite à une personne de répondre de ses actes (…) et d’en supporter toutes les conséquences”.
Nous sommes donc responsables quand nous sommes auteurs de nos choix, nous en rendons les comptes et nous en assumons les conséquences.
Cette définition appelle au jugement des actes a posteriori et rappelle la notion d’auteur avec laquelle je me débattais précédemment sur la question de l’autorité contemporaine.

Message collé sur les rames de la RATP · Serge le lapin · ©RATP

Cette définition même si elle est juste, me chagrine : s’arrêter à cet aspect biaiserait fondamentalement la définition de la responsabilité en le rendant infantilisante ou appellerai à un jugement moral.
Certes, c’est un principe moral, notre éthique en tant qu’individu dépend de cela. Malgré tout, ce terme ne peut pas être brandi uniquement comme une sanction ou comme un chantage affectif. Être irresponsable ne nous prive pas de notre capacité de comprendre les conséquences : Dire à un adolescent de 14 ans qu’il est irresponsable est entendable dans la bouche d’un adulte mais il reste encore un enfant.

Un individu responsable est donc un individu qui répond lui-même de ses actes et capable de répondre d’un autre.
En donnant la vie à un enfant, je suis responsable de lui au présent, tous les jours depuis sa naissance jusqu’à ma mort. Un individu répond donc de lui-même, répond d‘un autre, d’un enfant par exemple car sa destinée lui importe.
Voyez-vous la différence avec les objets ?

Je ne suis pas responsable de ma voiture, je suis responsable de ce que je fais avec : Je suis responsable de ma conduite en l’utilisant. Si on me vole ma voiture, je ne suis temporairement plus responsable d’elle ni même de ce que va en faire le voleur.
Si ma machine à café devient défectueuse, accablons-nous le vendeur de son manque de responsabilité ?

Un futur qui rassure le présent

Le philosophe Roland Schaër apporte une interprétation complémentaire : “un sujet responsable qui répond de l’autre entend une requête, par la vulnérabilité de l’autre et la réponse pour prendre soin de lui
La responsabilité serait la réponse que nous faisons à l’appel à l’aide d’un être vulnérable, cet individu pouvant s’en remettre à l’autre dont il devient le garant de son devenir. Naturellement, nous visualisons aisément le cas de l’enfance, période de vulnérabilité dont les parents sont garants.
Vous avez tous vu le dévouement de certaines personnes pour le sauvetage des migrants en méditerranée : ces individus par leur accueil ou leur mobilisation offrent une réponse à des personnes vulnérables : Au vu de la définition, ces bénévoles sont humainement et philosophiquement en tout point responsables.

Bélisaire demandant l’aumône · Jacques Louis David · 1791 · Palais des Beaux-Arts de Lille

Alors, que penser du sempiternel “Nous ne pouvons pas accueillir les migrants ! Les accepter sur notre territoire est irresponsable !” ?
Je vous laisse le plaisir de retrouver les principaux auteurs de cette phrase.

N’avez-vous jamais ressenti une certaine empathie en regardant des oiseaux couver soigneusement leurs oisillons et les protéger des prédateurs ? Cette responsabilité n’est donc pas l’unique fait de l’humain.

Répondre vient du latin respondēre, s’engager en retour; et de spondere, promettre solennellement. Répondre est une promesse, il s’agit d’un engagement sur l’avenir, comme donner sa parole…
Être responsable signifie également que je m’engage sur ce que nous serons et ce que je serai demain.
Je donne mon sang car si je tombe malade, j’espère bien que des gens auront fait de même pour moi. En dehors de cet intérêt évidement, donner son sang est une promesse sur l’avenir… sans parler des promesses de don…
L’humain que nous sommes sait aider son prochain : il est depuis longtemps entendu comme philosophie morale. La plupart des religions l’utilisent comme précepte : notre capacité intrinsèque à répondre à la vulnérabilité de l’autre est un héritage moral.

Mais peut-on être responsable d’autre chose que de l’humain ?

Est-ce que le travail est une fin en soi ?
Notre société connait la réponse mais certaines personnes font mine de l’avoir oublié : Kant a posé les bases de cette réponse en 1788…

Relis Kant !

Kant, dans son ouvrage “Critique de la raison pratique” postule que l’humain par notre capacité de raison est une fin en soi et non un moyen.
Je me passerai de vous faire goûter à l’entièreté de son oeuvre. Cependant, il explique qu’en tant qu’être de raison, nous humains devons respecter les autres et les traiter comme “fin” et non comme des moyens.
Vous sentez où je veux en venir ?

L’homme n’est ni un moyen ni instrument

Si on veut définir ce qu’est d’être responsable, on est obligé de parler de morale. Emmanuel Kant est connu pour avoir expliqué le fonctionnement de la morale et par conséquent l’éthique.

Portrait d’Emmanuel Kant · Source inconnue

J’aimerai que nous nous attardions sur les impératifs catégoriques.

Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle

Si cette maxime vous est connue, Kant dans son second précepte, toujours de vigueur, explique la chose suivante :
On désire des “choses” car elles ont une valeur et on respecte des personnes car elles sont une valeur absolue.
Prenons un exemple : Une stratégie parfaite de communication n’a pas la même valeur pour moi que pour ma soeur, professeure. La vie humaine a une valeur absolue, un humain ne vaut pas plus qu’un autre humain.

“Agis de telle sorte que tu traites l’humanité (…) toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen”

Et même, si je sens le doute s’accrocher à vous, je vous invite à regarder les films traitant du trans-humanisme ou de l’intelligence artificielle sous cet angle… Un androïde a t-il la même valeur qu’un humain ?
Pour faire simple, de la loi morale découle la dignité de la personne : l’humain a non seulement une valeur propre, celle qu’on se donne, notre “dignité” mais surtout une valeur intrinsèque, la vie. Vouloir la mort d’un humain est le traiter comme un moyen, et non comme une fin en soi ?
L’histoire nous prouve encore aujourd’hui cette raison : l’esclavage ou le racisme est le fait de considérer une partie de l’humanité comme des instruments et non comme des hommes.
Je ne suis pas l’outil du capitalisme non plus et encore l’outil d’un jeu politicien : la contestation des gilets jaunes en est un bon exemple.

Le philosophe Hans Jonas va plus loin que le philosophe allemand : l’hégémonie de la raison est surement celle du vivant…

Le vivant est une fin en soi

Dans son ouvrage Le principe responsabilité, le philosophe Hans Jonas estime que l’humain n’est pas la seule fin mais le recentre dans le vivant.
Nous sentons tous que la situation a changé : notre planète, notre lieu de vie est devenue vulnérable.
Le progrès et la technologie ont fait croître l’humanité par notre besoin de confort. Ne nous accablons pas : en ce qui me concerne, je ne regrette pas ma vie confortable . Je mange à ma faim… ou à ma fin, comme vous voulez.
Cependant, notre progrès a modifié fondamentalement notre rapport à ce qui vit : nous utilisons la vie pour nous nourrir, entre autres par l’élevage et par l’agriculture. Nous avons utilisé notre écosystème comme un moyen. La vulnérabilité de cet écosystème et donc nos ressources de vie est en péril : nous commençons à comprendre que la faune et la flore ne sont plus des moyens mais une fin en soi.
Les pygmées ont compris depuis bien longtemps : ils sont des êtres humains plus petits que les autres. Pourquoi ? Car ils ont adaptés leur vie à celle de leur écosystème pauvre en nourriture : Responsables du vivant, ils ont su préserver le vivant adaptant par conséquent leur évolution.

Et nos voisins directs ? Les animaux partagent notre lieu de vie.
Oui, votre chien est triste quand vous êtes triste. Oui votre chat fait la gueule quand vous venez de lui mettre la pipette dans le coup…
Le fait que les animaux, plus spécifiquement les mammifères éprouvent des émotions ne fait que renforcer cette indicible nécessité : celle d’une responsabilité envers eux par notre empathie et celle de venir au secours des formes de vie qui subissent les conséquences de notre croissance : disparition des espèces, etc.

“Nous n’héritons pas de la terre, nous l’empruntons à nos enfants”
(source probable, Léopold Sédar Senghor)

Être responsable signifie donc que nous admettons que nous sommes dans un système avec des vivants, considérant dorénavant la valeur du vivant comme une fin, non uniquement comme un moyen.
Dans le monde du travail, cela voudrait signifier que les résultats, les produits ou encore les process ne sont que des moyens. La démarche d’entreprise, celle construite par le collectif est pré-dominante : être responsable en entreprise signifie d’accompagner et de soutenir cette démarche d’entreprendre avec les personnes qui la constitue.
Être responsable dans le cadre du travail est de répondre à la tâche et de répondre aux vulnérabilités vivantes de l’entreprise. Mais je crois sincèrement que la majeure partie des entreprises ne se soucient guère des ressources qu’elles utilisent…

L’évolution

La valeur absolue qu’était notre seule humanité se trouve désuète à la vue du désordre suscitée par notre existence. Nous avons trop consommer sans réfléchir à notre intérêt absolu…

Faisons-nous les choses sans intérêt, sans nous soucier des conséquences ?
Je ne le crois pas. En revanche, je suppute que nous nous sommes attribués des intérêts qui ne sont pas les nôtres.
Se voir ordonner la responsabilité des dieux “capital”, “croissance” et “productivité” avec le profit comme fin, se voir confier une responsabilité similaire à celle de responsables rétribués par un salaire pour cela, répondre d’actes dont nous ne sommes pas les décideurs ou encore servir le profit au détriment des autres… ne sont que des illusions.

Utiliser le terme “responsabilité” à tort et à travers nous fait oublier son sens. Être responsable des poteaux électriques est un moyen, non une fin en soi. Les poteaux électriques sont certes des instruments au service de notre confort mais nous en sommes uniquement responsables si ces poteaux ont rendu vulnérables autrui ou le vivant, les arbres coupées pour installer ces poteaux par exemple.

Oui, nous sommes devenus suffisamment responsables : la prise en compte du vivant dans nos décisions est donc devenue fondamentale. La croissance triomphante comme fin, le vivant comme moyen a corrompu le terme “responsable” : ce terme change, il est vivant.

Je vous affirme que l’adage “La fin justifie les moyens” m’apparait différemment aujourd’hui…

La démocratie comme patron · #DataGueule · réalisé par Julien Goetz, Sylvain Lapoix et Henri Poulain

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Thomas Grospiron

Artisan en #Communications #Marketing #Culture · S’y connait en méthodes, outils et stratégies + coordonne le RéseauRP (www.reseaurp.org)