Décision — La démocratie est une culture sociale respectueuse des émotions

Dominique Filatre
10 min readMay 15, 2018

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Dans un article précédent, nous avons vu que la décision était une affaire bien plus longue que l’arbitrage. Nous allons poursuivre ici, en nous attardant davantage sur les arbitrages, pour montrer que ceux-ci ont bien plus de poids quand ils sont fondés sur une culture du consentement. Or, celle-ci n’est pas acquise : les collectivités locales sont des institutions républicaines, alors que la démocratie locale est une notion floue. La (ré)émergence des communs peut réinstaller de la démocratie dans les espaces locaux.

« Un chef doit savoir cheffer » dit-on encore dans les partis politiques néo-bonapartistes. Si amour du pouvoir il y a, il est rarement placé à cet endroit désormais. Il est souvent difficile de discerner l’élément clé qui emporte une décision. A partir du moment où l’on ne confond plus décision et arbitrage, on se rend compte qu’une décision ressemble souvent à une légende dont le point de départ réel est mystérieux. On se raconte qu’on a pris une décision, mais il s’agit en réalité le plus souvent d’une reconstitution a posteriori.

L’arbitrage est une procédure, un vote par exemple, assez rapide qui donne un résultat sans qu’il y ait de mesure de l’engagement personnel de ceux qui y participent. Un arbitrage ne dit rien d’autre que son résultat, chacun dit oui ou non, pour ou contre, et on compte les points, alors qu’une décision a au contraire une histoire longue et singulière où les arguments et les émotions parcourent tout le chemin et où la nature des éléments qui y conduisent s’accordent mal aux étalonnages uniformes. Dans cette histoire, il y a des moments déterminants, heureux et malheureux, mais leur caractère déterminant est généralement peu accessible. Le cœur de la décision peut même consister en une absence ou rester partiellement invisible aux acteurs.

L’émotionnel et l’histoire collective ont un impact majeur sur les arbitrages

On voit les arbitrages, tout au moins une partie d’entre eux. Les neurologues différencient la décision automatique et la décision délibérative (je reviens au langage usuel, les neurologues ne distinguent pas arbitrage et décision), comme si le cerveau négociait avec lui-même. C’est d’ailleurs ce qu’ont montré les scanners avec la mobilisation concurrente de plusieurs parties du cerveau. Bien entendu, s’agissant de politique, on pense immédiatement à la décision rationnelle, en forme d’équation, face à des enjeux complexes à analyser. L’individu a tendance à surévaluer sa rationalité parce qu’elle mobilise très ouvertement sa conscience alors que les émotions sont plus brutales et moins contrôlées. En groupe, la tendance individuelle peut être calmée ou au contraire exacerbée. Nous vivons dans un système politique de démocratie mise en scène, avec une césure majoritaire déterminante, souvent folklorisée. L’art de présenter le clivage joue un rôle central dans la dramaturgie formelle du choix politique qui se déroule dans la procédure automatique et routinière. L’équilibre du rapport de forces mis en scène n’a pas forcément beaucoup de rapport avec la singularité de la décision et de son chemin.

La décision automatique, c’est aussi simple que de s’arrêter au feu rouge, même si l’on est principalement absorbé par la discussion avec son passager : la majorité est pour le budget, l’opposition est contre ou au plus s’abstient. La procédure automatisée d’arbitrage, généralement le vote à main levée dans les assemblées locales, ne dit rien de la construction de la décision mais elle affiche un résultat visible. Maintenant, allez trouver les points stratégiques du budget ? discerner les questions clés dans les 53 points à l’ordre du jour du conseil communautaire ? c’est autre chose… Les membres des assemblées en sont incapables quand ils débutent et la plupart n’en seront capables que partiellement au terme du mandat électif. Seuls les experts des instances du pouvoir institutionnel peuvent décrypter aisément l’historique des décisions, et encore… Les neuro-scientifiques sont certains que la connaissance augmente le libre arbitre du décideur, ils ont montré qu’aucun individu ne sait identifier aisément le moment où il a pris une décision et que les signes physiques du choix sont perceptibles plusieurs secondes avant qu’ils n’atteignent la conscience de la personne qui s’engage sur une option.

Quand il s’agit d’une élaboration collective, les choses sont évidement plus complexes encore, parce les positionnements dépendent aussi des émotions liées au contexte de la répartition des pouvoirs. Le pouvoir est d’abord une relation, que ce soit au sein d’un groupe restreint ou d’un ensemble plus vaste, et donc l’arbitrage marque la rupture par le choix. Là aussi l’émotionnel pèse lourd car, dans le cas d’un arbitrage considéré comme stratégique au sein d’une équipe exécutive, chacun a conscience des limites de sa maîtrise personnelle du dossier et doit faire le poids de ses convictions propres, de la confiance qu’il peut accorder à ses collègues meilleur(e)s spécialistes du dossier, et de la nécessité de prendre en considération le contexte de solidarité qui porte sur une série de décisions au cours d’un mandat. Pour beaucoup d’élus non-membres de l’exécutif, parmi les membres de la majorité, il sera toujours difficile de se singulariser car en fait il ne sera pas forcément aisé de s’exprimer en séance publique. La décision sur le dossier a une inscription plus longue et large dans le temps, elle s’inscrit dans son élaboration et dans ses effets. Et, surtout, l’arbitrage lui-même sur un dossier majeur ou mineur s’inscrit dans un contexte relationnel plus vaste construit sur une durée différente.

Le consentement n’est pas acquis dans l’espace public local

Dans une assemblée locale, l’arbitrage par le vote n’assure pas toujours le consentement. La liberté de parole délibérative des représentants est limitée par de multiples causes. Outre l’inégalité de ressources pour appréhender la question mise en délibération, la première tient à ce que la plupart des élus ont été recrutés par la tête de liste ou le noyau dur de la liste sur lesquels ils ont figuré pour se faire élire. Le démarquage peut avoir l’allure d’une trahison, et il est d’autant plus délicat si cette expression est publique. La garantie de l’expression démocratique dans l’assemblée publique dépend moins de la régulation juridique définie par le code ou le règlement de l’assemblée que de la pratique collective de la liste : s’il y a une séance préparatoire de groupe avant la séance publique ou non, si la liberté d’expression est assurée dans ces réunions non publiques ou pas. Il y a quelquefois plus de discussion dans ces séances préparatoires que dans les séances publiques.

Il arrive assez souvent que des désaccords s’expriment au sein du groupe et se taisent en séance publique d’assemblée, il arrive même que des maires ou des chefs de groupe cherchent à censurer l’expression publique de leurs minorités internes. Dans certaines collectivités, les séances publiques se déroulent dans un grand désordre parce qu’elle ne serve plus qu’à officialiser publiquement, ce qui est une obligation, et devant la presse, la décision. C’est une sorte de dévoiement du principe de publicité des débats, où seuls les membres d’opposition restent actifs. Dans ces conditions, non seulement les élus ne représentent plus les électeurs mais ils dissimulent leur propre avis personnel, la situation est hélas fréquente. L’unanimisme par soumission n’est pas rare, il peut être attaché à une soumission morale, les traces du respect à l’autorité religieuse existent encore, ou à une soumission d’intérêt quand la position d’élu confère un prestige social ou des avantages matériels. La soumission des parlementaires aux groupes politiques ne paraît pas moindres que celle des élus municipaux des villages à leurs amis et à leurs anciennes attaches de voisinage.

L’égalité démocratique dépend de la culture sociale bien plus que des procédures. A chaque fois qu’un renfermement se produit avec des délégués, on écarte le contrôle du citoyen de base et cette dérive est possible. Ce n’est pas un hasard si la modeste commune de Saillans a installé un système extrêmement ouvert sur toute la chaîne de la décision et un conseil des sages chargé de surveiller l’ouverture des modalités d’expression de toutes les réunions. Cette égalité démocratique dépend aussi de la maîtrise de la communication non violente, car si l’agitation est trop forte on produit automatiquement du renfermement pour maintenir le dialogue.

La décision mythifiée crée une rupture majeure de communication par la mise en scène

Dans l’ordre du jour d’une assemblée locale, de nombreux points relèvent du formalisme et sont d’ailleurs le plus souvent littéralement expédiés en séance publique. Quelques points de l’ordre du jour font le menu de la démonstration publique de la validité des clivages électoraux entre la majorité et l’opposition. Parfois, de véritables décisions figurent dans le menu démonstratif, mais ce n’est pas le cas général. Dans cette catégorie, on trouve les sujets à fort impact public où les termes du débat sont parfaitement connus entre les concurrents à l’élection et finalement souvent un peu éloignés de l’enjeu réel du dossier… De réelles décisions peuvent, au contraire, être soumises à délibération sans donner lieu à un développement public du débat, il peut même arriver que ce type de décision ne soit véritablement identifiée dans son ampleur que par un seul élu accompagné d’un cadre territorial dans une problématique en émergence, surtout quand elles recèlent des enjeux nouveaux et mal cernés.

Nos assemblées élues sont aujourd’hui envahies de projets de délibération qui ne correspondent à aucune intention politique, ce sont en fait essentiellement des injonctions polies de l’administration adressées aux représentants élus à fixer un cadre clair et sécurisé de la mise en œuvre administrative. L’un des principaux responsables du formalisme juridique imposée aux collectivités n’est autre que l’État lui-même, totalement indifférent à la dynamique collective d’une assemblée locale. Cet encombrement réduit considérablement l’intelligibilité des séances publiques des conseils publics d’élus, malheureusement le formalisme guide l’agenda politique beaucoup plus que l’intelligence politique ne dirige l’agenda. Nous sommes nombreux dans la société aujourd’hui à voir qu’il faut ramener de la communication entre l’exercice des pouvoirs publics et les citoyens, mais peu d’entre nous perçoivent avec justesse la mythification de la décision pour ce qu’elle est : une expression majeure de cette rupture de communication par la mise en scène. De plus en plus de débats politiques ne débouchent sur aucun pouvoir d’agir alors que, parallèlement, de plus en plus de pouvoirs s’exercent sans débat public.

L’arbitrage sans consentement ne règle rien sur le plan démocratique, il donne une apparence d’accord social, et autorise le déclenchement administratif de la mise en oeuvre. Néanmoins, il n’assure pas le soutien des membres de la communauté à la décision, ce qui fragilise à terme la validité de ces arbitrages. Nous vivons dans une société où les règles et arbitrages se multiplient à l’infini, où l’on clique en permanence des conditions générales d’achat ou d’utilisation de plus en plus longues sans avoir le temps de les lire, et les élus sont envahis de pièces annexes techniques énormes. Les complications et le conformisme des votes évacuent le conflit, ce qui constitue une voie dissimulée de contournement de l’égalité démocratique. En démocratie, il faut affronter le conflit sans violence, reconnaître le désaccord et l’identifier, il s’agit de se mettre d’accord sur la définition du désaccord, c’est cela le consentement : reconnaître la nature du désaccord. L’arbitrage est toujours un compromis, il peut être soutenu solidairement par des parties en désaccord, à condition que la nature du désaccord ait été reconnue — ce qui demande un effort rarement accompli.

Sans auto-gouvernance, la démocratie est en carence

La difficulté majeure de nos collectivités locales, c’est qu’elles ne sont pas fondées sur une auto-gouvernance. Ce sont d’abord des circonscriptions administratives dont les règles fondamentales sont imposées par le Parlement et sous le contrôle de l’administration nationale. Il n’y a pas de démocratie locale, mais une installation républicaine. Les collectivités sont historiquement d’abord le relais de la République. Sur le fronton des mairies, on lit « République française », souvent accompagnée de la devise nationale, et non démocratie. Mais peut-il y avoir démocratie sans auto-gouvernance ? Les communs d’autrefois étaient des auto-gouvernances et on sait qu’il existait des communautés villageoises démocratiques au Moyen-âge, ce qui n’est plus le cas des communes, non seulement décalquées sur la carte des paroisses, mais d’abord conçues comme un quadrillage administratif. Souvent utilisé néanmoins, le terme de démocratie locale est empreint d’une ambiguïté certaine : dans le cadre institutionnel municipal, départemental ou régional, il est abusif. Dans le cadre républicain, on retrouve bien le suffrage universel à caractère évidemment démocratique, mais aussi l’aristocratie qui se manifeste essentiellement au travers de l’exercice du contrôle administratif exercé par les grands corps déconcentrés de l’État, et la tradition monarchique véhiculée par la concentration du pouvoir exécutif confié aux maires et aux présidents.
Il n’est pas forcément inutile de parler de démocratie locale, mais cela devrait induire automatiquement dans les esprits une approche incluant le secteur public, à condition néanmoins de la positionner hors cadre institutionnel républicain, ce qui n’est pas forcément le cas. Une clarification qu’il va sans doute falloir faire avancer un peu dans les esprits, parce qu’il y a un antagonisme entre la commune circonscription administrative avec des pouvoirs délégués de l’État et la commune expression collective et communautaire démocratique. Nos histoires nationales occidentales ne sont pas toutes les mêmes, la France communale administrée et les communautés de pionniers fédérées sont et restent de culture assez différente sur le plan démocratique, notamment au niveau local.

Je n’ai pas l’intention de m’attarder ici sur l’échec de la décentralisation. L’essentiel est ailleurs : la démocratie locale n’est pas clairement installée, or la question du consentement se joue d’abord sur la loi fondamentale des rapports sociaux et de la distribution des pouvoirs. Les populations jeunes s’intègrent tardivement dans l’espace local, la culture du réseau retisse les liens entre villes et campagnes, la culture des communs commence à émerger en milieu urbain : peut-être le début d’une révolution ? La démocratie n’est pas produite par un agencement juridique et institutionnel, elle est d’abord le résultat de comportements sociaux qui reconnaissent l’altérité, le désaccord et la nécessité d’être attentif aux émotions de ceux qui peuvent ressentir de l’exclusion.

Comment une théorie juridique de la démocratie qui donne le pouvoir au peuple par le suffrage universel peut aboutir à ce sentiment si largement partagé dans la société d’une domination exercée par une classe politique alliée aux puissances économiques privées ? Certes la décision est plus large que l’arbitrage, oui les émotions comptent, mais comment comprendre ce sentiment d’inversion entre les principes constitutionnels de représentation démocratique et la réalité vécue ? Ce sera l’objet de l’article suivant…

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