Des assemblées citoyennes pour étendre la démocratie aux pratiques

Dominique Filatre
10 min readApr 12, 2019

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Avec mes amis municipalistes, je veux des assemblées citoyennes pérennes pour développer la démocratie dans les institutions publiques locales et au-dehors. Cela n’a rien d’une théorie partisane, nous voulons changer le monde en commençant par débugger les pratiques collectives.

Halles civiques à Paris, la démocratie portée de nouvelles pratiques collectives

A un an des élections municipales du printemps 2020, les projets de listes participatives et citoyennes se multiplient. Les élections sont un rendez-vous public stimulant. Tant mieux, même si la démocratie locale a un impérieux besoin de se penser au-delà du cadre institutionnel, municipal ou intercommunal.

D’abord, il n’y a pas de démocratie sans auto-gouvernance. Nos communes ont été, si l’on considère qu’elles sont nées au XIème siècle en France, des instances auto-gouvernées conçues pour répondre au développement urbain et concurrentes des fiefs et des féodaux. Puis, l’affirmation progressive de la notion de souveraineté et le développement des légistes ont entamé sérieusement l’autonomie des vassaux du roi. Après la période des chartes communales qui correspond à celle de la lutte entre les féodaux et le centralisme royal, le mouvement communal est freiné par l’absolutisme royal qui s’appuie sur la noblesse de robe, ces légistes au service du pouvoir du roi. Nombre d’entre eux serviront ensuite l’Empire et les régimes suivants. En un millénaire, on passe de l’allégeance personnelle au contrôle administratif par la loi. La nuit du 4 août 1789 engloutit le privilège de faire commune. Dans l’oubli total des auto-gouvernances locales, de nouvelles communes couvrant la totalité du territoire émergent : c’est un quadrillage administratif, dont on a retenu qu’il était calqué sur celui des paroisses, c’est surtout une nouvelle version de la vassalité pour contrôler les territoires.

La rupture concrète, c’est la pratique de l’égalité démocratique

La description historique des lois de 1884 et de 1982 (décentralisation) faite par le Sénat est fondamentalement fausse. La démocratie est plus une organisation sociale qu’une organisation politique, mais nos institutions locales sont au contraire mieux insérées dans l’État que dans la société, même après la loi municipale et les lois de décentralisation. Les règles des institutions locales sont libres dans le cadrage défini par l’institution impériale, puis républicaine. Le suffrage universel pour désigner les élus municipaux introduit un élément démocratique important, néanmoins la démocratie ne fait pas sens sans auto-gouvernance et le ressort des communes postérieures à la Révolution française n’a aucun rapport avec celles du Moyen-âge. La vassalité est aujourd’hui le rapport fondamental entre les pouvoirs locaux et les pouvoirs nationaux. Les libertés locales sont définies par les parlementaires et les tribunaux administratifs, les communes disposent en guise d’auto-gouvernance de la « clause de compétence générale » (Article L2121–29 du CGCT), c’est-à-dire d’un reste à gouverner après ce que définissent les codes juridiques nationaux, à commencer par le Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) et le Code Général des Impôts (CGI).

Alain Supiot, qui a montré l’opposition entre l’allégeance et la loi, d’un côté un lien personnel de l’autre un lien impersonnel et abstrait, souligne le retour vers les rapports d’allégeance (1). Le réveil des communs, très sensible au niveau local, renvoie d’une part assez clairement vers l’allégeance plutôt que vers la loi. C’est une allégeance au collectif horizontal plutôt qu’à un représentant d’un ordre religieux vertical, quand la loi n’arrive plus à représenter le collectif. Ce réveil renvoie d’autre part aussi à une transition sociale globale où l’auto-gouvernance est au centre de l’organisation sociale réunissant toutes les parties prenantes devant coopérer dans l’usage des ressources disponibles à préserver. En ce sens, les nouveaux commoners reprennent bien la dynamique des communes médiévales et pas vraiment celle de l’administration vassale (2).

Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a aucune démocratie dans nos collectivités locales actuelles, ni de croire qu’il faut renoncer à maîtriser des pouvoirs publics locaux. A l’heure où d’immenses défis globaux impose de penser la résilience à l’échelle locale dans les domaines écologiques, financiers et sociaux puisque les états-nations apparaissent dans l’incapacité de contrer ces menaces, l’enjeu est plutôt de comprendre pour agir de manière plus adaptée. Il s’agit d’étendre la démocratie à l’ensemble des pratiques sociales pour faire face aux contraintes violentes que l’on voit déjà poindre, en matière d’alimentation, d’énergie, de moyens de transports, de fabrication ou de distribution de connaissances — ce que l’on ne saurait affronter dans le seul cadre d’une institution publique vassalisée. Nous avons besoin d’une compréhension pertinente du monde, et surtout d’idées pertinentes de l’action.

Plus encore que des listes citoyennes pour les élections municipales, nous voulons installer des assemblées citoyennes ouvertes et pérennes sur les territoires (communaux, intercommunaux, voire sur des périmètres à définir…). Pour l’instant, avec mes amis, je constate que la façon de faire travailler le groupe d’une liste candidate aux élections municipales de 2020 est dès le départ souvent très problématique. Les gens ne savent pas travailler collectivement, dès la première inquiétude les mauvais réflexes donnant la priorité à l’autorité sur la participation citoyenne émergent. Que l’on parle d’engagement citoyen ou de participation, il faut accepter autre chose, passer à l’acte, se mettre en rupture. Ce n’est pas facile, même s’il faut évoluer progressivement le basculement commence tout de suite ou jamais : pas dans le discours, mais bien dans la pratique.

L’inclusion doit être explicite

Bien voir la nécessité de définir un nouveau cadre de sécurité pour que l’ouverture soit clairement identifiée immédiatement, voilà sans doute la première des priorités quand on passe du personnel au collectif : qui est invité dans l’assemblée à droit égal d’expression ? La rupture, c’est l’égalité démocratique. Celle-ci crée une égalité de droit à l’expression qui augmente considérablement l’importance de connaître le périmètre du droit d’accès et sa nature. Spontanément les volontaires pratiquent la cooptation, mais cela produit très tôt un enfermement : qui peut être membre à part entière de l’assemblée citoyenne, qui va définir le programme, le projet ou la profession de foi de la liste citoyenne ? Les personnes cooptées, les personnes qui se reconnaissent dans des valeurs définies, partisanes, dans l’opposition au maire sortant, tous les électeurs du territoire, toute la population du territoire (même non majeure, même non-inscrite sur la liste électorale), tout le monde ? Le droit d’accès à un monde sans hiérarchie dans l’expression de la volonté ouvre à la transparence mais contraint parallèlement à une sécurisation dont la première règle est de pouvoir distinguer aisément les membres du collectif de ceux qui n’en sont pas. Être membre de la collectivité, c’est avoir un accès immédiat sans risque à la participation. Je ne suis pas en train de professer la distinction ami/ennemi (3), je souligne que l’inclusion doit être explicite dans toute assemblée où les membres ne se connaissent pas parfaitement avant de commencer.

Je constate que lorsque les gens ne se connaissent pas bien entre eux, ils hésitent à libérer leur parole, ils ne savent pas clairement si ce qu’ils voudraient dire est recevable ou non, légitime ou pas dans l’assemblée. Dès que l’on dépasse le petit nombre, la cooptation n’est plus l’amie de la coopération. Je constate aussi que l’initiateur du rassemblement cherche souvent à rassurer non pas par l’inclusion explicite mais par l’autorité et souvent en faisant appel à un ou plusieurs experts. Il y a un monde entre les bonnes intentions et les bonnes pratiques…

L’expert et le chef ou pas chef ?

Entrer dans un monde de l’égalité participative suscite deux craintes : la peur du vide, et la peur du… vide! La première de ces peurs, c’est de ne pas être suffisamment convaincant et surtout de ne pas se sentir en capacité de répondre à tout. L’organisateur de la rencontre semble persuadé, avant même de réunir la première assemblée que cela va être catastrophique si ni lui ni personne de son entourage ne vont être en capacité de répondre aux questions posées. En général, cet homme ou cette femme rumine même de dangereuses questions auxquelles il ou elle n’a pas de réponse ! L’expert est alors une solution, il (eh oui, plus souvent « il » que « elle ») connaît bien le sujet à aborder, il sait exposer son sujet, il est généralement intarissable et il sait répondre aux questions, et même sans être jamais désagréable avec l’organisateur qui l’a invité…

Alors quand vient le terme de l’exposé, les gens qui avaient des questions en ont déjà beaucoup moins, ils découvrent des complexités qu’ils n’avaient pas imaginées et ils comprennent assez vite qu’ils ne maîtrisent pas le sujet, ou en tous cas que l’expert(e) le maîtrise beaucoup mieux qu’eux-mêmes. L’expert confirme, en tout cas, l’effet pratique que chacun d’entre nous connaît depuis son premier jour d’école : il n’y a pas d’égalité participative face à quelqu’un qui sait. Du côté de l’organisateur, tout va bien, il n’y a pas de vide même si c’est dur de faire démarrer la première question. Comme me l’a confié un jour une vice-présidente de région : « sans expert, la discussion tourne vite à vide ». Sur cette première peur, je n’ai qu’une réponse : le questionnement partagé est l’aliment fondamental de la pratique démocratique. Les expert.e.s sont très utiles quand ils sont bien cadrés par ceux qui questionnent, en revanche la réponse est peu productive d’apprentissage avant la question, et même souvent contre-productive.

La seconde peur du vide touche plus intimement l’initiateur de la rencontre ou l’organisateur en général, c’est la peur d’être contraint à se positionner dans son rôle, de devoir se justifier de ce qu’il entreprend, voire d’être obligé de décider publiquement. On pense par exemple que l’initiateur de la réunion est le leader, le candidat potentiel et naturel à la tête de liste mais il ne veut pas le dire, en tous cas il n’ose pas. Les problèmes fondamentaux qui se posent dès le début doivent être résolus très tôt, sinon ils ne le seront probablement jamais. Ayant la bonne intention de ne pas être un autocrate, il ne saurait revendiquer la fonction de leader avant d’être adoubé formellement par son équipe.

L’initiateur est dans un entre-deux inconfortable : dans l’égalité citoyenne, mais sous la pression de supporters qui veulent le promouvoir et qu’il se montre en leader. Alors, chef ou pas chef ? A cela, je propose une réponse précise : jamais de chef, toujours un leader et toujours une instance d’arbitrage qui implique peu le leader. Le leader est grand facilitateur de la co-construction collective, c’est celui qui porte la vision collective sans la déterminer, il doit être inclusif et proche de tous les membres de l’assemblée locale, voire de toute la population. Plus le leader réussit dans son rôle, mieux la co-construction fonctionne, moins l’assemblée et l’organisation dans son ensemble auront besoin d’arbitrages. L’instance collective des arbitrages récolte les échecs de la co-construction, elle n’est qu’un filet de sécurité pour dénouer les conflits qui ne se résolvent pas par le consentement, sa mission de négociation intervient quand le débat collectif ouvert est bloqué, elle doit être discrète et apaisante. Confier la gestion des contradictions, et donc les responsabilités d’arbitrage, aux supporters est une bonne idée quand c’est possible.

Expérimenter d’autres usages collectifs

Je n’ai voulu évoquer ici que le début d’une démarche démocratique, mais pour montrer comment cette logique d’horizontalité peut se déployer beaucoup plus loin et réussir par une pratique de la modestie et de l’attention portée à chacun très contraire à nos habitudes autoritaristes que ne savons pas décoder tant elles nous imprègnent, je vais citer Daniel Cueff, maire de Langouët (commune de 600 habitants de la région de Rennes), à propos de la cantine municipale 100 % bio :

l’action gagne à ne pas être précédée d’une justification rhétorique qui a souvent comme conséquence d’éloigner de l’action concrète tout simplement parce que prendre une position intellectuelle (cantines 100 % bio) avant d’engager l’action est difficile surtout quand on ne sait pas vraiment « ce que cela va donner »

Ce point est essentiel. Très souvent, la règle veut que les réunions citoyennes soient introduites par des formations de sensibilisation. Dans la pratique technocratique, cela se désigne par « l’acculturation du public ». De fait, une distance s’instaure d’emblée entre les sachants qui viennent de la mairie et les citoyens réputés ne rien savoir.

Ce rapport dominant/dominé ne peut évidemment pas fonder les bases d’une démarche coopérative qui au contraire considère les citoyens comme dotés de compétences sociales nécessaires pour réussir un objectif partagé.

Nous n’aurions probablement pas abouti notre cantine 100 % bio si nous étions passés par une sensibilisation préalable à l’action. Le risque aurait été de signifier symboliquement aux parents : « la commune ne veut pas empoisonner vos enfants et vous que faites-vous chez vous ? ». Nous aurions pris le risque d’une remise en cause de la vie des gens et de leurs pratiques sociales, remise en cause potentiellement génératrice d’une violence symbolique (Pierre Bourdieu) qui aurait eu pour effet légitime le refus du projet communal (4)

Il est très important de comprendre que les assemblées citoyennes ont davantage besoin de bonnes pratiques que de bonnes intentions. Nous sommes très nombreux à avoir de mauvais réflexes, conditionnés par une culture autoritaire et non démocratique, il faut expérimenter d’autres usages collectifs, l’expérience est le seul vrai savoir. Heureusement que nous sommes très nombreux à avoir de bonnes intentions, ne les renions pas, mais attention au rouleau compresseur de la machine institutionnelle, spécialiste de la neutralité et du droit vertical, qui ne nous a appris à disserter qu’en écartant tout pronom personnel et qui ne fait jamais passer du “je” au “nous”. Il n’y a pas de démocratie sans démultiplication des implications personnelles dans le collectif. Un autre maire, Jo Spiegel, développeur de pratiques démocratiques hors du commun avec les élus, les agents territoriaux et la population de Kingersheim (13 000 habitants dans le Haut-Rhin), a instauré cette petite règle simple dans les débats de co-construction : « ici, on dit “je”, jamais “on” ».

(1) Alain Supiot, Les figures de l’allégeance, sur France Culture.

(2) Ces observations sur le dévoiement de sens du mot « commune » doit beaucoup au livre de F Dupuis-Déry, « Démocratie — histoire politique d’un mot ». Le rythme historique et les enjeux sont très différents, mais il n’est pas très difficile de percevoir les mêmes mécanismes d’influence politique sur le vocabulaire. Rappelons que le Directoire et l’Empire sont la grande période de la glorification de la propriété privée, de la liquidation des biens communaux et de la mise en œuvre du cadastre.

(3) La théorie fondée sur la distinction de l’ami et de l’ennemi est développée par le juriste Carl Schmitt, auteur souvent considéré comme inspirateur des nazis.

(4) Daniel Cueff, des communes & des citoyens #Engagezvous , pp 65–66

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