Comment l’économie numérique réinvente la concurrence
Les entreprises du web fonctionnent avec une logique économique nouvelle, celle des monopoles spontanés contestables.
L a multiplication des positions dominantes spontanées et leur caractère contestable créent une nouvelle donne économique. La volonté de conquérir une position dominante et l’instabilité de la base d’utilisateurs retardent la monétisation de business models qui reposent sur les fonds levés et non les revenus générés. Les valorisations explosent malgré la fragilité réglementaire des modèles économiques.
Une économie de monopoles spontanés contestables
Les deux premières vagues de l’économie numériques ont accouché d’une armée de positions dominantes. Le marché s’organise spontanément autour d’un acteur principal car les rendements sont croissants (plus la plateforme est grande, plus elle est efficace) et le coût du changement est nul pour l’utilisateur. Rapidement, le meilleur gagne et domine son marché. Ce fut le cas des pages SkyBlog, du réseau social Myspace, des adresses Lycos et de la messagerie instantanée MSN. Puis SkyBlog a été détrôné par WordPress, Myspace par Facebook, Lycos par Google et MSN par WhatsApp.
Comme évoqué dans le cas Google, les marchés sont contestables par une jeune pousse ou un monopole voisin.
WhatsApp, la start-up fondée en 2009, a mis moins de cinq ans à conquérir la messagerie instantanée. L’application concentre aujourd’hui 600 millions d’utilisateurs mensuels.
Apple, qui domine l’achat de musique avec iTunes, conteste la position dominante de Spotify et Deezer dans le streaming musical depuis juin 2015. En décembre dernier, son nouveau service Apple Music revendiquait déjà 10 millions d’utilisateurs payants dans le monde soit plus que Deezer (6,3 millions).
La fuite des utilisateurs comme des producteurs : le danger de l’instabilité
Une plateforme qui domine un marché risque en permanence de voir fuir aussi bien ses utilisateurs que ses producteurs (de contenus ou de services). Côté producteurs, la fuite vers un concurrent est possible si le coût d’inscription sur une nouvelle plateforme est réduit. Poster sa photo sur Instagram en plus de Facebook coûte peu. S’inscrire sur Chauffeur-Privé ou Marcel Cab en sus d’Uber nécessite pour les conducteurs un entretien avec l’équipe, mais cela reste abordable. Utiliser Hotel.com en plus de Booking demande en revanche pour l’hôtelier de renseigner en permanence la disponibilité des chambres sur deux plateformes, ce qui peut être dissuasif.
La menace d’une inscription parallèle des producteurs chez un concurrent (même très petit) limite la hausse des commissions de la plateforme.
Les business models étant facilement répliquables, des commissions trop élevées entraînent rapidement la naissance d’un concurrent et la fuite des producteurs.
Côté utilisateurs, la fuite peut être déclenchée par une mutation des pratiques. Le visionnage des clips sur YouTube concurrence ainsi l’écoute de morceaux en streaming. Les modes générationnelles inquiètent les géants du numérique. En 2014, les adolescents américains auraient ainsi fui Facebook : alors que 76 % l’utilisaient régulièrement à l’automne 2014, ils n’étaient plus que 45 % au printemps 2015 (d’après une enquête de la banque Piper Jaffray). Les pratiques sont aussi modifiées par les mutations technologiques : WhatsApp est fille du smartphone et Instagram, de leur qualité photographique. Enfin, des tarifs trop élevés peuvent entraîner la fuite des utilisateurs. La menace existe pour les plateformes qui fixent les prix (et non seulement leur commission), comme iTunes ou Uber. La baisse de 20 % des tarifs parisiens d’Uber à l’automne 2015 pourrait découler de cette crainte.
Valorisation et stratégies d’entreprises : un nouveau monde fragile
La constitution récurrente de monopoles contestables structure le fonctionnement de l’économie numérique. La priorité stratégique est de conquérir une position dominante grâce à une large base d’utilisateurs. La monétisation précoce de l’activité crée un risque de fuite. Amazon ou Uber continuent ainsi d’investir plus qu’ils ne gagnent. Les levées de fonds permettent de conquérir le plus de marchés nationaux possibles avant de générer des revenus. Premier arrivé, premier servi : la holding Rocket Internet réplique ainsi les business models de Groupon et de BlaBlaCar dans tous les pays où ces entreprises ne sont pas encore installées.
Une fois la position dominante acquise sur un marché, les entreprises disposent de deux stratégies économiques : en premier lieu, conserver leur indépendance et monétiser plus avant leur activité, avec des commissions, des offres payantes ou du placement de publicité ; en second lieu, se vendre à un géant du numérique qui achète une base d’utilisateurs (pour la monétiser lui-même) et supprime une concurrence. WhatsApp s’est vendu 22 milliards de dollars à Facebook, soit 40 dollars par utilisateur mensuel. Peu de temps auparavant, le concurrent Viber avait été racheté par Rakuten pour 3 dollars par utilisateur. Facebook n’a pas simplement racheté une base d’utilisateurs mais a surtout supprimé une menace : le succès de WhatsApp menaçait l’usage des Inbox (la messagerie de Facebook) et donc des données que l’entreprise pouvait monétiser par la suite.
La disponibilité de capitaux (liés aux faibles taux des banques centrales et à la moindre rentabilité des placements sur les marchés émergents) crée un afflux vers l’économie numérique. L’inflation des valorisations permet de retarder la phase de monétisation et de vivre sur les fonds levés.
Le nombre d’entreprises numériques valorisées à plus de 1 milliard de dollars (les « licornes ») a explosé : 124 en 2015 (pour 468 milliards de dollars) contre 4 en 2009 (pour 13 milliards de dollars).
Ces valorisations concernent les entreprises des deux premières vagues numériques, dont les business models reposent notamment sur la propriété des données, le travail indépendant ou l’activité des particuliers. Leur rentabilité future dépend grandement des évolutions réglementaires.
Cet article est extrait de la note “La concurrence au défit du numérique” de Charles-Antoine SCHWERER, économiste chez Asterès, pour la Fondation pour l’innovation politique. Retrouvez la note dans son intégralité ici.