La blockchain prospérera dans le terreau de la crise de confiance

Le modèle de confiance distribuée que propose la blockchain est notre futur probable et souhaitable. Par Yves Caseau et Serge Soudoplatoff

Fondapol
6 min readJun 9, 2016

You can find the english version of this article here: “The blockchain will thrive in the context of a crisis of confidence

Nous sommes à l’aube d’une véritable Renaissance. D’un côté, la science et la technologie font d’énormes progrès. Nous découvrons des exoplanètes, nous explorons l’infiniment petit et construisons des ordinateurs quantiques, tout comme à la Renaissance on inventait le parachute, la cale sèche ou bien la perspective en peinture. Nous connaissons maintenant notre place dans l’univers, que nous réussissons à cartographier avec plus de précision, tout comme à la Renaissance nous explorions le monde qui n’avait plus de limites. L’Internet aujourd’hui fait écho à l’imprimerie de la Renaissance. Nous avons les outils pour comprendre le cerveau plus finement, permettant ainsi aux neurosciences de faire des grands progrès, et nous séquençons le génome avec un coût divisé par 30 millions permettant ainsi un meilleur diagnostic de maladies, tout comme, à la Renaissance, André Vésale révolutionnait la médecine en mettant en cause les textes romains anciens et en découpant les corps avec une méthodologie moderne, remplaçant trois personnes par une seule.

Mais, tout comme à la Renaissance aussi, l’ordre ancien s’arc-boute sur ses privilèges, refuse de muter et tue l’innovation en la diabolisant afin de garder le pouvoir à tout prix.

Nous sommes également à présent dans une phase de régression qui, alimentée par la peur, engendre une phase de répression.

Tout ceci pose le problème fondamental de la confiance. Il ne peut y avoir de transformation s’il n’y a pas de confiance. Le levier de la peur, utilisé justement par ceux qui ont le pouvoir et refusent les mutations, est incompatible avec la confiance. À qui fait-on confiance en 2016 ? Pas vraiment à Google, pas trop à Facebook, à qui on confie de moins en moins de secrets, ni à Apple. On ne fait plus trop confiance aux marques, et on ne fait plus confiance aux États non plus. Même en France, pourtant l’un des pays où la confiance dans l’État est relativement élevée, celle-ci se dégrade. La confiance aujourd’hui se maintient dans deux milieux : la famille et la communauté. Si demain une guerre éclatait en France, il n’est pas sûr que les jeunes soldats défendraient la patrie, mais ils défendraient sans doute leur famille et leurs copains.

La confiance est un équilibre instable

Le système d’évaluations réciproques de Airbnb.

Lorsque deux personnes se font confiance, il suffit que l’une d’entre elles doute pour que l’autre doute également, et que les deux se retrouvent dans la méfiance réciproque, sentiment, lui, d’un équilibre beaucoup plus stable. Pour maintenir la confiance, il faut donc de l’énergie, et pour faciliter cette énergie, il faut de l’information. Une des grandes ruptures de modèle se situe actuellement au niveau de la provenance de cette énergie :

  • La France s’appuie sur un modèle où l’énergie est externalisée : c’est le juge, le professeur, le manager, les parents, etc., qui sont en charge d’impulser cette énergie.
  • Dans le modèle anglo-saxon, l’énergie vient des deux parties, ou de la communauté quand il y a plusieurs personnes.

Lorsque eBay est né, il n’était pas le seul site de vente aux enchères, mais il a inventé ce concept de connotation entre les acheteurs et les vendeurs, concept que l’on retrouve maintenant dans tous les sites communautaires comme Airbnb, BlaBlaCar, etc.

Ce que eBay a compris, c’est que la confiance devait émerger de la communauté, et non pas de tierces personnes extérieures à la communauté, en l’occurrence des experts dans le cas de la vente aux enchères.

On peut discuter sans fin de la validité du modèle de confiance communautaire versus le modèle de confiance externalisée. En revanche, dans un monde où la quantité d’interactions explose, il est sûr que le modèle de la confiance externalisée ne peut pas faire face à tout et s’essouffle. La tentation est alors grande pour le régulateur, le tiers de confiance, de réclamer encore plus de moyens afin de faire face à cet accroissement du nombre de transactions ; malheureusement, cette méthode se heurte à la loi des rendements décroissants : à partir d’un certain seuil, plus on augmente les moyens, plus le système devient dysfonctionnel. Le modèle de la confiance dans la communauté, lui, est bien plus « scalable » et permet de faire face à la montée en charge du nombre d’interactions. C’est ce qui fait principalement sa puissance.

Ce que propose la blockchain est un modèle encore plus puissant que le modèle de la confiance communautaire, c’est un modèle où la confiance transactionnelle est fiable, auditable par tous et distribuée grâce à un mécanisme d’obtention d’un consensus décentralisé.

Blockchain : le registre distribué. (FT)

L’héritage d’Internet

D’une manière générale, la construction de l’Internet est le fruit d’une logique en rupture. Là où les opérateurs de téléphonie construisaient et maintenaient un réseau centralisé, Internet a montré la faisabilité et, surtout, la « scalabilité » d’un réseau totalement décentralisé, sans organisme gestionnaire, donc sans propriétaire. Dans sa construction même, on retrouve les mêmes fondamentaux : il n’y a jamais eu de « chef de projet » Internet pour la simple raison qu’il n’y a jamais eu de projet Internet. Internet a été construit par « un ensemble flou auto-organisé de personnes qui s’intéressaient à la construction de l’Internet » (IETF).

Là où le monde ancien ne se pensait qu’en mode « diffusion », et surtout diffusion de masse, l’Internet a montré que tout le monde pouvait être créateur et diffuseur de contenus — et c’est d’ailleurs une erreur que d’appliquer le modèle de la télévision à Internet. Là où le monde ancien raisonne en logique de « fournisseur vers client », Internet a montré la faisabilité de modèles d’échanges entre pairs à grande échelle.

Tout ceci ne pouvait que s’appliquer un jour au modèle transactionnel : là où le monde ancien pense qu’il faut obligatoirement un tiers de confiance, là où l’Internet 2.0 passe encore par des organismes proposant des plateformes de mise en relations, le modèle de la blockchain montre qu’on peut s’en passer et créer un pur modèle pair à pair (peer-to-peer ou P2P). En ce sens, la blockchain est la version transactionnelle des réseaux de pair à pair comme BitTorrent, qui correspondait, rappelons-le, aux fondamentaux de l’Internet à partir de 1968, bien avant l’invention du Web (1991). Ce modèle en pur P2P est différent par cette approche du modèle du fournisseur de contenu (Web 1.0) et de la plateforme de mise en relation (Web 2.0).

Lutter contre la blockchain est absurde

Lorsque l’influence de la blockchain deviendra préoccupante pour les institutions en place, la tentation sera grande pour les responsables actuels de la casser, en l’interdisant, ou bien en en limitant les effets. Internet est né dans les cartons en 1969 et est devenu grand public en 1991. Ce n’est que vingt-cinq ans après que la plupart des politiques essayent de tuer l’innovation qui accompagne Internet.

Mais essayer de limiter Internet, c’est comme vouloir arrêter la pluie. La décentralisation du réseau, le fait que l’intelligence est aux extrémités et pas à l’intérieur du réseau, le désir de beaucoup de citoyens d’un autre modèle où ils sont bien plus engagés, et surtout la croissante complexité du monde, qui se caractérise par un nombre d’interactions de plus en plus élevé, feront forcément la bascule vers les modèles à confiance distribuée.

Toute intervention humaine dans une transaction signifie ralentissement, donc plus faible capacité de traitement globale, donc mauvaise qualité de service. La grande force de la blockchain est d’accélérer les transactions tout en préservant la confiance collective, et ce à moindre coût.

Grâce à l’invention des technologies de l’Internet, le monde des télécommunications a vécu le passage d’un modèle centralisé avec des tiers de confiance (les opérateurs) qui justifiaient leur rôle avec la promesse de la « qualité totale », à un modèle décentralisé où tout le monde se connecte au réseau internet n’importe où et sans effort, et profite d’une offre de services universelle à très bas coût. Grâce à l’invention de la blockchain, il est fort probable que le monde de la transaction, pas seulement financière, va vivre le même bouleversement, avec la même douleur pour les opérateurs.

Cet article est extrait de la note “La blockchain, ou la confiance distribuée” de Yves Caseau, Membre de l’Académie des technologies, et Serge Soudoplatoff, expert de l’Internet et cofondateur de Sooyoos et Scanderia, pour la Fondation pour l’innovation politique. Retrouvez la note dans son intégralité ici.

Les grandes lignes de la note d’Yves Caseau et Serge Soudoplatoff

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