Vie affective et sexuelle des personnes vivant avec le VIH : indétectables mais pas invisibles !

Gabriel Girard
8 min readOct 19, 2022

--

Ce billet reprend les grandes lignes de la synthèse que j’ai proposée aux participant.e.s du colloque d’Actions traitements, le 13 octobre dernier. Le titre “indétectables mais pas invisibles” m’a été inspiré par Fred Lebreton et surtout Florence Thune.

Retour (subjectif) sur une journée riche de débats

Avant toute chose, je tiens à remercier l’équipe d’Actions traitements pour l’organisation de ce colloque passionnant ! Difficile de résumer une journée aussi dense et riche en présentations et en prises de parole diverses… Ce d’autant plus que je n’ai pas pu assister à toutes les présentations de l’après-midi, les ateliers se déroulant en parallèle. Ce retour sur le vif est donc nécessairement partiel et subjectif, mais aussi très “situé” : je suis un homme cis, gay, séronégatif et chercheur en sciences sociales.

Cette journée témoigne du rôle incontournable de l’action de première ligne, qu’elle soit associative, clinique ou directement issue des pratiques des premiers concernés. Cette mobilisation de terrain a été (et demeure) durement mise à l’épreuve dans la période récente par la crise Covid-19, et il me semble important de souligner que ses différents acteurs-rices ont sur faire preuve de créativité dans ce contexte, en gardant le cap de l’empowerment individuel et collectif. En témoignent la multiplication des interventions en ligne, mais aussi le maintien d’ateliers de partage d’expérience, la création de stages d’autodéfense… La journée a aussi mis en exergue qu’il reste des espaces à créer, par exemple autour des violences sexuelles et du MeToo gay — sujet d’une intervention passionnante — ou du “vieillir avec” le VIH.

Il apparait clair que passer de l’expérience individuelle à l’expertise collective demeure encore et toujours un enjeu politique. Surtout dans un contexte où le système de santé est fragilisée par la succession des réformes néolibérales, et où des associations comme le Planning Familial font face aux déferlantes de l’ordre moral.

Alors que certains parlent de “fin de l’abondance”, il faut rappeler que ce programme ne saurait s’appliquer aux acteurs de terrain en promotion de la santé. D’abord parce que d’abondance, il n’y en a jamais eu dans ce domaine ; mais aussi et surtout parce que la société payerait très cher tout désengagement en matière de prévention et de santé communautaire.

Trois balises pour la réflexion

En reprenant mes notes, trois balises/points de repères semblent faire consensus dans les discussions.

1. Indétectabilité, PrEP, fin du sida…

On a beaucoup discuté des deux premiers, moins de la “fin du sida”. Il en ressort que ces avancées biomédicales et sociales majeures ne doivent pas s’accompagner d’une mise sous silence des vécus et des paroles des personnes vivant avec le VIH. “Indétectables mais pas invisibles”, pour paraphraser Florence Thune : ce slogan résume bien l’état d’esprit collectif. Cette vigilance est indissociable d’un travail sur la mémoire collective de cette épidémie, ce qui façonne nos “vies hantées”, pour reprendre les mots de Didier Eribon : vies hantées par le souvenir des mort-e-s du sida, amant-e-s, ami-e-s, proches disparu-e-s. On a, sans doute plus que jamais, besoin d’histoire (la discipline) et d’historien-ne-s à nos côtés. Mais vies “hantées” aussi par la place que le VIH occupe comme problématique de santé et moteur d’engagement dans les communautés minorisées.

2. Les changements et les invariants dans l’expérience des PVVIH

Les présentations de la matinée ont permis de dresser un portrait passionnant des évolutions profondes dans le champ de la vie avec le VIH en France. Je n’y reviendrai pas dans le détail, elles seront sans doute à réécouter ou à lire prochainement. La journée a aussi mis l’accent, comme un revers de la médaille des avancées, sur deux invariants très préoccupants. Le premier concerne le poids de la culpabilité et la peur de transmettre le virus, qui continue à structurer très fortement l’imaginaire et les pratiques de beaucoup de personnes vivant avec le VIH, malgré l’indétectabilité. Le second relève de la sérophobie sous toutes ses formes : vécues, anticipée, intériorisée, sous forme d’insulte, de renoncement aux soins… Une discrimination qui se surajoute malheureusement à d’autres, dans bien des cas (racisme, sexisme, LGBTphobies, jugement moral sur la sexualité…).

S’attaquer à ces invariants, qui touchent à des dimensions subjectives et interindividuelles de la vie avec le VIH, devraient être au cœur d’un programme d’action et de recherche (et pourquoi pas de recherche-action ?) ambitieux dans les années à venir.

3. Les limites d’un gouvernement par les crises ?

Il s’agit là d’une réflexion transversale au colloque : la santé des minorités semblent être scandée par une succession de crises, comme si les premières années du sida avaient formaté nos manières de penser les besoins de santé et les réponses à y apporter. C’est particulièrement le cas pour les gays : on a rappelé durant la journée de la crise du bareback (années 1990/2000), de la crise du chemsex (années 2010/2020), de la crise Covid ou, plus récemment, de la crise de la variole du singe…

Ce “gouvernement” par les crises à des aspects positifs, qu’illustrent la réactivité communautaire ou les réseaux de solidarité et d’entraide, comme on l’a vu autour du Monkeypox. Mais cette approche porte ses propres limites et en particulier l’incapacité à organiser un accompagnement global et durable de la santé des minorités, mais aussi le fléchage des ressources vers les moments aigus des crises, aux détriment des enjeux plus structurels autour par exemple de la prise en charge de la santé mentale.

Cinq chantiers collectifs

Des discussions du colloque découlent cinq enjeux, qui peuvent constituer des chantiers collectifs — sans prétention à l’exhaustivité.

Le risque et la définition du risque

En la matière, il est important de se méfier des évidences et de se (re)poser la question : de quoi se protège-t-on ? La réponse (ou les réponses) illustre bien la dimension “kaléidoscopique” de la perception des risques :

  • Dans le champ de la sexualité : risques infectieux, bien sûr, risques liés aux produits psychoactifs, risques de violence, etc.
  • Dans les relations intimes, affectives ou sexuelles : faire confiance est toujours une prise de risque, risque de rejet par les autres, lié à l’image corporelle, au dévoilement de son statut sérologique, etc.
  • Dans la société : risque pour l’emploi, risque de discriminations plurielles, homophobie, transphobie, racisme, sérophobie, criminalisation du travail du sexe…

Ces différentes dimensions percutent les conceptions étroites du risque infectieux qui irriguent encore trop souvent les programmes de santé publique et plus largement la société. Il est indispensable se défaire d’un principe de précaution intangible et abstrait pour s’intéresser aux stratégies de réduction des risques mises en œuvre par les premiers concernés.

Conscientiser nos cultures de prévention

Les pratiques de réduction du risque associées au chemsex ont été plusieurs fois discutées lors du colloque (avec notamment une intervention éclairante de Sandrine Detandt de l’Observatoire du sida et des sexualités), mais on a aussi discuté des enjeux de la séroadaptation (l’ajustement des pratiques sexuelles en fonction du statut sérologique connu ou présupposé). Il ressort de la journée que ces éléments liés à la culture de prévention restent encore trop souvent impensés et ne font pas l’objet d’échanges de savoir-faire dans nos communautés. La chape de plomb du risque zéro continue par ailleurs à peser sur les capacités des acteurs de prévention à ouvrir des espaces de partage sur les risques et les limites que chacun-e se fixe.

Dans ce domaine, le dialogue avec les militantes féministes serait fructueux car elles ont développé des outils et des pratiques de conscientisation des enjeux sexuels et intimes.

La place de la parole et des mots

C’est une question clé qui anime nos débats autour de la vie avec le VIH, comme en témoigne l’importance des prises de parole à la première personne de Fred Colby ou d’Andrea Mestre.

La communauté sida a à sa disposition un champ lexical riche et diversifié : “séropo”, “indétectable”, “prévention combinée”, “séro-interrogatif”, “sérochoix”, “sérofierté”, “sérophobie”, “sérosolidarité”, “séroconcerné” (et la liste n’est pas exhaustive !). Ces termes ouvrent et délimitent positivement l’espace du pensable et du dicible autour de la vie avec le VIH. Mais aussi, malheureusement parfois de l’indicible tant on reste dans un langage d’experts… Or, dire, partager, se dire, restent des chantiers politique et stratégiques majeurs pour la visibilité des expériences des personnes séropositives dans leur diversité.

Le temps est sans doute venu pour de nouveaux “États généraux des personnes vivant avec le VIH” (les derniers datant de 2004 !) pour aborder collectivement toutes ces questions et proposer un agenda pour la décennie à venir.

La place des émotions

Elle est centrale dans le vécu des personnes concernées par le VIH : colère, espoir/désespoir, deuil, honte, fierté, appartenance… Mais les catégories de recherche peinent encore à en rendre compte, alors que cela constitue le “carburant” du militantisme. A ce titre les travaux de recherche qualitative permettent d’explorer plus finement cette part subjective de l’expérience.

Les relations affectives et la solitude

Enfin, et c’était la thématique du colloque, il a beaucoup été question des relations sociales… mais aussi de son corolaire pour certain-e-s : la solitude et l’isolement. Ces deux dernières années, les confinements et les vagues épidémiques ont pu renforcer ou aggraver des situations douloureuses.

Il me semble qu’on peine encore, dans les recherches sur le sujet, à analyser le rôle de l’amitié et des réseaux de soutien dans la santé globale, ainsi qu’à documenter les effets de leur absence. De plus, les questionnaires échouent souvent à rendre compte de la diversité des configurations affectives : il n’y a par exemple pas toujours un-e seul-e “partenaire stable” !

Bref, il reste du travail, en lien entre chercheur-e-s, associations et clinicien-ne-s, pour développer une recherche plus compréhensive des réalités complexes vécues par les PVVIH et leur entourage.

Une note d’espoir !

En conclusion de cette synthèse, je voudrais souligner à quel point la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec le VIH n’est pas une réalité monolithique, et le colloque l’a bien démontré.

  • Cela souligne la nécessité de prendre en compte les différences d’expérience, qu’elles découlent de la couleur de peau, de l’orientation sexuelle, du genre, de la classe sociale : on a besoin d’une grille de lecture intersectionnelle.
  • Cela rappelle aussi l’importance de diversifier l’offre de santé et d’accompagnement, et donc les portes d’entrée vers la prise en charge, en travaillant sur les impensés des professionnels de santé et des intervenants (hétéronormativité, racisme structurel, etc.).
  • Cela implique de développer des projets de recherche pluridisciplinaire et participatif pour mieux analyser ces différentes dimensions.

Pour terminer sur quelques notes d’espoir (il en faut !) : la lutte contre le sida, la journée l’a prouvée, reste un formidable laboratoire d’expérimentation et de transformation sociale ! La solidarité et l’entraide qu’on a pu observer autour de l’épidémie de variole du singe en découle presque directement et logiquement.

Enfin, au niveau d’un laboratoire de recherche comme le mien (SESSTIM), émerge une nouvelle génération de chercheur-e-s engagé-e-s, concerné-e-s et prêt-e-s à essayer de bousculer les codes et à (tenter de) changer le monde avec vous.

«Indétectables mais pas invisibles» : le slogan résume bien l’état d’esprit de ce colloque prometteur !

--

--

Gabriel Girard

Sociologue @Inserm | VIH, santé publique, sexualité, enjeux LGBT, Québec, France et ailleurs