Les grands MYTHES FONDATEURS

« Tout est mythe, nous vivons dans l’inexprimable, dans une éternelle mythologie qui nous met sur le chemin de l’éveil », écrit Jean-Pierre Bayard(1). Le mythe est fondateur, parce qu’il est le rêve d’une histoire qu’il re-fonde : s’il choisit un évènement dans le passé, c’est pour le sens qu’il lui donne dans le présent ; et c’est parce que cet évènement qui l’origine dans le passé est unique que le mythe est à la fois original et originaire.La franc-maçonnerie a puisé sa moisson dans le terreau des traditions culturelles et cultuelles des différents peuples qu’elle a rencontrés. Elle en a tiré une belle récolte. C’est à la découvrir que cet article vous invite.

Un Homme Libre ∴
21 min readSep 19, 2016

De Pierre Pelle le Croisa

(1) BAYARD (J.-P.), Préface à « La Pré-Histoire des francs-maçons. Les mythes fondateurs » de Pierre Pelle Le Croisa (éd. du Cosmogone, Lyon, 2007).

JANUS — Le gardien du seuil

Janus

Le premier roi du Latium fut Janus, le dieu du Janicule : « Or ce Janus, ayant donné l’hospitalité à Saturne, amené en Italie par une flotte, apprit de lui l’agriculture, et put ainsi améliorer la nourriture, primitive, sauvage et grossière avant que l’on connût les fruits de la terre ; Janus l’en récompensa en l’associant à son pouvoir. […] »

En Saturne, Janus a d’abord trouvé son double ; ensuite, lui-même se dédouble. Qualifié de « Janus bifrons », il est bicéphale (avec une tête d’homme jeune d’un coté et une tête d’homme âgé de l’autre). Son nom est issu du latin « janua », la « porte », le « passage ».

Il est donc le gardien du seuil, le dieu des portes pour l’espace : l’ouvreur des voies (des commencements et des fins), celui qui autorise et ferme les passages (du monde des hommes et du monde des dieux, des initiations aux petits et aux grands Mystères).

En loge, le couvreur remplit cette fonction (il tuile à l’extérieur, il garde la porte du temple à l’intérieur). Janus est aussi le dieu des portes du temps : il possède les clés qui ouvrent et ferment les journées, les mois et les années. Il se prolonge dans les deux Jean, le Baptiste et l’Évangéliste, gardiens des portes solsticiales ou des paradis terrestre et céleste.

La Saint-Jean d’hiver et la Saint-Jean d’été sont des moments importants de la vie maçonnique.

L’Orateur explique à l’occasion de la « cérémonie de la Saint-Jean d’été » :

« En cela, nous perpétuons les traditions des corporations de métiers romaines, qui avaient en charge le culte de Janus, le dieu aux deux visages : l’un regardant le passé, l’autre l’avenir ; sa puissance étant signifiée par l’absence de visage du présent, qui est inconnu, car en dehors des chaînes du temps. »

Le Baptiste annonce un temps nouveau, celui du Christ. Quant à l’Évangéliste, il appelle la fin des temps : « Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin(2) ».

Dans le même esprit, l’ouverture et la fermeture de la Bible au « Prologue de Jean », préludent à l’ouverture et à la fermeture des tenues en loge. Le double visage de Janus symbolise la dualité du monde : les ténèbres et la lumière, le visible et l’invisible, l’Orient et l’Occident, le passé et le futur, l’être et l’autre, le masculin et le féminin, la raison et l’intuition, le conscient et l’inconscient, le profane et le sacré, la vie et la mort, etc.

Mais dans la dualité de la double face, entre le passé et l’avenir où se situe le présent ? Visage invisible entre les formes visibles de Janus, il est à l’intersection des deux têtes, des deux temps.

Il faut réunir ce qui est séparé, marcher entre les carreaux noir et les carreaux blancs du pavé mosaïque, disent les rituels maçonniques. Pourquoi l’homme devrait-il toujours faire un choix entre une proposition et sa réfutation, entre le positif et le négatif, entre les ténèbres et la lumière, etc. ?

Pourquoi ne construirait-il pas le temple de sa vie avec les pierres noires et blanches de son existence, en les cimentant avec le liant rouge de l’amour ?

En franc-maçonnerie, l’emblème de l’aigle bicéphale, en ouvrant sur les hauts grades du Rite Écossais Ancien et Accepté, ferme les ateliers symboliques des trois premiers degrés.

Or, si cet oiseau à deux têtes, comme le Janus des Romains aux deux visages, c’est sur un seul corps qu’elles se dressent ! L’initié doit donc regarder au-delà des oppositions du monde pour donner à sa vie un sens qui l’inclut dans le monde(3)

Par le ternaire, il refonde l’unité que le binaire avait dédoublée.

(2) JEAN, « Apocalypse », XXII, 13.
(
3) PELLE LE CROISA (P.), ch. 6 : « Un message universel » in « Les Couleurs de la Franc-maçonnerie. Les Loges Symboliques. Apprenti à Maître (1er-3ème degrés) » (éd. Detrad, 2014).

THÉSÉE — La pierre cachée

Le premier roi du Latium fut Janus, le dieu du Janicule : « Or ce Janus, ayant donné l’hospitalité à Saturne, amené en Italie par

Thésée et le Minotaure par Edward Burne-Jones (1833–1898)

Mais pour refonder l’unité que le binaire avait dédoublée, il faut qu’il retrouve la lumière qui luit au fond de ses ténèbres (ou la pierre cachée à l’intérieur de sa terre).

Le chemin mythologique du franc-maçon passe donc par la terre de sa pré-histoire, par la caverne de ses origines.

Sur les parois des grottes, des peintures rupestres en forme de spirales préfigurent les labyrinthes.

Les labyrinthes égyptiens, aux premiers temps des hommes, s’inséraient aussi dans des grottes, dans des cavernes ou dans des sites aménagés. Dans le labyrinthe construit par Dédale est enfermé le Minotaure, fruit des amours coupables de Pasiphaé, la femme du roi Minos, et du taureau de Poséidon.

Thésée, conseillé par Ariane à qui il promet le mariage, entre dans le labyrinthe et tue le Minotaure. Il en ressort grâce à un fil qu’il avait attaché à l’entrée pour retrouver sa voie.

Quel sens donner au mythe ? Quand l’homme s’éprend de l’animal qui est en lui (le taureau) et se laisse conduire par ses instincts, il enfante des monstres (le Minotaure).

Pour retrouver la lumière de la conscience (la sortie), il ne faut pas seulement reprendre le fil conducteur de sa vie (le fil d’Ariane) pour éviter de se perdre dans les méandres du subconscient (le labyrinthe) et revenir à la raison (l’entrée) ; il faut aussi tuer les psychoses qui nous hantent (la bête).

La mort du monstre ne donne pas la victoire. Si l’homme ne sait pas où se diriger, il continuera d’errer dans son labyrinthe et retombera dans ses erreurs.

La vie est un long chemin parsemé d’épreuves — les initiés le savent. La bête ronge l’homme de l’intérieur. Sans cesse il doit lutter contre les forces dissolvantes qui le détruisent. Le franc-maçon prétend n’avoir peur ni des démons ni des hommes.

ICARE — Lumière et vérité

La chute d’Icare, 1819 par Merry-Joseph Blondel (1781–1853)

Mais le mythe ne s’achève pas là : Minos, qui a deviné la complicité de Dédale dans l’évasion de Thésée, le fait enfermer dans le labyrinthe avec son fils Icare. Les deux prisonniers s’échappent par les airs, en s’attachant des ailes sur le corps.

Mais Icare s’approche trop près du soleil, et ses attaches fondent. Il tombe dans la mer et se noie.

Que signifie cette symbolique ? Traditionnellement, le soleil représente la vérité. Icare est donc mort d’avoir approché de trop près sa vérité.

Pourquoi ? Parce que la vérité brille d’une lumière trop vive. Elle aveugle. Elle est un absolu. Elle appartient au monde des Idées de Platon.

Pour qu’elle éclaire, il faut la voir dans l’obscurité de la caverne ou du labyrinthe où l’homme est retenu prisonnier.

Le franc-maçon cherche aussi sa vérité. Mais il sait que s’il doit s’en approcher d’assez près pour qu’elle l’éclaire et le réchauffe, il doit s’en tenir assez éloigné pour qu’elle ne le tue pas.

La leçon à tirer du mythe d’Icare, c’est qu’il ne sert à rien de s’élever vers la lumière si l’on ne cherche pas à la faire descendre en soi pour qu’elle éclaire l’être de l’intérieur.

PROMÉTHÉE — Le juste milieu

Prométhée, 1868 par Gustave Moreau (1826–1898)

Faire venir la lumière sur les hommes, c’est le projet de Prométhée. Pour Hésiode(6), il les aurait d’abord créés avec de la terre, de l’eau et du feu.

Au départ, ils vivaient heureux au milieu des dieux.

Mais, à la suite d’un différend, Zeus les chasse de l’Olympe. Désormais, sur Terre, les hommes vont vivre une vie de misère.

Prométhée s’en désole : « ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. […] jusqu’au moment où je leur appris la science ardue des levers et couchers des astres. Puis ce fut le tour de celle du nombre, la première de toutes, que j’inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toute chose, labeur qui enfante les arts(7). »

Prométhée dérobe le feu divin pour le donner aux hommes ; des hommes qui, repoussés loin des dieux, ne connaissent plus que trois éléments : la terre sur laquelle ils sont condamnés à vivre, l’air qu’ils respirent, l’eau dont ils s’abreuvent.

Désormais, par les quatre éléments qui constituent le monde, ils peuvent re-constituer leur être de terre, d’eau, d’air et de feu pour devenir des initiés, c’est-à-dire des hommes qui ont repris possession de leur part divine.

En les libérant de la dépendance des Olympiens, le Titan leur ouvre les voies de leur propre lumière. Elle assure l’amélioration matérielle de l’humanité et le perfectionnement spirituel de l’homme.

Créateur et sauveur de l’humanité Prométhée, en transgressant les interdits fixés par les dieux, est devenu leur porte-parole. Comme lui, les hommes s’emparent de leur liberté(8), rejetant l’ombre de la prédestination et affirmant leur destin… en « fils de la lumière(9) » : soumis par la force, ils demeurent rebelles par nature (le pas de côté du Compagnon le rappel au franc-maçon).

Mais, parce qu’il a voulu éclairer les hommes, Zeus châtie Prométhée : il l’enchaîne au rocher du mont Caucase ; chaque jour, un aigle vient lui dévorer le foie, qui se régénère aussitôt.

Il ne fait pas bon apporter la lumière divine aux mortels ! Le dépassement de soi n’est pas du goût des dieux quand il prend la forme de la démesure. C’est pourquoi les rituels rappellent, par l’art de la géométrie, qu’il est nécessaire de mettre de la mesure en toutes choses et que le « juste milieu » est la voie de l’initié.

Mais l’exemple de Prométhée rappelle aussi le sens du don de soi pour l’amour des hommes, préfiguration de la passion du Christ pour les Chrétiens et du sacrifice d’Hiram pour les Maîtres maçons. Liberté pour soi, égalité entre les hommes et les dieux, et frère en humanité : Par son comportement, Prométhée incarne à lui seul ce qui deviendra plus tard la devise de la franc-maçonnerie : « Liberté, Égalité, Fraternité ».

(6) HÉSIODE, « Théogonie », v. 535–616 et « Les Travaux et les jours », v. 45–105.
(
7) ESCHYLE, « Prométhée enchaîné » (éd. Belin, 2000).
(
8) CAMUS (A.), « L’homme révolté » (éd. Gallimard, coll. « Folio essais », 1985).
(
9) Les francs-maçons se disent « fils de la lumière » ; cf. PEYREFITTE (R.), « Les fils de la lumière » (éd. Flammarion).

NARCISSE — L’être intérieur

Narcisse, 1598, par le Caravage (1571–1610)

Mais quelle forme prend la lumière des hommes ? Narcisse apporte sa réponse. Fils de la nymphe Liriopé et du fleuve Céphise, lorsqu’il naît le devin Tirésias lui prédit qu’il « vivra très vieux à condition qu’il ne se voie jamais(10) ».

Homme d’une beauté remarquable, il a de nombreux prétendants des deux sexes, qu’il éconduit toujours.

Mais sa superbe déplaît : un jour de grande chaleur, Némésis l’incite à se désaltérer à l’eau d’une fontaine.

Il y découvre le reflet de son visage. Il en tombe amoureux ; mais il lui est impossible de toucher et d’aimer son portrait sans le faire disparaître. De langueur et de désespoir, il se laisse mourir. à sa place pousse une fleur blanche. Elle porte son nom.

Quel sens donner au mythe ? Son reflet est une apparence, un masque qui cache son être. Narcisse s’arrête sur une image qui inverse sa réalité. Son image ne réfléchit qu’un imaginaire de lui-même. Se regarder avec les yeux, c’est n’avoir qu’une vision extérieure de soi.

C’est être égotiste, nombriliste, autolâtre. Pour se connaître, il doit dépasser l’illusion de son reflet et retrouver de l’autre côté du tain, sa vérité intérieure ; car l’inclusion sur soi est une auto-réclusion, et une exclusion de l’autre.

Elle isole. Non seulement il se dupe, mais il trompe ses semblables : il ne les voit plus. Il ne peut donc pas les reconnaître ; et les seules fois où il consacre un intérêt, c’est à l’égard d’un double de lui-même : dans la version de Pausanias, il recherche, au-delà de sa propre figure, le visage adoré de sa sœur jumelle(11).

Pour lui, l’autre n’existe pas comme être en soi, mais comme être pour soi. Il le réduit à son identité, à son identique. La franc-maçonnerie prévient d’un tel danger : elle engage à dépasser l’être extérieur (le profane) pour rechercher l’être intérieur (l’initié).

Et plus encore : L’épreuve du miroir enseigne que le pire ennemi de l’homme, c’est lu-même ; mais que dans le reflet de la glace apparaît aussi le visage bienveillant d’une sœur ou d’un frère toujours prêt à le soutenir.

Le miroir, placé trop près de soi, devient convexe : il grossit ce que l’on voit de soi. La beauté du corps fait oublier celle que l’esprit perçoit dans le cœur.

(10) OVIDE, « Métamorphoses », III, 339.
(
11) PAUSANIAS, « Périégèse », IX, 31, 6–7.

OSIRIS — Rassembler ce qui est épars

Osiris

Parlons d’Osiris, maintenant. C’est un bon monarque. Mais son frère Seth est jaloux de lui. Il fait fabriquer un coffre de bois dans lequel, par jeu, au cours d’un banquet, il demande à Osiris de se coucher.

Ensuite, il le fait sceller et jeter dans le Nil.

Isis, la veuve du roi, retrouve le coffre et rapporte la dépouille de son mari, qu’elle fait cacher sous un acacia pour le faire inhumer plus tard.

Seth l’apprend : le corps est déterré, il le fait découper en quatorze morceaux, puis jeter à nouveau dans le Nil. Osiris devient alors celui qu’on nomme le « Décomposé ».

L’homme est épars pillé. Son esprit est construit. Son âme ne peut pas revenir à la vie tant qu’il reste ainsi désuni. Isis, la veuve, seule, reprend sa quête. Elle recouvre treize parties du corps d’Osiris. Aidée par Anubis, le dieu de la momification, elle réunit ses morceaux épars et le recrée.

Rassembler ce qui est épars en lui, n’est-ce pas ce que cherche à accomplir le franc-maçon ?

Mais le quatorzième fragment, le sexe, a été dévoré par un crocodile. Avec du limon et de la salive, son épouse recompose son membre. Car l’homme doit iêtre complet pour ressusciter dans son intégrité. Pourtant, ce qui le fait homme de chair a disparu ; il n’est plus qu’un homme reconstitué.

Celui qui est rassemblée n’est pas l’être matériel, sexué ; c’est l’être immatériel, asexué, émasculé, amputé dans son corps, autrement dit l’être devenu spirituel, l’homme nouveau qui s’est réveillé de la mort. Désormais on peut l’appeler le « Recomposé ».

En franc-maçonnerie Hiram, mort, est relevé dans un nouveau Maître, « plus radieux que jamais » : il poursuivra, dans les hauts grades, une démarche dite « spirituelle ».

MITHRA — Le grain de blé

Mithra

Un autre mythe de sacrifice complète le précédent : c’est celui de Mithra. Le taureau n’est plus enfermé dans la caverne du labyrinthe, comme pour le Minotaure.

Il en sort… mais dès que la bête apparaît, Mithra la monte, il l’,épuise, il la dompte et la fait à nouveau rentrer à l’intérieur, où il l’abat. Le sang de l’animal, en tombant à terre, se transforme en grains de blé.

Mais pourquoi les gouttes de sang du taureau se transforment-elles en grains de blé ?

Les mythes d’Inanna, d’Ishtar et de Perséphone, dans leur trilogie, vont chacun apporter une réponse, en s’enrichissant les uns les autres.

INANNA — Ordo ab chao

Dans l’ancienne vallée de Mésopotamie, enserrée entre le Tigre et l’Euphrate, au temps de Djemdet-Nasr, le souverain de la terre s’appelait Dumuzi.

Il était l’époux d’Inanna, la Reine du Ciel.

Un jour celle-ci décide de rendre visite à sa sœur Ereshkigal, la déesse du monde souterrain.

Mais avant de partir, elle prend ses précautions : au cas où elle ne reviendrait pas dans les trois jours, elle recommande à son vizir d’accomplir les rites de deuil et de demander aux dieux d’intervenir en sa faveur afin qu’elle ne soit pas mise à mort dans le monde de l’au-delà.

Hélas ! Le tribunal des enfers la condamne au bûcher.

Les trois jours écoulés, le vizir fait appel à Enki, le dieu de la sagesse. Il accepte d’aider Inanna, qui recouvre la vie sous l’effet de ses pratiques magiques.

Cependant, les lois de l’au-delà sont sans appel : la Reine du Ciel, pour revenir à la vie, doit laisser une autre vie en contrepartie de la sienne.

Déçue par l’attitude insensible que lui a manifestée son époux, elle l’abandonne aux démons qui l’emportent dans le monde souterrain.

Que conclure ?

Si Inanna est le ciel — qu’on associe, sur le plan humain, à l’esprit — et si Enki est la sagesse, l’équilibre en l’homme impose l’ordonnance de l’esprit à la sagesse ; de même, si Dumuzi est le maître de la terre — qu’on assimile, chez l’homme, au corps — , il semble évident qu’il se condamne à la mort s’il se retrouve projeté dans le monde souterrain, c’est-à-dire dans l’enfer des sens.

Le grand univers qu’est le monde et le petit univers qu’est l’homme sont ainsi ordonnés. Le ciel est au-dessus de la terre, et la terre est avec le monde souterrain.

L’univers est redevenu harmonieux, il est un « cosmos ». « Ordo ab Chao », « l’Ordre dans le Chaos », répète à l’envi l’adage du Rite Écossais Ancien et Accepté.

ISHTAR — Le dépouillement des métaux

Ishtar

Chez les Sémites, le dieu de la sagesse Éa, la Reine du Ciel est Ishtar et le maître de la terre est Tammuz.

Quelle est la différence ? La déesse du monde souterrain Ereshkigal emprisonne Tammuz dans les enfers.

Aussitôt, la désolation et la mort recouvrent la terre, qui devient stérile. Parée de ses atours, Ishtar part à la recherche de son époux.

Elle franchit les sept portes, mais doit à chacune se dépouiller de ses parements — comme l’impétrant se dépouille de ses métaux avant de subir la mort initiatique.

En effet, comment pourrait-on renaître au monde spirituel si l’on ne se débarrassait pas d’abord des bijoux qui nous rattachent au monde de la matière ? Ereshkigal séquestre Ishtar.

Les hommes, abandonnés par leur souverains protecteurs, s’éteignent et menacent de disparaître. Le vizir intercède auprès d’Éa, le dieu de la sagesse, pour qu’ils leur portent secours.

Mais Éa ne peut violer les lois de la vie et de la mort qu’il a lui-même imposée à sa création. Il façonne donc un être — un eunuque — , qu’il envoie dansl ‘autre monde (il est eunuque pour la même raison qu’Osiris reconstitué l’est aussi : la mort démembre le corps).

Par ses sortilèges l’eunuque ramène Ishtar à la lumière du jour. Mais Tammuz, le souverain maître de la terre, est toujours prisonnier des enfers.

Si, par Ishtar, la végétation a retrouvé le soleil, par son mari elle continue à rester endormie dans la terre. Le « rituel de la Saint-Jean d’été » l’officialise sans ambiguïté : « L’homme, microcosme, de même structure que l’univers, macrocosme, a un devenir semblable au rythme des saisons : il naît, grandit, vieillit et meurt… mais mourir, n’est-ce pas renaître à une autre forme de vie ? »

Le message de la franc-maçonnerie est tout entier contenu dans ce mythe : une visite à l’intérieur de la terre, le dépouillement des métaux, la mort puis la résurrection, enfin la restitution des métaux avec le retour à la vie.

PERSÉPHONE — Le cabinet de réflexion

En Grèce Ishtar, Tammuz et Ereshkigal ont été remplacés par Déméter, déesse de la fécondité et de la végétation, sa fille Coré (qu’elle a eue avec Zeus) et le dieu des enfers, Hadès.

Chez les Latins, Déméter s’appelle Cérès ; Perséphone, Proserpine ; et Hadès, Pluton.

Un jour Hadès voit Coré et l’emporte dans le royaume des morts. Hélas ! La jeune femme, en acceptant de son ravisseur des pépins de grenade, a rompu le jeûne qu’elle aurait dû observer chez les morts : à présent, elle fait partie du peuple des enfers. Elle en est la reine auprès d’Hadès.

Désormais, elle s’appellera Perséphone.

Consumée du regret de sa fille, Déméter néglige la terre. Zeus comprend que le monde est en péril.

Persléphone est donc autorisée à sortir du monde souterrain une fois par an, sous forme d’épi.

Ainsi, chaque printemps elle jaillit du sol avec la végétation nouvelle et au début de l’hiver elle retourne à la terre.

Au second degré de l’initiation d’Éleusis, l’«epopteïa », « les torches étant éteintes, un rideau se levait et l’hiérophante apparaissait avec un coffret. En l’ouvrant, il sortait un épi de blé arrivé à la maturité », révèle Mircea Éliade(12).

L’enfermement dans le cabinet de réflexion correspond au monde chtonien d’Hadès — c’est le lieu symbolique de la mort à la vie profane : un morceau de pain déposé dans une coupelle rappelle les épis de blé qui l’ont produit…

En nourrissant son corps du pain de la vie, le néophyte nourrit son esprit du pain de la connaissance.

(12) ÉLIADE (M.), « Traité d’histoire des religions » (éd. Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1979).

DIONYSOS — La renaissance

« Dionysos est, avec la divine Déméter, le plus puissant des dieux que les hommes puissent invoquer sur terre », allègue le devin Tirésias.

Iacchos — qui deviendra Bacchus chez les Latins — accompagne Perséphone dans les mystères d’Éleusis ; car, selon la légende, il fut élevé auprès d’elle.

Mais quelle est son histoire ? Zeus, voyageant sur terre, tombe amoureux éperdu de la Thébaine Sémélé.

Mal conseillée par sa rivale Héra (la femme de Zeus), la princesse demande à voir le souverain des cieux, maître de la foudre et des éclairs, dans tout l’éclat de sa gloire.

Mais les rais de sa lumière embrasent le palais, et les flammes consument la mortelle. Il lui arrive ce qui était arrivé au fils de Dédale avant elle : elle brûle comme les ailes de cire d’Icare.

Or Sémélé est enceinte. Pour que le fruit de leurs amours ne périssent pas, le dieu des dieux lui enlève son enfant avant qu’elle meure et le fait enfermer dans sa cuisse par Hermès, pour le protéger de la colère d’Héra.

C’est pourquoi on l’appelle le « deux fois né » : né du corps de la femme, puis né du corps du dieu.

De même, les francs-maçons naissent une seconde fois… mais c’est par l’initiation.

Dionysos voyage et enseigne aux hommes le secret du vin et les instruit aux mystères de son culte. Au Rite Français, le Premier Surveillant rappelle « qu’aux temps passés et aujourd’hui encore dans les rites de nombreux peuples, le nouvel initié et l’initiateur boivent leurs sangs mêlés. Mais depuis l’antiquité, le sang a pour symbole le vin ».

Il invite ainsi l’impétrant et le Vénérable Maître à en boire à la même coupe, en mémoire du sacrifice de sang qu’autrefois les postulants subissaient.

Pour finir, comme Osiris, Dionysos-Zagreus — qui a pris la forme d’un taureau — est démembré par les Titans, avant d’être dévoré.

Les gouttes de son sang répandues sur le sol se métamorphosent en grenades. La déesse Rhéa, la Terre Mère, rassemble les membres épars de son petit-fils et lui redonne la vie. Mais Héra le retrouve et le rend fou.

Cybèle, gardienne des connaissances le délivre de sa folie et l’initie à ses Mystères.

Au cours de ses pérégrinations, il rencontre Ariane, que Thésée avait abandonnée sur l’île de Naxos, et il l’épouse ; ensemble, ils ont de nombreux enfants. Enfin, il descend aux Enfers pour libérer sa mère de la mort. Il donne à Hadès une branche de myrte (dont sont couronnés les initiés de son culte) en échange du retour de Sémélé qu’il emmène avec lui dans l’Olympe.

Dans le même esprit le Maître Secret, qui a franchi le seul de la mort avec Hiram, est couronné de laurier et d’olivier.

ORPHÉE — Mourir aux préjugés du vulgaire

à droite : Orphée avec sa Lyre

Orphée introduit le mythe du démembrement du corps de Dionysos dans ses Mystères(13).

« Amour Rophæ » est « celui qui guérit par la lumière » — il intéresse donc l’initié au premier chef.

Orphée est l’âme de l’homme. Il rencontre Eurydice, « la lumière divine ».

Ils s’aiment et convolent. Une vipère mord le pied de l’épousée ; elle décède.

Que signifie le mythe ? Le serpent, c’est traditionnellement l’agent de la tentation. Les ténèbres règnent sur un monde vide où la parole, c’est-à-dire le sens de la vie, est perdue. Et pour corroborer, l’« instruction de l’Apprenti » expose : « Tant que l’illusion et les préjugés nous aveuglent, l’obscurité règne en nous et nous rend insensibles à la splendeur du vrai. »

Orphée décide d’aller chercher celle qui, par-delà la mort, donne sens à sa vie. Il pénètre dans ses enfers, avec la ferme volonté de retrouver son âme.

La formule « VITRIOL » invite le franc-maçon à visiter l’intérieur de sa terre, à descendre dans ses propres enfers, au plus profond de lui. Pluton est ému. Il accorde à l’amour ce qu’Orphée sollicite.

Eurydice ressuscite parce qu’Orphée la recherche. Mais le dieu des enfers y met une condition : c’est qu’en revenant vers le monde des vivants, l’amant ne se retourne pas sur l’aimée que la mort a emportée.

Hélas ! Alors qu’ils atteignent la lumière du jour, Orphée tourne la tête vers l’intérieur de la caverne pour voir si Eurydice le suit. S’il manifeste le moindre regret à l’égard de ses passions, l’homme y revient et s’y perd. C’est la seconde mort d’Eurydice. Elle est pétrifiée.

L’ « instruction de l’Apprenti » déclare « qu’en se montrant trop impatient, on risque de faire avorter ce qui est en voie de préparation ».

Orphée croise les ménades. En proie à une folie meurtrière, elles le tuent et déchiquettent son corps. L’homme, repris par son imagination, retourne à ses mauvais penchants : il est écartelé par ses désirs et ses passions. C’est pourquoi l’instruction maçonnique précise que « le bandeau qui recouvre les yeux du profane est le symbole de son aveuglement. Dominé par ses passions, il est plongé dans l’ignorance et la superstition ».

Les muses retrouvent Orphée et rassemblent ses membres épars pour lui donner une sépulture au pied du mont Olympe, et une nouvelle vie : par le mythe.

Car il est une seconde vie : celle de l’esprit. Le rituel dit qu’il faut « mourir aux préjugés du vulgaire » pour « renaître à la vie nouvelle que confère l’initiation ».

Comme pour Osiris, les sacrifices de Dionysos-Zagreus et d’Orphée font songer à celui d’Hiram, et la reconstitution de leur corps aux cinq points parfaits de la maîtrise que permettent au mort de se redresser.

(13) DIODORE DE SICILE, « Bibliothèque historique », t. V, 75, 4.

JÉSUS-CHRIST — Le sacrifice de soi

Les sacrifices d’Osiris, de Dionysos, d’Orphée et d’Atys, ainsi que le blé d’Inanna, d’Ishtar, de Perséphone et le vin de Zagreus préludent à la parole et à la passion du Christ, par les mystères de la cène et de la crucifixion qu’ils annoncent.

Car si Perséphone retrouve vie dans le pain que l’on cuit et Dionysos dans le vin qui fermente, le Christ, lui, par l’eucharistie, la consubstantifie.

Le partage ou la communion par le pain et le vin fait partie de la plupart des traditions (dont la tradition maçonnique).

Dans ce rite, par les gestes, les mots et les signes se perpétue un même message : celui du mythe fondamental et éternel de la palingénésie, c’est-à-dire du sacrifice de soi par le meurtre rituel et de la résurrection par la naissance à la vie de l’esprit.

« Le blé, symbole de la fécondité, initie aux mystères de la vie » ; quant aux « raisins, grâce à l’action de la lumière, ils sont porteurs de l’espérance d’une lente transformation intérieure », instruit le Second Surveillant… une lumière qui, prise aux dieux avec Prométhée, s’est intériorisée avec Orphée, pour revenir à Dieu avec le Christ.

HIRAM — Le Maître

Emmanuel Rebold écrit fort judicieusement : « il fautbien peu posséder l’histoire ancien pour ne pas voir dans Hiram, le Maître des Maçons, l’Osiris des Égyptiens et le Mithra des Perses, le Bacchus des Grecs, l’Atys des Phrygiens dont ces peuples célébraient la passion, la mort et la résurrection comme les chrétiens célèbrent aujourd’hui celle de Jésus-Christ(4) ».

Dans sa lignée, Alain Pozarnik affirme : « Si nous ne savons pas précisément quand ces sciences initiatiques ont vu le jour, nous en trouvons des traces probables dans les sépultures néandertaliennes et des traces indiscutables à Babylone avec le mythe de Gilgamesh, en Perse avec le mythe de Mithra, en Égypte ancienne avec le mythe d’Isis et d’Osiris, en Grèce antique avec le mythe de Déméter et de Perséphone, à Rome avec Bacchus, au Moyen-âge occidental avec les Maçons Francs constructeurs(5). »

(4) REBOLD (E.), « Histoire générale de la Franc-maçonnerie » (éd. A. Franck, 1851).
(5) POZARNICK (A.), citation tirée d’un numéro de « Points de Vue Initiatiques », revue de la « Grande Loge de France ».

SOURCE DE L’ARTICLE :

FRANC-MAÇONNERIE MAGAZINE / HORS-SÉRIE N°2

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Un Homme Libre ∴

Un Être Humain, mais Être avant tout, en recherche de soi, d'amélioration, qui a soif de connaissance, afin de Devenir celui qu'il est censé « Être ».