La puissance en art, démontrée par Michel-Ange

Inès Rd
16 min readJul 26, 2021
Michelangelo Buonarroti, Moïse (église St-Pierre-aux-liens, Rome)

« Le ciel t’a arraché à notre misère. Aie pitié de moi, qui vis comme un mort.

Tu es mort à la mort, et tu es devenu divin. Tu n’as plus à craindre le changement d’être et de désir ; à peine puis-je sans envie écrire cela.

Le Destin et le Temps, qui nous apportent parfois la joie fragile et le malheur sûr, n’osent passer votre seuil. Aucun nuage n’obscurcit votre lumière ; la suite des heures ne vous entraine pas, la nécessité et le hasard n’ont plus d’action sur vous. La nuit n’éteint pas votre splendeur ; le jour, aussi splendide qu’il soit, ne l’augmente pas.

Hélas ! hélas !… quand je tourne mes regards vers le passé, je ne trouve aucun moment qui vraiment m’ait appartenu. Les fausses espérances, le désir inutile, m’ont tenu pleurant, aimant, brûlant et soupirant (car pas une misère n’est inconnue de moi), loin de la vérité. »

Michelangelo Buonarroti

Ce poème de Michel-Ange Buonarroti nous convoque dans les entrailles de ses états d’âme à l’heure où son père décède. L’ultime figure d’autorité de l’artiste s’en est allé, ce poème est composé afin d’exhaler sa douleur. Douleur est un moindre mot pour décrire ce que le sculpteur florentin a été, sa vie entière durant : esclave de son génie. Une vie entièrement con-sacrée à son art. Artiste qui concevait toujours ses œuvres dans la fièvre et l’exaltation, et qui, jamais ne les réalisait conformes à son rêve. Souffrance suffocante de ne pouvoir atteindre son idéal.

Par ailleurs, sa renommée et le prestige de son nom étaient tels qu’il dût accepter des princes et des riches — outre les tâches imposées — de rogner parfois sa subjectivité jusqu’à entacher son désir d’idéal et d’absolu, sensation de rogner sa propre chair. Si bien que pour obtenir un travail de lui, tous les moyens étaient mis en œuvre, même la menace. En maintes circonstances, il a dit l’amertume de son cœur, les désillusions de son esprit et sa recherche vaine de l’indépendance.

Maurice Merleau-Ponty s’étonnait « que souvent un bon peintre fasse aussi de bons dessins ou de bonnes sculptures [car] ni les moyens d’expression, ni les gestes n’étant comparables. »[1] Michel-Ange était avant tout un sculpteur. Il ne peut pourtant être réduit à cette seule pratique en considération de ses œuvres picturales et poétiques : la voûte de la Sixtine pour ne citer qu’elle, la multitude de dessins à la sanguine, et ses poèmes. Artiste hybride, son talent ne se noie pas dans plusieurs disciplines, il semble au contraire se potentialiser. Un talent kaléidoscopique qui ne s’affaiblit pas par dispersion, il n’en est que plus puissant. C’est peut-être là l’incarnation de l’hypothèse de Merleau-Ponty, « c’est la preuve qu’il y a un système d’équivalences, un Logos des lignes, des lumières, des couleurs, des reliefs, des masses, une présentation sans concept de l’Être universel »[2].

Telle une pieuvre déployant ses tentacules fortes de précision, le maestro traverse les siècles en continuant d’éclairer notre époque de son génie. Encore aujourd’hui, ses œuvres offrent à notre regard tout un univers déployé qui tantôt murmure, tantôt hurle un langage de corps et non de mots où peau, muscles et tendons sont autant de formes hiéroglyphiques propres au langage intérieur du sculpteur florentin. Si ce langage-là pique notre envie d’y déchiffrer une symbolique, d’y déceler un sens, sa puissance, elle, nous bouleverse.

Maître quels que soient ses outils, du pinceau au burin en passant par la sanguine et le crayon, il n’en est pas moins obstiné et happé par un idéal esthétique fort qui laisse en héritage les traces indélébiles d’une certaine puissance. Puissance qu’il est parvenu à maîtriser par inclination ou par raison ? La pratique de son art aura été pour Michel-Ange source inévitable de ses souffrances autant qu’émanation de l’immensité de son talent, par sa volonté de dominer. Se dominer soi d’abord : « Tout travaille à se surpasser sans cesse »[3]. Ses œuvres en témoignent, son langage exprime cette force intérieure morale, intellectuelle et sensible de l’homme chétif que fût Michel-Ange, force aussi intense que celle qui se reflète dans le visage de son Moïse. Une force vitale d’affirmation, de création, de différenciation, qui fait du plaisir et de la douleur comme des faits cardinaux »[4]

La « Tragédie du tombeau »

Son projet, dont témoignent Vasari et Condivi, de tailler directement dans le marbre des carrières de Carrare un géant tourné vers la mer, nous apprend autant sur la forme et la force de l’imagination du maestro que les proportions considérables, le caractère titanesque de ses figures pour le tombeau de Jules II. Cette commande du Vatican défiait directement les constructions pharaoniques. Le projet initial ne prévoyait pas moins de quarante statues, toutes grandeur nature, entourant le tombeau (aux proportions fixées à 7 mètres de large, 11 mètres de profondeur et 8 mètres de hauteur). Un tel monument n’avait été édifié en mémoire d’un homme depuis l’époque égyptienne. Cette volonté du pape de l’époque de faire reposer sa dépouille au sein d’une telle construction pose d’ores-et-déjà les fondations d’un désir de grandeur rarement atteint. Or, qui mieux que Michel-Ange pouvait répondre à la démesure du pontife ? Dans sa quête éperdue du colossal, nourri par la haine du médiocre et par un orgueil jugé impitoyable par ses contemporains, lui seul possédait la carrure physique et la résonnance psychique nécessaires pour une œuvre de telle ampleur.

Ce chantier pharaonique prend peu à peu un goût néanmoins amer pour l’artiste florentin. La « tragédie du tombeau » comme il a pour habitude de désigner la commande du pontife — nous rappelle son ami Vasari — semble tout à la fois le désespérer et le stimuler : le vider de son pouvoir et lui en procurer par ailleurs. « Le sentiment, tour à tour tonique et navrant, d’être un homme hors du commun ; un continuel passage de l’exaltation à l’abattement : l’horreur de la mort et la conscience exacerbée de la vie ; le désarroi, aussi, devant les réalisations imparfaites et limitées, si éloignées de l’idéal artistique ou spirituel » précise Yves Hersant dans son ouvrage consacré au maestro, Le Marteau de Michel-Ange. Autant de symptômes témoignant d’une gran passione dont souffrait celui-ci : « La mia allegrezz’ è la maninconia » lit-on dans les Tercet du poète-sculpteur. Il ne s’agit pas là d’un vague à l’âme mais bien d’une puissance paradoxale à l’œuvre en lui.

Avec le recul que nous octroie le privilège du temps, nous pourrions ainsi faire l’hypothèse que l’œuvre de Michel-Ange, avec toutes les contraintes qu’elle a subies, se trouve finalement protégée d’un hubris déraisonnable appliqué à la mémoire d’un seul homme, tout en y cédant pour convenir d’une telle création. Dépouillée au fil du temps et des aléas qu’elle traverse, cette œuvre terminée se prémunit d’une forme d’arrogance — un trait de caractère que partageaient Jules II et Buonarroti — dont relevait le projet initial. L’œuvre accomplie nous paraît ainsi presque minimaliste, assurément humble, ce qui rend l’œuvre à une certaine mesure — toute relative –, comme vertu du défunt ayant révisé son désir de grandeur dans la lumière de l’esprit et des événements divins. Au regard de ce que devait être le tombeau de Jules II, ce qui est semble alors lissé, fondu en un décor figé comme un temps enseveli par le marbre, en comparaison au Moïse né de la main du maestro. L’œuvre achevée remplit sa mission, elle a su donner forme au repos éternel du pontife. Dans l’altération de son projet, elle tend moins à la luxure qu’aux valeurs spirituelles auxquelles elle aspire.

Bien qu’apparaisse une certaine nuance dans l’épure, le tombeau actuel porte néanmoins les vestiges du projet initial et donne à voir « la force inquiétante de l’hubris », tout en évitant l’opulence initiale d’excès et de débordement qu’évoque Bernard Salignon. Seule demeure la volonté de démesure sans en voir ni sentir les effets. L’œuvre recomposée apparaît comme un événement dissonant qui produit, à l’image de l’hubris « une défiguration et une déflagration du sens, l’œuvre œuvre à cette irruption-instant du moment, elle n’est pas appropriée ni à elle-même ni aux entours, elle devient comme un moment sans limites qui annule toute signification et par là devient rencontre de l’espace et du temps dans leur condition préalable d’émergence et de déploiement. »[5]

L’œuvre qui nous intéresse provoque la finitude, elle matérialise l’espace-temps du deuil, celui de l’envergure : d’un homme autant que d’un chantier artistique, tous deux retournés à l’état de poussière. « Prendre corps est notre lot commun, le perdre est aussi notre destin. Tout cela ne va pas sans dire, et le dire est irrévocable dans notre propre conscience du corps. Mais le corps persiste (un temps) quand le dire de la parole se retire : reste un corps mort »[6] ou seulement la mémoire du corps.

Le tombeau de Jules II témoigne-t-il d’un inachèvement, voire d’un accomplissement manqué ? Pas si l’on considère cette œuvre de manière plus holistique. L’inachèvement de l’œuvre est propre à toute activité spirituelle, ainsi il n’est pas une déception car visons-nous toujours un achèvement dont on serait frustré ? Nous ne nous destinons pas plus à une totalité dont on constaterait ensuite l’impossible atteinte. L’inachèvement est le fait que la totalité de la sculpture se joue dans une œuvre. Or, une œuvre en elle-même n’est jamais achevée car elle annonce toutes les autres. En témoigne ce « tombeau tragique » a initié un projet d’envergure supérieure, l’hubris appelant l’hubris, comme moteur de création : l’embellissement de la Sixtine fut commandée à Buonarroti peu de temps après la commande du tombeau, comme écrin pour celui-ci. Il nous rappelle néanmoins la puissance des événements face à celle de la volonté humaine, où le vestige de puissance spirituelle réside seul dans l’élément central : le Moïse.

La figure de la terribilità

Aussi, l’intensité du visage de Moïse traduit-elle la tension autour de l’élaboration laborieuse de cette œuvre qui aura duré 40 ans. Le Moïse que nous connaissons a été sculpté pour le second projet du tombeau de Jules II qui ne prévoyait plus que deux étages au lieu des trois initialement prévus. Il devait en occuper le niveau le plus élevé. Il devait ainsi s’ériger en juge lors du Jugement Dernier, et a donc été conçu pour être vu d’en bas, non pas tel qu’il est exposé aujourd’hui, à hauteur de l’œil humain. De haut en bas, de bas en haut, notre figure de proue du tableau de marbre a-t-elle subi un déclassement ou se fait-elle l’incarnation du divin dans la matière ? Ce visage saillant de la puissance signifie-t-il une foi malmenée, perdue ou bien une foi concrétisée, vécue totalement ? Il a pour le moins, rejoint le commun des mortels.

Il donne à la statue de Moïse une représentation de la « terribilità », trait commun qu’ont les personnalités de l’artiste, du pape et de Moïse lui-même. Dans cette scène centrale, mise en espace et en mouvement sous la main de Michel-Ange, on découvre un Moïse redescendu sur Terre, faisant l’amer constat du veau d’or : « il tremblait d’indignation, après avoir maîtrisé l’explosion de sa colère » (selon Tolnay). Unique partie du tout élaborée par Michel-Ange, le Moïse se détache subtilement du reste du tombeau. Il règne en maître sur ce qui l’entoure et semble dissuader quiconque de pénétrer dans ce royaume. Prenant appui sur sa jambe droite platement ancrée dans le sol, la jambe gauche semble prête à se lever au moindre danger. Il se présente comme gardien des tables de la Loi autant que gardien du sommeil de Jules II. Son corps entier, bien que reposant sur un siège, apparaît comme en tension, aux aguets, prêt à se dresser dans la verticalité vertigineuse de ses proportions. Celui qui s’y aventurerait se trouverait bien petit face à cette figure d’autorité, autorité qu’il porte dans son regard et s’exprime à travers des traits ambivalents. « Moïse […] va désormais rester assis ainsi, en proie à une fureur domptée, à une douleur mêlée de mépris »[7], toute la terribilitá que Michel-Ange laisse transparaitre dans l’iris du géant.

Ainsi saisi dans un corps hyperbolique, le Moïse représente un univers à lui tout seul et porte les symboles qui en composent la matière, « non en un lieu biblique mais garante de mouvoir un espace symbolique »[8]. La barbe ruisselante qui, de sa forme délimitée, suit des courbes fluviales suggère l’élément eau. Les cheveux dans un mouvement anarchique s’étirant vers le ciel nous rappellent les flammes vives du feu et le lourd drapé lestant de tout son poids vers le sol représente la terre. Moïse porte ainsi en lui les germes de la création, l’incarnation de ses attributs — très humains — dans la pierre, en atteste. Dans la Bible, les Tables de la Loi lui étaient confiées pour mettre fin à la cupidité et l’idolâtrie de son peuple. Erigé en figure du Surmoi qui interdit et commande, il juge et impose ses injonctions, il condamne et punit les excès d’un peuple ayant perdu le sens de la valeur et de la mesure. Le Ça, la part monstrueuse en chaque être humain ne peut être maîtrisée que par le Surmoi : seule instance qui puisse protéger le psychisme des dangers des pulsions du Ça, elle veille à la conservation de la fonction morale.

De cet affrontement permanent entre les deux acteurs de la psyché, émerge le Moi. Enfant de la lutte entre la pulsion et la Loi, entre le primitif et le civilisé. Ce qu’a voulu saisir dans le marbre Michel-Ange, sous les traits du Moïse est à l’image des puissances paradoxales que lui-même éprouvait en son intériorité. Sculpter un bloc d’une telle envergure relève d’un combat corps à corps entre l’artiste et son Moïse, combat entre pulsion vissée à la mazza et respect des règles imposées. Or, pour Michel-Ange, la sculpture digne de ce nom est celle qu’on pratique per via di levare (par la taille) où le sculpteur se heurte à la résistance de la pierre et doit faire appel à son « jugement » puisqu’il ne peut corriger ses erreurs. Un mauvais coup ne peut être effacé ni même rattrapé in extremis ; il devra être intégré dans l’œuvre, pleinement accepté comme faisant partie de celle-ci. Entaille opérée sur le champ commun du Ça et du Surmoi, l’artiste laisse ainsi advenir dans la Forme, sa part d’être la plus intime. Son Moi émerge de la faille, de la pierre fendue par le coup de ciseau. Il ne s’adresse plus qu’à la puissance du langage, la défiant par là-même.

Freud en témoigne de sa propre expérience, lui qui resta debout face à la statue, tous les jours, trois semaines durant. Ce qu’il retiendra de son observation profonde tient en ce que nous voyons de cette œuvre est le reste d’un mouvement qui a déjà eu lieu et non pas le prélude à une action violente.

Le registre allégorique comme arme d’expression

Le logos mythique et ses images activent la connaissance, le savoir grâce à l’étonnement, l’émerveillement et la stupeur qu’elles soulèvent. Cette stupeur se trouve en retour soulevée par la beauté et la puissance des images mythologiques. L’œuvre, dans sa corporalité, porterait alors le caractère cognitif de l’image qu’elle convoque chez celui qui la regarde. Les dimensions picturale et intelligible s’enchevêtrent comme deux vases communicants. De ces deux dimensions qui émanent de l’œuvre de Michel-Ange, lui-même semble vivre dans un entre-deux : entre les Anciens et les Modernes, entre passé et présent, entre immobilité et errance, entre immensité et petitesse. Plus encore, c’est entre vie et mort que cet artiste saturnien se situe. Martelé par sa mélancolie, il évolue dans un monde vide lui semble-t-il, où Dieu et autrui ont déserté, le propulsant à travers son propre exil du monde dans une vision systémique (en témoigne l’œuvre de la Sixtine) et infiniment fine de ce même monde qu’il contemple. Sa seule issue est l’expression de l’endroit où il se trouve, cet ici indicible, espace où le verbe créateur se dissout dès qu’il se risque à s’exprimer. Ne pouvant être propulsé vers l’extérieur, il s’imprime un peu plus dans chaque cellule de l’artiste.

En témoigne le Moïse, statue sans mots dont émane une expression abyssale. Dire à l’endroit même où il n’y a pas de mots pour décrire l’écartèlement de son être, est-ce là la puissance à laquelle se risque Michel-Ange ? Incarne-t-il finalement cet acte de se risquer lui-même à travers l’artiste qu’il est, à travers l’œuvre à venir ? Prenant appui sur son langage artistique, il en déploie la force et la parole non prononcée, désormais exprimée. Merleau-Ponty en convient : « la science picturale ne parle pas par mots, mais par des œuvres qui existent dans le visible à la manière des choses naturelles, qui pourtant se communiquent par elle à toutes les générations de l’univers »[9]. Or, parler n’amène-t-il pas le sujet à se dévoiler par fragmentation en une partie, un présent, de son être intime désirant[10] ?

Michel-Ange, imprégné qu’il était de la conception médiévale, livre une vision de l’homme (qu’il a fait sienne) comme un microcosme de l’univers. Sa vision prend forme sous nos yeux non en lieu purement biblique, mais garante de préserver un espace symbolique, à l’instar des Grecs païens qui rapportaient les eikones à la poiesis humaine à partir d’une vision métaphysique. L’eikon y était en somme, une manière de connaître l’intelligible, invisible et néanmoins premier par ordre d’importance, des choses sensibles et visibles répétées par l’image. Comme le souligne Daniele Guastini s’essayant à figurer les invisibles : « une manière de contempler la chose sensible en recomposant en figure ses traits les plus beaux, la perfection de son genre, du genre auquel elle appartient, et d’en rendre alors tout à fait évidente une forme qui serait autrement, dans l’expérience directe et ordinaire des choses, moins visible »[11] ou moins audible. La mazza est le porte-voix de Michel-Ange, la subbia en est la langue frappant le palais comme elle frappe la pierre : autant d’outils comme armes expressives d’une parole sans mots, d’une parole au-delà des mots.

Animé par la puissance de son corps désirant à animer le corps de marbre en puissance du Moïse, l’artiste déploie et étale son rapport intime au monde : de la création et du sacré. Ce paysage intime qu’il fait parler à travers ses œuvres, autant de peintures, dessins et sculpture qu’il met en mots pour esquisser les contours de son rapport au sacré, graver dans l’éternité les corps des mortels voués à se transformer et à disparaître totalement. Loin de représenter seulement les corps, il les anime. Sa pulsion de sculpter les corps animés et désirants est à l’image de son amour pour la beauté et de sa fascination pour l’anatomie humaine — notamment masculine. S’il n’est pas complaisant avec le commun des mortels, il n’en retient pas moins l’aspect plaisant de certaines courbes. C’est ainsi à insuffler la vie dans les corps que tendrait obstinément son art héroïque et convulsif. « Ces corps hyperboliques dénotent l’ajustement au corps langagier de toute expérience esthétique. L’accès au corps pour le sujet humain se donne du côté de la forme et celle-ci vient comme une projection d’une surface corporelle »[12].

Les passions titanesques du maestro sont en puissance l’outil lui permettant de dégrossir la pierre, fendre et fractionner la matière. Les fragments de pierre sont alors découpés, taillés et entaillées par la lame fine et tranchante de son intellect. C’est enfin dans son rapport au sacré que l’artiste affine la forme et en lisse les contours de surface. Le polis brillant du marbre est atteint par la très fine poudre abrasive semée tout le long de sa quête éperdue d’idéal et de liberté comme autant de cailloux qui pavent le périple de la création — au cas où il perdrait son chemin — laissant une empreinte indéformable, que les siècles n’ont su recouvrir de leur poussière.

« Un esprit universellement habile capable de nous montrer l’infinitude du fini »[13]

Le sujet humain a dû d’entrée de jeu être créatif, à la fois pour survivre et pour lutter tant contre sa peur du visible que de l’invisible. Michel-Ange l’avait bien compris, l’être humain a besoin d’indications, de repères, de réponses parfois, d’où l’importance de l’art et de l’artiste comme autant de phares dans l’épaisseur insondable de l’incarnation pour donner un sens à la vie, des sens à nos existences.

Au travers des forces paradoxales, Michel-Ange se taille un chemin ; en choisissant ce qui lui est sacré, il établit le sens de son existence. Dans le même temps, il décide de ce qui vaut d’être défendu sans hésitation et ce pour quoi il se tint prêt à mourir s’il l’eut fallu. Il confessera d’ailleurs dans une lettre du 19 mai 1506 à Giuliano da Sangallo (architecte du pape à Rome) pour expliquer son absence : « Mais ceci ne fut pas la seule cause de mon départ, il y a aussi une autre affaire, que je ne veux pas écrire ici ; il suffit d’expliquer que, si j’étais resté à Rome, on aurait érigé mon tombeau avant celui du pape. »[14]

Conscient de la désapprobation, voire des menaces à l’encontre de la liberté qu’il cultive, il eut néanmoins le génie de combattre avec de puissantes armes : son talent et la figure de style. L’allégorie « michelangelesque » a ceci de particulier qu’elle le protège des jugements divers. Un langage créé pour se prémunir de ceux qui voudraient ordonner quelque modification à ses œuvres. Ce fut évidemment le cas du tombeau de Jules II : à cause du jugement censeur du patron, le maestro a du modifier la formulation païenne du monument funèbre, en faveur d’une autre interprétation plus ouvertement chrétienne. Néanmoins, le registre allégorique dans lequel il plonge lui permet de graver à la subbia et en toute liberté ses propres idées philosophies, eschatologiques et morales.

Enfin, ses œuvres traduisent une vérité : « appel et floraison de l’inattendu, indissociable de l’aventure et du risque de la liberté. […] Cette vérité, c’est la puissance de commencement, la puissance d’origine propre à toute grande œuvre d’art. »[15] Elle donne à voir, entendre, sentir en quoi l’art, comme le soumet à notre entendement Jan Patočka, demeure « intégralement […] une preuve de la liberté spirituelle de l’homme ». De statues colossales en fresques dantesques, il a su créer à hauteur de sa qualité particulière d’âme, jamais en-deçà. Dans la figure du Moïse particulièrement, il a introduit du neuf, du surhumain où la puissante masse corporelle figure, au détour de l’expression physique, « la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain : l’étouffement de sa propre passion au profit et au nom d’une mission à laquelle on s’est consacré »[16]. Exister « en valeur absolue », sans dévier de cette volonté a permis au maestro d’accroître le sens du langage de la création procuré par les choses sacrées. En tant que puissance, le langage de l’art n’est pas une sublimation sous l’angle de l’instinct de vie qui veille à toujours préserver les conditions de son épanouissement. Ce qu’il sublime est l’accès même au vivant.

« Personne ne tient l’entière saisie qu’à l’extrême de l’art et de la vie. » Michel-Ange Buonarroti

[1] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Editions Gallimard, 1964, citation p. 49 [2] Ibidem [3] Friedrich Nietzsche, Zarathoustra, II, « De la maitrise de soi » [4] Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance, Editions Wurzbach-Bianquis, I, 54 [5] Bernard Salignon, Les déclinaisons du réel, La voix L’art L’éternel retour, Editions du Cerf, Paris, 2006, p.121 [6] Bernard Salignon, Où, l’art — l’instant — le lieu, Les Éditions du Cerf, Paris, 2008, p.45 [7] Sigmund Freud, Le Moïse de Michel-Ange, Gallimard, 1988 [8] Frédérique Malaval, L’incantatio de Buonarroti ou les Saturnales de la création, p.9 [9] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Editions Gallimard, 1964, citation p.55 [10] Frédérique Malaval, L’incantatio de Buonarroti ou les Saturnales de la création, p.5 [11] Daniele Guastini, « Voir l’invisible. Le problème de l’eikon de la philosophie grecque à la théologie chrétienne », Images Re-vues, 8, 2011 [12] Frédérique Malaval, L’incantatio de Buonarroti ou les Saturnales de la création, p.17 [13] Vasari à propos de Michel-Ange [14] Mathias Énard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Editions Actes Sud, 2010, p.53 [15] Pascal Gabellone, La blessure du réel, L’Harmattan, 2011, p.12 [16] Sigmund Freud, Le Moïse de Michel-Ange, Gallimard, 1988

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