La presse tech française brûle 🔥

Julien Jay
8 min readJul 4, 2022

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Et les marques regardent ailleurs…

Il y a quelques mois, je signais ici un billet (voir Médias en ligne et concentrations: s’extraire du cycle infernal) dont j’aurai, une fois n’est pas coutume, voulu éviter la trop grande prescience. Alors que je m’apprêtais à tourner une page professionnelle, je revenais sur 15 ans de journalisme tech, 15 belles années de passion qui m’ont construites et ont participé à faire de moi ce que je suis.

Dans une précédente publication donc, je posais le constat que la presse tech est depuis quelques années déjà face à une équation insoluble, qui consiste peu ou prou à transformer le plomb en or. Ce billet suivait de peu le rachat d’Humanoid (FrAndroid, Numerama, etc) par le groupe Ebra (voir Ebra rachète le groupe de presse numérique Humanoid), il précédait la revente du vénérable 01Net à Keleops (voir Keleops rachète le site 01net.com) mais aussi la fermeture du défunt Jeuxvideo.fr, mort une deuxième fois, et les grandes difficultés de Canard PC et de son petit frère Canard PC Hardware (voir Canard PC perd des plumes). On doit évidemment beaucoup à ce dernier à tout le moins pour la connaissance hardware en général alors que NextINpact nous annonçait traverser de très grandes difficultés un vendredi après-midi. Cela fait beaucoup pour le paysage tech francophone en à peine quelques jours… et ce n’est hélas pas tout.

Je n’oublie évidemment pas le devenir d’Unify racheté à la surprise générale par Reworld Media dans un contexte pour le moins inédit. Si l’on s’attendait à ce que TF1, en pleine fusion, fasse le ménage dans ses activités, le nom qui circulait jusque là était tout autre (voir Les indiscrets du 6 juin 2022). Unify regroupe pour mémoire de prestigieuses marques Web (AuFeminin, Doctissimo, Marmiton, etc) mais aussi les marques tech que sont Les Numériques, Gamekult, Cnet France ou encore ZDnet France. A peine accueillies à Boulbi à la tour TF1 le lundi au terme d’un déménagement imposé, les équipes d’Unify subissent l’épreuve des poteaux : le Groupe TF1 signe un accord avec le groupe Reworld Media. Ce gros temps sur la presse tech française connaît plusieurs raisons et fini d’illustrer, s’agissant du cas de TF1, l’absence de synergies possibles (ou viables) entre des activités web et des activités télévisuelles. C’est en tout cas un nouveau constat d’échec.

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Les calculs ne sont pas bons

Parmi les maux qui conduisent la presse tech dans le mur il y a les nombreuses dérives publicitaires évoquées dans mon précédent billet. Celles-ci étaient impardonnables et ont rendu la monétisation difficile. Mais ce n’est pas tout. L’internaute n’est en général pas prêt à payer, pas plus hier qu’aujourd’hui, pour le contenu quand bien même il le valorise ou l’apprécie. Ici la culture historique du tout gratuit sur Internet n’est pas étrangère à cette réticence. D’autant qu’il ne faut pas oublier que quand les confrères de PC Expert écrivait en leur temps leur papier de la nouvelle GeForce, un site naissant comme Hardware.fr proposait un test plus complet, plus détaillé et disponible plus rapidement (pas d’attente mensuelle), le tout gratuitement.

A cela, il convient d’ajouter la “Michuisation” du sujet technologique. Si autrefois seuls quelques médias spécialisés étaient capables d’expliquer la nouvelle puce M2 d’Apple, ce sujet tombe dorénavant dans l’escarcelle des médias généralistes qui racontent à leur manière les avancées des GAFAM. C’est ainsi que France Info faisait l’ouverture de sa matinale il y a quelques semaines sur la keynote Apple. Et cette appropriation du sujet technique par les généralistes peut s’accompagner de complaisance, d’aucun diront connivence : voir Apple Keynote : la machine à tuer le journalisme. La récente interview de Tim Cook par Mouloud Achour est un bel exemple de journalisme serviciel pour les marques (voir Clique X Tim Cook).

Il y a aussi les tourments du management, encore et toujours. Un management qui improvise, prend des décisions court terme et peu avisées et qui s‘illustre le plus souvent en étant dans la réaction plutôt que dans la vision. On ne s’attardera pas sur la conduite du changement, l’exemple d’Unify étant probablement l’illustration de tout ce qu’il ne faut pas faire pour générer de l’adhésion (à moins bien sûr que cela ne soit voulu ?).

Une histoire de plateaux

Alors que nombre de sites tech sont maintenant matures, ils sont dans un premier temps confrontés à un plateau d’audience. C’est fâcheux car lorsque la croissance cesse, les revenus publicitaires ne progressent plus et pis si les annonceurs paient moins pour diverses raisons : les revenus sont alors décroissants alors même que les coûts sont fixes et parfois en hausse. La solution toute trouvée est généralement d’ajouter des verticales : élargir les thématiques couvertes en espérant attirer de nouvelles audiences (et de nouveaux annonceurs). C’est sur la base de ce château en Espagne que l’on voit pulluler des rubriques mobilités urbaines, déplacements doux, voitures électriques ou encore crypto sur certains médias tech. Pourtant elles ne constituent qu’un pis-aller, lequel sera remplacé par la maison connectée ou la rubrique réalité virtuelle au gré des sujets trendy ou des budgets publicitaires remportés. Dans nombre de rédactions, cet élargissement des thématiques couvertes se fait sans recrutement et donc sans expertise dédiée : un problème en 2022 où le journalisme est souvent attaqué pour son manque de crédibilité. Passons sur le fait que l’on ouvre rarement un site d’actualité tech pour lire des infos sur le dernier vélo Angell ou sur la nouvelle station de recharge Tesla.

Une fois le plateau d’audience atteint, et malgré les objectifs visant la lune et pouvant vous faire atterrir au pire dans les étoiles ✨, il y a la décroissance. Clairement un certain nombre de sites tech français sont dans une phase où ils doivent gérer leur décroissance pour diverses raisons, certaines énoncées un peu plus haut, d’autres ayant trait par exemple à des changements d’algorithme de Google au niveau du SEO.

Des situations diverses

Le cas Jeuxvideo.fr qui consistait à relancer un site d’actualités de jeux vidéo sur un marché toujours extrêmement tendu 6 ans après sa fermeture était à coup sûr un pari osé. Le fermer 12 mois plus tard en se taisant et en laissant les contributeurs sur le carreau apparaît, indépendamment des motivations, comme un manque de respect pour les équipes qui ont travaillé sur le projet mais aussi et surtout pour les lecteurs qui ont du attendre quelques semaines avant de pouvoir prendre connaissance officiellement du nouveau faire part de décès (voir JVFR : c’est (re)fini).

Côté NextINpact, cela fait maintenant plusieurs mois que l‘exode des plumes a démarré, sans remplacement, alors que la quantité de papiers est logiquement en baisse. Le SOS de ce début juillet a certes le sens du timing, mais n’oublions pas que ce genre d’appel au secours ne peut être fait qu’une seule fois (voir : Next INpact est en réel danger de mort). Il confirme également que le modèle économique de l’abonnement ne fonctionne pas : avec 7 500 abonnés NextINpact aurait en réalité besoin du double d’abonnés pour fonctionner (selon le billet publié par son fondateur). De plus cet appel au portefeuille du lecteur concurrence la campagne de financement du magazine numéro 4 et ouvre nombre de questions sur la sortie de ce dernier.

S’agissant de Canard PC, la sanction est lourde là encore : salariés remerciés, contenu des numéros abrégé et tout le monde est convié à serrer les dents dans un contexte où la hausse du prix du papier pèse sur la rentabilité. Cette triste nouvelle a du mal à cacher la trop lente transformation numérique de ce beau média malgré ses nombreuses campagnes de financement.

L’avenir d’Unify s’affiche lui pour le moins incertain. Il est assez évident que les sites non rentables risquent des arbitrages assez rapides. L’avenir de Gamekult sera bien sûr observé avec attention car là aussi le modèle par abonnement n’a pas trouvé son public alors que la thématique du jeu vidéo reste toujours aussi complexe avec un poids lourd comme Webedia qui demeure hégémonique nonobstant la qualité des papiers de GK.

Tour TF1 (plaquette investisseurs)

Véritable figure de prou d’Unify, Les Numériques, créé de toute pièce par Vincent Alzieu en 2004, est de loin le site tech le plus bankable. Sa rentabilité, sa crédibilité et son image de marque, reposent sur ses protocoles de test, sur son laboratoire et sur ses journalistes qui au fil des ans ont développé et affiné leurs méthodologies et leur savoir faire. C’est, en d’autres termes, le jouet qu’il ne faudrait surtout pas casser pour préserver l’équilibre de la future branche tech de Reworld. Mais avec ce rachat surprise, qui jette d’ailleurs le comité de direction dans la même incertitude que les salariés, il va sans dire que le facteur humain aura son rôle à jouer, les équipes ne pouvant mettre de côté leur ressenti, leurs aspirations et leurs interrogations dans cette phase de longue digestion qui s’annonce. Et des équipes qui ont la tête ailleurs ne sont pas des équipes au maximum de leur potentiel. Si les nouveaux acquéreurs se veulent pour l’heure rassurant, la méthode Reworld Media a déjà été largement documentée : voir Reworld, ou le cauchemar de l’avenir du journalisme, Reworld Media, un groupe de presse contre le journalisme ou encore tout récemment le papier de l’ami Pierre : Reworld Media veut croquer Les Numériques et Gamekult.

@LamHua sur Twitter

Le mirage COVID-19 🦠

La pandémie de COVID-19 a cultivé pour certaines thématiques sur le web, comme les recettes de cuisine ou la tech, une coûteuse illusion : celle d’une hausse des audiences en raison des confinements successifs et autres mesures de télétravail. Une hausse qui est allée de paire avec une croissance des revenus, du fait d’un plus grand recours à la vente en ligne, merci l’affiliation. Le seul souci est que cette croissance inespérée n’était pas pérenne et a masqué une réalité généralement moins joyeuse : une stagnation ou une érosion des audiences.

La responsabilité des marques

Terminons ce billet par les marques et leurs manquements. En ne soutenant pas la presse qui couvre leur actualité, en préférant systématiquement les MDF à 6 chiffres pour des opérations d’entertainment menées par des revendeurs brick & mortar, en ne jurant que par des influenceurs qui un jour chanteront leurs louanges pour dire l’exact inverse le lendemain (paie ta crédibilité), en voulant draguer les influenceurs lifestyle d’Instagram tout en biberonnant la jeunesse de TikTok elles se sont lourdement fourvoyées (et continuent). Les marques ont oublié leur rôle : celui de soutenir le cœur de leur écosystème. Le seul écosystème qui sera à même de les soutenir le jour où il faudra expliquer la pertinence d’un choix qui apparaitrait peu évident ou une erreur stratégique. Si les initiatives spontanées visant à prendre des abonnements sur tel ou tel média fleurissent en ce mois de juillet, elles auraient du fleurir il y a de longues années déjà. Qui sait les plumes qui ont fait 20 ans de tech en France seraient peut être encore derrière leurs claviers. On ne changera hélas pas le passé.

Le mot de la fin.

Alors souhaitons à l’ensemble des salariés et journalistes potentiellement impactés par ces biens tristes annonces la force de tenir bon et de se battre pour faire respecter leurs droits… quoi qu’il en coûte.

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