Des réseaux d’initiative citoyenne pour les Oubliés du Très Haut-Débit !

Jura 3i
10 min readAug 12, 2016

Épisode 2 : France Très Haut Dépit !

Le défi de raccorder 80% des foyers français à la fibre optique d’ici 2022 est au coeur du “Plan France Très Haut-Débit”. Si les intentions et les ambitions affichées sont réjouissantes, l’articulation et les modalités retenues par l’État sont inquiétantes. Les moyens financiers mobilisés et les choix technologiques effectués montrent les faiblesses du dispositif pour les zones rurales. La péréquation territoriale a été enterrée au profit d’une fracture numérique assumée. Faute de moyens propres, l’État a embarqué les collectivités locales dans ce radeau de fortune. Charge à elles de financer des choix techniques qui leur échappent et qui condamnent leurs territoires ! Aujourd’hui, Jura 3i vous ouvre les portes d’un monde fermé où initiés et décideurs dessinent le visage craquelé de la France ! Vous adorez les acronymes ? Vous allez être servis.

Les faits, effets d’annonce ?

Le Plan “France Très Haut Débit” (PFTHD), lancé par les services de l’État au printemps 2013, vise à couvrir l’intégralité du territoire à l’horizon 2022.

Il vise à desservir les habitations, les entreprises et les administrations en Très Haut-Débit (THD), c’est-à-dire à un débit de transmissions des données qui respecte deux conditions :
- être aussi rapide à l’envoi qu’à la réception de données (on parle de débits symétriques) ;
- faire circuler les données à une vitesse minimale de 30 Mbits à la seconde (entre 2 et 12 fois celle des données que nous recevons avec l’ADSL commun).

PFTHD mobilise investisseurs privés, acteurs publics locaux et articule le déploiement du THD autour de quatre types d’initiatives portées :
- par les opérateurs sur leurs fonds propres ;
- par les pouvoirs publics locaux, qui financent des “Réseaux d’Initiative Publique” (RIP) soutenus par l’État ;
- par un subventionnement, par les pouvoirs publics (État et collectivités locales) de l’amélioration des lignes ADSL dans les zones éloignées et faiblement peuplées : la “Montée en Débit” (MeD) ;
- par un subventionnement, par les pouvoirs publics locaux de l’acquisition d’équipements satellitaires, pour les zones les plus reculées : on parle de soutien à “l’Inclusion numérique”.

Investissements privés : équiper 10% des communes françaises les plus rentables pour atteindre 57% des Français en 2022.

Aujourd’hui, les opérateurs Telecom ont prévu d’investir directement dans plus de 3600 communes. Ils le feront soit individuellement, soit à plusieurs. 3500 de ces communes feront l’objet d’un conventionnement entre les opérateurs et les collectivités locales, définissant les engagements de chacune des parties, notamment pour ce qui concerne le volet “fibre optique”. L’objectif de PFTHD est de couvrir ainsi, en 2022, 57% des foyers français.

Encourager la création de “Réseaux d’Initiative Publique” pour desservir une grande partie des 43% des territoires relégués !

Pour pallier la carence d’investissements privés et la faiblesse des moyens de l’État, ce dernier a imaginé un dispositif d’encouragement à destinations des collectivités locales pour qu’elles construisent leurs propres réseaux de fibre optique. Les RIP sont initiés et financés par des Départements ou des groupements mixtes de collectivités locales (des syndicats mixtes) et bénéficient des subventions étatiques.

Les RIP sont des réseaux de fibre optique déployés jusqu’aux habitations (FTTH) selon un cahier des charges strict. Pour assurer la conception et le déploiement des RIP, les acteurs publics locaux mobilisent les compétences externes de cabinets-conseils. Pour simplifier la construction et la commercialisation de ces infrastructures, l’État a encouragé, via un subventionnement, les initiateurs des RIP à se regrouper au sein de Sociétés Publiques Locales (SPL) à rayonnement régional. La gestion de ce type d’entreprises publiques sera confiée, par appel d’offres, à des filiales spécialisées de groupes d’envergure nationale ou internationale. Leur financement restera essentiellement à la charge des propriétaires des RIP.

L’objectif des RIP est d’atteindre, en 2022, le plus grand nombre d’habitations, d’entreprises et d’administrations. Il apparaît que les principaux pôles ruraux restent la cible principale. Pour pallier l’absence de desserte par RIP, PFTHD propose la “Montée en Débit”.

La “Montée en Débit” : faute de fibre, on mange du cuivre ?

La “Montée en Débit” (MeD) consiste à relier les noeuds d’interconnexions téléphoniques à la fibre optique. Dans l’épisode précédent, il était mentionné que “pour profiter de débits symétriques de 30Mbits, il faut habiter à moins de 800 mètres de ce local de raccordement !”. Pour apporter du Très Haut-Débit au-delà dans les habitations éloignées, des équipements spécifiques (appelés NRA-MeD) sont nécessaires, non seulement dans toutes les communes mais aussi dans tous les hameaux. La MeD est techniquement assurée par Orange et co-financée par les pouvoirs publics locaux et nationaux. Dans cette configuration, il appartient aux autres opérateurs de poser, à leur charge et sans subvention, leurs propres équipements dans les NRA-MeD.

Pour rendre cette ADSL innovant, moderne et attractif, comme pour donner l’illusion que les zones concernées n’ont été ni laissées pour compte, ni oubliées, les communicants ont inventé les slogans de “Fibre au village” et de “Fibre au quartier”.

“L’Inclusion numérique” : le Salut vient du ciel !

A l’instar de ce qui a été beaucoup fait ces dernières années pour les espaces reculés et accidentés, les initiateurs des RIP continueront à subventionner directement les habitants pour l’acquisition des équipements nécessaires aux liaisons Haut-Débit par satellite. Cette idée “d’inclusion numérique” ne révèle-t-elle pas les limites de l’approche de PFTHD ? Ce “Plan” n’entérine-t-il pas la réalité de la fracture numérique, y compris si elle ne concerne que 2 à 3% des logements français ?

(Source : Marketing is Dead )

Les leçons illusoires des faits

PFTHD découle du “Programme National Très-Haut Débit” (PNTHD) initié en juin 2010. 2013 est l’année où les mots ont changé sans changer la réalité des maux. En devenant un “Plan”, ce programme d’investissements publics/privés, a également montré un visage moins sympathique. On évoque “Internet performant” au lieu de “Très Haut-Débit”. Ce dernier sera le privilège de 80% des Français. En outre, les prévisions budgétaires ont été considérablement amoindries. En 2013, on prévoit que PFTHD représentera un investissement de 20 milliards d’euros quand, dès 2009, il fallait prévoir un enveloppe estimée entre 25 et 30 milliards d’euros !

La contrainte financière a eu raison de la péréquation territoriale ! Faute de moyens réels, l’État s’est contenté de rester dans un rôle de coordination. Le contexte réglementaire a également joué en ce sens puisqu’il conditionne l’intervention publique au constat d’une défaillance de l’investissement privé. Dès lors, la stratégie de l’État a consisté à définir des règles incitatives de soutiens financiers, qui sont autant de contraintes techniques, financières et territoriales pour les collectivités territoriales ou leurs groupements. Ce sont autant de mois de travail et de moyens humains et financiers supplémentaires à la charge des pouvoirs publics locaux, alors même que ce dossier nécessiterait célérité et rationalisation des moyens publics disponibles !

Du point de vue de la cohérence générale, le choix du département comme échelon territorial pertinent interroge. Si l’on en croit l’esprit de la loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe) , les collectivités départementales n’ont-elles pas vocation à disparaître en 2020 au profit des Intercommunalités et des Régions ? En poussant un peu plus l’analyse de l’articulation retenue au titre de PFTHD, l’État donne l’impression de s’être positionné comme un gestionnaire de co-propriété soucieux de satisfaire une multitude d’intérêts particuliers plus ou moins contradictoires, comme si la légitimité naturelle de l’intérêt général du dossier entamait et contrariait des rentes catégorielles.

L’État aurait pu faire un appel d’offre à l’échelle d’un territoire (département, région, France) en imposant aux candidats retenus d’aménager l’ensemble de ce territoire, sans distinguer zones rentables et zones non-rentables. Ce type de Délégation de Service Public (DSP) pouvait s’accompagner d’une subvention de l’État (tel que lors des concessions autoroutières) et, à la fin de la durée de la DSP, l’ensemble des biens revenait à l’État (on parle de biens de retour). Au lieu de ça, l’État a proposé aux opérateurs privés de choisir les zones les plus rentables pour eux (ces zones ont été définies suite à un Appel à manifestations d’intentions d’investissement — AMII) . Il acceptait alors de prendre à sa charge le sort des zones délaissées où il savait qu’il serait plus difficile et plus long de rentabiliser les investissements publics.

Il est surprenant de confier une partie de l’aménagement du territoire au bon vouloir des investissements de sociétés privées, cotées en bourse. Compte-tenu du caractère stratégique que constitue un réseau de télécommunications dans la civilisation numérique, ces entreprises ne sont à l’abri d’aucune tentative de prise de contrôle par des intérêts étrangers. L’aventure de l’entreprise GEMPLUS, inventeur de la carte à puce, est un précédent pourtant riche d’enseignements .

Les RIP : quand l’État délègue ses responsabilités aux pouvoirs publics locaux, à leurs frais

S’agissant des RIP, il est notable que les schémas techniques reproduisent à l’identique les schémas passés du réseau téléphonique — alors même que le fonctionnement de la fibre optique n’impose aucunement les mêmes contraintes physiques que le cuivre — notamment pour ce qui concerne les faiblesses. Au lieu de promouvoir la logique de réseaux locaux (LAN) en considérant qu’un réseau territorial est assimilable à un réseau d’entreprise à grande échelle (on parle alors de MAN — Metropolitan Area Network), on préfère un schéma en étoile, sans redondance. Il eut été préférable de copier l’architecture du réseau électrique dans laquelle la partie haute tension (HTA) qui alimente les transformateurs est en boucle (en cas de coupure accidentelle, il est possible de ré-alimenter le transformateur par l’autre coté de la boucle), seule la partie basse tension est en étoile. L’absence de notion de haute disponibilité (impliquant la redondance) dans la construction de ce réseau fibre optique en limite l’intérêt pour les entreprises qui ne peuvent pas se permettre d’être isolées du monde pendant plusieurs heures voire plusieurs jours. Cela permettra aux opérateurs de continuer à facturer très cher ces entreprises pour des liens optiques sécurisés. Il est navrant de constater que l’on privilégie l’intérêt des opérateurs à celui des entreprises locales.

Concernant les “SPL”, outre qu’elles engagent durablement les pouvoirs locaux à assumer le financement des dépenses de fonctionnement probablement sous-estimées, il est à prévoir qu’elles permettent aux acteurs nationaux et internationaux du BTP et du secteur de l’énergie d’être les principaux bénéficiaires des dépenses publiques locales, au détriment des entreprises locales !

L’encouragement au déploiement de RIP peut être saluée si l’on ne tient pas compte du fait que cela risque de développer une inégalité d’accès entre les citoyens français. Les habitations situées aux confins d’un département donné, exclues du RIP de leur département mais à proximité du tracé d’un RIP voisin, pourront-elles se rattacher à cette infrastructure extra-départementale ? Qui financera ? Ce serait faire preuve de mauvaise esprit que de voir de l’espièglerie dans cette question. En effet, l’émergence des RIP n’assurera pas un accès Très Haut-Débit par fibre optique à tous les habitants des zones délaissées par les opérateurs. Le PFTHD a entériné le fait qu’un grand nombre de zones rurales éloignées et/ou peu denses devront se satisfaire d’une amélioration de leurs lignes ADSL via la “Montée en Débit” alors qu’il aurait été possible de les inclure dans des RIP voisins.

La “Montée en Débit” : l’enfer est pavé de bonnes intentions !

Compte-tenu des contraintes techniques imposées par la MeD pour assurer la desserte des habitations en THD et de l’importance des dépenses induites par un tel déploiement, il convient d’admettre que les foyers concernés ne disposeront jamais d’une autre solution que l’ADSL, telle que disponible depuis plus de 10 ans dans les villes.

Pour ce qui concerne le volet financier de la MeD au niveau des collectivités locales, la prudence impose de garder à l’esprit que les territoires subventionnés pour la MeD seront privés d’aide de l’État pour la création d’un réseau à très haut débit pendant 10 ans [1]

Par ailleurs, les modalités de financement de la MeD font actuellement l’objet d’une enquête au niveau de la Commission européenne. Celle-ci s’interroge sur la nature de la subvention accordée, par l’Etat et les collectivités locales, au titre de la MeD dans le cadre du PFTHD. Une inclination naturelle à la libre concurrence l’amène à considérer que cette procédure introduit une distorsion de concurrence.

Dans ce contexte, le volet de la MeD du PFTHD interroge sur la nécessité de mobiliser l’argent public à d’autres fins que le financement du déploiement de la fibre optique, eu égard au fait que si l’opérateur historique considère la MeD comme une alternative temporaire, il doit la faire à ses frais, sans subvention !

Un homme averti en vaut deux !

A n’en pas douter, le 13 mai 2014, à l’occasion du “Colloque THD 2014” organisé par l’Association des Villes et Collectivités pour les Communications électroniques et l’Audiovisuel (AVICCA), le lapsus d’Arnaud MONTEBOURG - alors Ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique - était prémonitoire. Il entamait son discours en évoquant le “Plan France Très Haut Dépit” !

A l’heure où les restrictions budgétaires sont devenues la règle, il appartient aux garants du bon usage de l’argent public d’effectuer les choix les plus avisés possibles. Pour ce qui concerne le THD, la responsabilité des élus locaux n’a jamais été aussi grande. Les engagements qu’ils prennent aujourd’hui conditionnent l’avenir économique et social de leurs territoires pour les 30 années à venir. Il serait dramatique que, par dépit et avec l’argent du contribuable, les représentants du peuple oeuvrent, dans le contexte de la société numérique, à la marginalisation de leurs territoires.

Pour éviter cet écueil, il leur appartient de bien comprendre les besoins et attentes de leurs administrés autant que les enjeux liés au THD et à son pendant, la fibre optique ! C’est à ces questions que sera consacré le troisième épisode de ce feuilleton.

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Jura 3i

Jura 3i : club de prospective et laboratoire d’idées. L’intelligence collective pour adapter un espace rural à la Globalisation et à la civilisation numérique.