Nicolas Delesalle
4 min readMay 12, 2016

Et si ?

Et si j’avais échangé quelques mots avec elle sur les réseaux ? Juste quelques phrases pour tisser assez de fils et me sentir concerné ? Souvent, on croise les gens comme on croise le vent. J’ai découvert après coup qu’elle me suivait sur Twitter. Si je l’avais suivie en retour, si j’avais été là au bon moment, aurais-je su trouver les mots ? Aurais-je compris à temps ? Au contraire, aurais-je poursuivi mon chemin après quelques minutes d’observation en la dédaignant ? Encore une gamine paumée, un petit cœur en mal d’attention qui utilise Périscope pour exister un peu plus, je veux devenir quelqu’un, je veux être aimée, validée, regardez-moi, regardez-moi encore, je suis si triste, blasée, regardez-moi, voilà peut-être ce que je me serais dit, coeur dur, yeux ailleurs, pas de ce chantage avec moi jeune fille, sûrement j’aurais décampé, marre de ces mômes revenus de tout sans être partis nulle part. Et si j’avais compris ? Et si c’était tombé sur l’un de ces instants précieux où je suis un peu moins égoïste, un peu moins con ? Et si j’avais su voir le ravin au bord duquel elle se promenait, feintant l’insouciance entre deux cigarettes roulées, répondant d’une voix presque primesautière aux questions des curieux, t’as quel âge, tu pèses combien, tu viens d’où, t’as combien de piercings, et elle, belle, mystérieuse, « ce qui va se passer risque d’être très choquant : les mineurs, ne restez pas », et entre les lignes, pendant qu’elle lit en silence les messages, pendant qu’elle raconte des banalités comme si elle avait des demain plein les poches, on entend le cri silencieux, si facile à percevoir après coup, regardez-moi, oui, regardez-moi, aujourd’hui je prends ma revanche, je ne subis plus, je décide, pour la première fois, je gouverne ma vie et je vise les hauts fonds. Je me saborde. Et, quand bien même, si j’avais eu ces éclairs, si j’avais compris, comment diable dénoue-t-on un tel projet ? Quels mots peuvent tordre la décision ? Comment, à l’instant crucial, quand chaque seconde compte, quand chaque mot vaut un destin, parvenir à faire préférer la douleur au vide ?

Je n’ai pas suivi les événements en direct, j’ai écouté sa voix un jour trop tard, j’ai découvert son visage au teint de porcelaine, très maquillé, ses yeux immenses encore agrandis par les traits noirs de l’eyeliner, ses moues boudeuses, sa mélancolie, ses cheveux longs si romantiques, ses gorgées de coca, ses clopes roulées, j’ai écouté ce qu’elle a dit en essayant de comprendre pourquoi elle n’avait pas été sauvée, j’ai tenté de trouver dans ses mots les indices du projet macabre, « C’est pas trop ma journée, enfin si, ça va être ma journée en quelque sorte, enfin je me comprends », il y en avait, il y en avait à foison, « Je serai vraiment là à 16h00, faut pas que je me dégonfle », « Je suis trop blasée, vous êtes tous pressés, mais finalement, vous verrez qu’il fallait pas être si pressés que ça », mais la plupart des internautes en ligne ce jour-là n’ont rien vu ou rien voulu voir et ceux qui ont senti et compris ont été rassurés trop facilement. « Mais non je vais pas sauter par la fenêtre ! Je suis au rez-de-chaussée ». La blague, l’humour et la dérision à deux heures du saut. Et cette réponse étrange à une nouvelle question: « Si je pourrais me faire un piercing sur la langue ? Ah non, c’est sans anesthésie, ça fait trop mal !»

Trois vidéos, de 13 heures à 16h29. Beaucoup de silences. Du badinage. Et puis des moments où elle lève le voile. « Comme quoi, tu te rends compte qu’une seule personne peut complètement te détruire. » Quand les spectateurs ont enfin vraiment compris qu’ils regardaient une tragédie, c’était trop tard.

Je ne peux pas m’empêcher de penser que ces vidéos n’ont pas seulement été mises en ligne pour frapper un immense coup de tonnerre et « passer un message ». J’y vois aussi la dernière chance qu’on se donne, la dernière chance de trouver quelqu’un qui trouverait des mots. A l’ultime seconde, espérer, espérer malgré sa douleur, espérer tomber sur cette épaule, cette oreille miraculeuse au moment où tout paraît perdu. Mais ce jour-là, rien n’est arrivé ou bien trop tard. Pendant longtemps, aucun salut, aucun onguent, aucun pansement, rien que le voyeurisme et l’exhibition ; je n’y étais pas, mais je me mets à la place de ceux qui étaient là, devant leur écran, pas ceux qui ricanaient avec leur humanité coincée entre les dents, mais ceux qui ont tenté de l’arrêter et qui n’ont rien pu faire et puis aussi tous les autres, ceux qui n’ont rien dit, rien trouvé à dire tout en devinant ce qui se jouait, pas eu la force, pas eu les mots, j’imagine leur vertige, la sale ivresse qui pourrit les images qu’on revoit, les indices qui pleuvent, l’idée qu’on se fait de soi, le malaise, la culpabilité, l’impossibilité de parler de la violence, l’extrême violence qu’a préparé ce visage d’ange, sa chute en direct devant vous du haut du pont, j’imagine très bien leur cauchemar, ils me valent tous et je vaux chacun d’entre eux. Et si quelqu’un avait su poser la bonne question ? Et si quelqu’un avait réussi à prononcer le bon mot ? Et si quelqu’un avait su rallumer les lumières de cette salle de spectacle permanente que sont devenues nos vies ? Et si ?