“Où sont-ils ?”

Nicolas Delesalle
2 min readAug 26, 2016

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Où sont-ils ? Où sont-ils ceux qui s’interrogent dans le silence des banquises intérieures ? Ceux qui n’apportent pas de réponse à tout bout de champ ? Ceux qui doutent ? Que sont-ils devenus ? Existent-ils encore sous les pierres, dans les ombres ? L’époque est aux certitudes, aux antagonismes irréconciliables, choisis ton camp camarade, prière de ne pas penser ou bien de penser vite et merci d’avoir un avis sur tout, de produire un commentaire, car l’ère est aux phrases, petites, rabougries, railleuses, ironiques ou haineuses, l’ère est aux mots, plus aux idées qui nous regardent peut-être de là-haut, dans l’éther, envolées, échappées de ce chaos, où sont les hommes qui ne savent pas, ceux qui tâtonnent, ceux qui se taisent ? Darwin ou Einstein auraient-ils pu naître maintenant ? Auraient-ils eu le temps de baguenauder dans la nature pour essayer d’en comprendre l’essence ? J’entends partout la même chose, mille bouches qui psalmodient le refrain entêtant des certitudes, mais le disque tourne à toute vitesse, ce sont des cris, nous sommes une société ”TGV”, nous fonçons fenêtres fermées, portes verrouillées, et la nature, les petites routes tortueuses, les forêts, le vent, ne sont plus que les décors de nos crises de nerf ridicules, de nos boursouflures et de nos égos. « Il ne faut rien lâcher. » Voilà bien une phrase des années 2010 : ne rien lâcher, ne rien donner, et ne rien comprendre, ne rien apprendre, se murer en soi-même. Il faudrait peut-être au contraire tout donner, ne rien garder, laisser glisser les rênes sur l’encolure, il faudrait parfois oser se montrer vulnérable, imparfait, il faudrait savoir dire, je ne sais pas, je ne sais plus. Glissez mortels, n’appuyez pas ! Mais non, tout se crispe, les dents se serrent et l’émail dans les bouches grandes ouvertes éclate dans un nuage de « Je sais ». C’est un spectacle sans joie, sans peine véritable, sans émotion, sans esprit, sans humanité et l’on entend partout le bruit des machines, elles fabriquent de concert l’indignation automatique, de l’indignation en série, on l’empaquette dans de jolies boîtes cousues d’exclamations, et les hommes deviennent des boeufs qui broutent et ruminent le même foin industriel, la même bêtise crasse, le même buzz, sans jamais relever la tête, sans plus regarder les étoiles, et on se laisse faire, on s’empiffre de ces pensées avec sucre ajouté, du slogan, de la publicité, la cellulite jaunit le cerveau, et on se noie dans ce gras, et rien dans l’avenir immédiat ne semble vouloir venir éclairer cet horizon de ténèbres. Autant dire que j’attends cette année présidentielle avec une impatience non feinte.

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