De la politique post-vérité

Marie Petitcuénot
4 min readJan 25, 2017

--

À quoi ressemblerait la politique post-vérité ? Cela pourrait être une bonne nouvelle. Ce pourrait être cette scène politique où l’on arrête de parler de vérité, pour la pratiquer comme un préalable à la dignité de représenter les citoyens. Elle pourrait être un politique de l’action, et non plus centrée sur la parole, devenue un alibi qui tourne en rond.

En réalité, la politique post-vérité existe déjà, là où le monde politique à plusieurs décennies d’avance, aux Etats-Unis. Elle vient même de rentrer dans le dictionnaire d’Oxford. Et elle ne va pas dans le bon sens… Elle a été inventée par un blogueur, Stephen Colbert, sur le site écologiste Grist, et Donald Trump lui a donné tout son sens durant la campagne américaine. Vladimir Poutine n’est pas en reste. La politique post-vérité, ce sont des discours qui s’affranchissent de toute relation avec les faits et la réalité. Les mensonges ne sont pas une nouveauté de l’arsenal politique. Mais désormais, l’opinion s’en fout.

Puisque les réseaux sociaux décrédibilisent l’expertise des spécialistes, il est tout à fait possible d’éviter systématiquement toute confrontation avec la réalité. Viralisation vaut vérification. Dans le même mouvement, les émetteurs officiels de l’information font l’objet de la plus grande méfiance, dans un grand mouvement de perte de confiance envers les institutions. La technologie a disrupté la vérité… The Economist[1] écrivait : « la puissance de la vérité comme outil de résolution des problèmes de la société pourrait durablement se réduire. » La politique post-vérité, c’est une bulle cognitive où tous les excès sont autorisés s’ils permettent de convaincre ou d’attirer des électeurs. Preuve, s’il en fallait, que l’appel permanent à la vérité ne produit pas de vérité, mais un espace de parole où la vérité perd toute sa valeur. La politique post-vérité est un autre nom de la propagande pure et simple. C’est comme si, sous la violence de l’effet numérique, la société n’était plus en mesure de faire contrepoids aux mensonges et aux contre-vérités.

Dans une étude de 2014, l’Institute of Modern Russia, analysant les discours des politiques russes, conclut : “s’ils mentaient, ils prenaient soin de prouver que ce qu’ils faisaient était ‘la vérité’. Maintenant, personne ne tente plus de prouver même ‘la vérité’. Vous pouvez tout dire, et créer des réalités.” The Economist enfonce le clou : « 43 % des Républicains croient que le changement climatique n’existe pas du tout ». On juge désormais de la réalité à l’instinct, au préjugé. Les sensations sont données pour authentiques et supérieures. Le bon sens et le bon peuple détiennent la vérité face à toutes les idées construites et manipulatrices des élites. La vérité parfois sert les discours anti-élite, cette grosse ficelle de l’extrême droite et des conservateurs de tous poils. La vérité est-elle un nouveau poujadisme ?

La vérité en politique est une arnaque. Elle sert les intérêts personnels des politiques et abrutit l’opinion publique. Elle est volonté de prise de pouvoir sous couvert de retour du moralisme. Mauvaise nouvelle, la propagande a pris de l’avance, et elle s’appuie sur la dilution exponentielle de l’information dans les Big Data. Pour la rattraper, il nous faut ouvrir plusieurs fronts.

Le front de l’éducation d’abord. Apprendre aux citoyens à distinguer les informations authentiques et vérifiées dans les discours mais aussi dans la masse des informations disponibles. Nous avons une nouvelle vie numérique. Nous sommes projetés plus ou moins malgré nous dans un monde numérique dont nous connaissons encore mal les règles. Le temps n’est plus le même. La vitesse n’est plus la même. Le rythme de production des données est inédit. Il nous faut réapprendre collectivement l’authenticité et l’éthique au cœur de ce monde. Si la plupart de nos enfants savent coder et s’orienter dans les interfaces de notre nouvelle existence numérique, nous aurons moins de risque d’être aveugles et exploités à notre insu par les grands géants numériques. Moins de risques que la puissance de la viralité soit verrouillée par un petit nombre d’acteurs qui n’auront plus jamais besoin de se confronter à la réalité.

Deuxième front, renforcer ceux qui se sont donné pour mission d’analyser et de dénoncer les mensonges. La puissance est du côté de la viralité, de la polémique rapide. Il existe des Fact-Checkeurs, comme en France des Décodeurs du Monde. Ils opposent des faits aux discours des politiques français, ils dénoncent régulièrement les intox, notamment dans les grands débats télévisés. Certes, leur compte Twitter compte 70 000 followers, mais quel poids réel dans l’opinion publique ? Il est urgent de construire cette science pour pouvoir réinventer le modèle économique et d’organiser la visibilité les contrepoids aux discours de la politique post-vérité. À nous de leur construire une légitimité politique et de leur accorder de l’autorité dans le débat public.

Enfin, le dernier front est fragile et complexe. Il s’agit de rétablir la crédibilité de la pensée. Qu’elle soit construction de théories ou qu’elle soit recherche de la vérité. Rétablir la pensée, c’est revaloriser ses institutions, les universités, les centres de recherche… Rétablir la pensée, c’est tourner un peu le dos aux outils numériques de l’immédiateté et de la réduction intellectuelle. C’est renoncer un peu à l’injonction de faire court et de faire vite.

[1] L’ère du post-factuel et de la post-vérité en politique, paru le 26 septembre 2016

--

--