Oeuvre artistique représentant un cerveau blessé par un smartphone
Photo by Gaspar Uhas on Unsplash

Pourquoi vous devez quitter Youtube : votre attention est une ressource précieuse

Martinoslap

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Combien de fois vous êtes-vous retrouvé devant une vidéo YouTube alors que vous n’en aviez absolument pas l’intention au départ ? Combien d’heure ainsi perdues inutilement, gratuitement? Si j’ai capté votre attention, rassurez-vous, elle devrait être bien dépensée avec la lecture de cet article.

Depuis toujours, l’homme cherche à capter l’attention : contes, discours, rhétorique. C’est tout à fait normal. La différence avec notre monde d’aujourd’hui, c’est la marchandisation galopante de cette tendance humaine devenu unité commerciale. Quand j’étais étudiant en 2016, j’ai découvert à la bibliothèque un livre qui m’a tout de suite accroché par son titre ; l’économie de l’attention : nouvel horizon du capitalisme. J’ai ainsi découvert les travaux d’Yves Citton.

La courverture du livre “L’économie de l’attention” de Yves Citton
L’économie de l’attention, Yves Citton (2014)

“Avec l’essor des outils numériques, nous sommes passés de l’ère de la rareté à celle de l’abondance — voire de la surabondance.”

Yves Citton

Si le Bitcoin est l’or numérique de notre époque, alors l’attention est le charbon qui alimente l’industrie du web. C’est à peu près l’idée de base sur laquelle s’appuie Citton pour analyser ce qu’il considère comme un marché encore en émergence à l’époque où il écrit, en 2014. Aujourd’hui encore en 2022, on se rend compte que le potentiel de croissance reste très important, pour la simple et bonne raison que près de 4 milliards d’humains n’ont pas (encore?) accès à internet.

Combien rapporte notre attention ?

Pour connaître la plus value générée par ce marché, il faut pouvoir mesurer l’attention. Pour cela, deux métriques principales: la qualité et la durée de l’attention. Ensuite, elles sont combinées pour créer des unités de valeur homogénéisées (clics, pageranking, et de nombreux autres indicateurs). En effet, c’est le “raffinage” de cette matière première qui lui donne de la valeur ajoutée. Combien rapporte donc l’attention? Pour les utilisateurs, très souvent, rien. En revanche pour les régies du web comme Google, énormément. En 2021, les recettes de la publicité digitale s’élèvent à 3,834 milliards d’euros, selon l’Observatoire de l’E-pub.

Ce qui m’avait le plus frappé dans l’essai d’Yves Citton, c’est que l’auteur considère le temps passé sur les réseaux sociaux comme du travail. Et donc, que les usagers de Facebook -par exemple- sont en réalité des travailleurs au service de l’entreprise. Ce sont les utilisateurs qui produisent sa richesse. En terme marxiste on peut dire: force de production. Facebook Instagram, Tiktok, toutes ces plateformes fournissent des infrastructures, certes. Mais elles ont cruellement besoin de likes, commentaires, partages, clics, Sans quoi elles ne valent rien. Imaginez un instant qu’une “grève” des utilisateurs aie lieu ; les pertes infligées seraient colossales. Toute la production de valeur ajoutée, par les datas et les traces laissées durant la navigation, visionnages, écoutes serait à l’arrêt. On n’imagine pas le pouvoir qu’on possède sur le web.

La pêche à l’attention

Non, Google n’a pas inventé la publicité, la télévision le faisait bien avant: Google l’a réinventé. En rendant la publicité dynamique et adaptative, la firme a bel et bien révolutionné l’économie de l’attention. Pour YouTube, par exemple, l’équation est simple. 1 journée = 24h. Or, 400h de vidéos sont misent en ligne chaque minute sur la plateforme. Si on part du principe qu’une personne peut consacrer 1h à 2h de son temps par jour pour regarder des vidéos sur Youtube (ce qui est déjà énorme je vous l’accorde), on comprend vite qu’on est complété inondé et dépassé par le flux d’information quotidien. Mais dans cet océan immense, l’algorithme est là pour vous. En réalité, il fonctionne comme un formidable hameçon à attention, un smart hameçon qui s’adapte continuellement. Et le poisson, c’est vous.

Comment faire revenir le poisson dans l’océan, chaque jour ? C’est tout l’enjeu de l’algorithme, comme l’expliquent dans une vidéo très instructives deux cadres de l’entreprise: Algorithme YouTube: les employés de YouTube répondent à vos questions. En ce sens, le terme de toile revêt ici tout son sens : on est pris dans la toile, et chaque mouvement que l’on fait sur cette toile nous y ancre encore davantage. De fait, on renforce chaque jour la puissance de ces infrastructures. YouTube se nourri des datas en renforçant sa puissance de captation de l’attention, avec notre consentement résigné. Et c’est vrai que c’est agréable, pratique et confortable. L’auteur de science-fiction Alain Damasio parle d’ailleurs plus largement de techno-cocon dans lequel on s’enrobe quotidiennement (et cela dépasse largement notre navigation sur le web). On file toujours ici la métaphore de l’insecte tisseur. La soie c’est agréable, mais le monstre qui la produit (même si je n’ai rien contre les araignées en tant qu’espèce), ça reste à voir.

Image d’une toile d’araignée conceptuelle
Votre attention prise dans la toile

Capitaliser sur l’attention n’est pas si simple : c’est une ingénierie complexe qui ne va pas de soit. Une chose est sûre: l’étude de la chimie et la physiologie humaine entrent dans l’équation. Ces disciplines font en effet partie intégrante des recherches soutenues par les GAFAM : la dopamine pourrait se voir comme la ressource de base de notre époque, l’élément essentiel qui pousse à la production de l’attention et donc, de datas exploitables. Pour optimiser cette industrie, neuroscience, psychologies et autres sciences cognitives sont de la partie. Tout les moyens sont bons pour obtenir cette ressource stratégique rare que l’on donne pourtant presque tous les jours gratuitement. Chaque mois, sur nos plateformes favorites, on remarque par ici l’ajout d’un bouton interactif, par là une lecture automatique de vidéo… loin d’être anodines, ces nouvelles fonctionnalités accentuent l’emprise de l’industrie de l’attention. Dans une vidéo de 2017 Sean Parker, ancien président de Facebook, ayant quitté depuis longtemps la firme, prend la parole. Il explique selon lui l’objectif inavoué de la plateforme: «consommer autant de votre temps et de votre attention consciente possible ». Cette stimulation constante agit de la même manière qu’un hacker qui exploite une vulnérabilité dans le système humain. Pris dans le piège d’une « social validation feedback » (une boucle de rétroaction dopaminique), nous restons ainsi captifs des GAFAM.

“We are dopamine addicts”

L’utopie cybernétique mise à mal

Au sortir des années 1950, Norbert Wiener, informaticien et père de la cybernétique, a été le premier à théoriser et expérimenter le concept de feedback. Traumatisé par la seconde guerre mondiale, Wiener pensait que la sophistication des technologies allait amener l’humanité dans un âge d’or, une nouvelle ère de compréhension mutuelle et de partage. Selon lui, les guerres, les conflits étaient provoquées par un défaut de communication, un manque d’information et de connaissance de l’autre. Malheureusement les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) n’ont pas vraiment résolu le problème. Pire, on a l’impression aujourd’hui qu’il se produit l’effet inverse: une polarisation encore plus grande à travers le monde. Sur le web, cela se traduit par l’avènement des communautés, regroupées autour d’un influenceur, d’une passion, ou d’engagements politiques. Au delà du niveau individuel, cette situation affecte aussi la société dans son ensemble. C’est par exemple le cas avec les bulles informationnelles. Certains chercheurs ont même vu dans ces polarisations extrêmes une menace pour les démocraties.

Peut-on vraiment gérer son attention ?

Certaines extensions comme Stay Focusd proposent des alternatives pour tenter de contrôler son attention sur le web. Disponible sur Chrome/Brave, elle compte plus de 600 000 utilisateurs, mais bien d’autres programmes pour rester attentif existent, notamment sur mobile. Si l’existence de tels outils est louable, ces solutions individuelles ne sont pas des réponses durables. D’autant que les infrastructures des industriels de l’attention s’adaptent et se renforcent à chaque innovation, notamment face aux bloqueurs de publicités. C’est un peu comme mettre le carton dans la poubelle verte, tout en sachant que ce sont les décisions des groupes pétroliers qui comptent vraiment dans la balance. Reste qu’en matière d’attention comme en matière de santé, le meilleur moyen pour se protéger est peut-être simplement l’abstinence. Une abstinence numérique qui compte -comme l’abstinence sexuelle - quelques adeptes, et dispose même d’un site : https://nosurf.net/

“stop wasting life on the net!”

Sans en arriver à cette méthode que certains considérerons sans doute comme radicale, on pourrait déjà commencer par ne plus donner « gracieusement » (sans avoir le choix) notre attention.

Le web 3.0 pour mieux partager les bénéfices de l’économie de l’attention ?

Alors, que faire? En 2022, la façon dont l’économie du web fonctionne paraît encore très archaïque. Si ce marché de l’attention génère autant de profit, il serait juste que cette richesse générée soit mieux redistribuée. Le web 3.0 a sans doute beaucoup à apporter en la matière: même une « simple » décentralisation de notre attention serait déjà un immense pas. Mais c’est le marché de l’attention tout entier qui pourrait se transformer. En permettant une monétisation de l’attention mieux distribuée, partagée plus équitablement, on permettrait aussi au fameux web 3.0 de gagner en attractivité: entrevoir qu’un autre web est possible, même s’il reste marchand. C’est ce que fait Odysee, un service de stream vidéo qui utilise la blockchain pour se décentraliser, en introduisant la cryptomonnaie comme moyen de rétribuer l’attention et la création de contenu entre utilisateurs. Une initiative encore plus honorable se trouve du côté de Peertube, un service d’hébergement vidéo partagé (décentralisé), développé par les français de Framasoft (réseau d’éducation populaire dédié aux logiciels libres), et qui fonctionne admirablement bien. Je parlerai sûrement de ces plateformes plus en détail dans un prochain article. En attendant, faites attention à vous, et à votre attention.

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