Chez soi ou chez nous ?

Matthias Lecoq
5 min readMar 22, 2020

--

Comment appréhender le confinement en milieu urbain sans se laisser happer par une course effrénée à la bonne morale ? Ce contrôle social peut-il être bienveillant, créateur et solidaire ? ou est-il l’arme absolu du conservatisme et du repli sur soi ?

Si les messages d’ouverture via les réseaux sociaux et par le confinement sont légions via de nombreuses injonctions à la lecture, aux apéros skypés, au sport sur tapis ou encore au télétravail productif, ce confinement est aussi celui du retour à une croisade moralisatrice. Ceux qui sont dehors sont ainsi ceux qui mettent en danger les autres et qui ne respectent pas l’effort collectif. Ceux qui sont dehors sont ceux qui prennent les mesures à la légère. Et si ceux qui sont dehors étaient ceux qui maintiennent l’espoir d’une communauté responsable, libre, vivante et potentiellement créatrice ?

Ici à Genève, les consignes sont claires : ne pas se réunir à plus de 5 personnes et respecter les distances de sécurité interpersonnelles d’au moins 2 mètres. Si ces consignes sont respectées, et elles doivent absolument l’être, elles sont déclarées suffisantes pour endiguer la propagation du virus. Dans le même temps, d’autres méthodes de gestion de la pandémie sont déjà en discussion. Alors est-ce parce que je prends l’air au bout du lac avec celles.ceux avec qui j’habite que je ne respecte pas les consignes ? Est-ce parce que je joue au foot au milieu de la plaine avec mon enfant que je suis irresponsable ? Cela peut sans doute effrayer l’inconscient collectif qui s’est nourri du spectacle du confinement des derniers jours, mais beaucoup ont vu ces fabuleux schémas de modélisation sanitaires, et limiter la propagation du virus passe par limiter les contacts sociaux avec l’extérieur du foyer. Est-ce que cela veut dire rester chez soi ? C’est sans doute la réponse la plus abordable, la plus simple, la plus impactante, et sans doute la plus légitime. Il est en effet impossible de lutter très rapidement contre un fléau de la sorte sans mesures d’impact comme celle-ci. Mais maintenant ? Mais maintenant que l’on est confiné.e.s chez nous pendant plusieurs semaines et que les consignes sont connues de toutes et tous ? Devons-nous nous contenter de cela ? Devons-nous aussi oublier celles.ceux qui utilisent l’espace public au quotidien comme sas de sécurité, comme sas de décompression, de respiration ? Ces gens, parfois nombreux dans peu de mètres carrés qui n’ont pas de maison de campagne, de balcon ni même d’horizon et de voix en période de confinement ? Oublier ce que nous sommes avec et par les autres ? Oublier le sens des relations humaines au delà des écrans ? Le sens du contact avec le dehors ? La relation que nous entretenons avec l’espace en tant qu’individus et en tant que communauté ? Ce message n’a pas pour objectif de renier l’importance des mesures et de prôner l’irresponsabilité. Au contraire. Il veut juste interroger notre relation au monde et à l’espace quand nous sont imposées de nouvelles contraintes qui sont de véritables autogoal dont souffrent toujours les plus démuni.e.s. Oui, le virus est à la porte des territoires les moins préparés et se profile une hécatombe sociale et sanitaire dans le monde. Il peut alors être bénéfique de se rappeler que s’enfermer chez soi, relire des classiques littéraires, regarder des films sur une plateforme payante et faire du yoga n’est pas abordable pour tous. Il peut aussi être utile de se rappeler qu’une fois digérer le besoin de changement — à (très) court ou à long terme - il faut aussi s’associer à la recherche du sens. C’est alors que ce contrôle social (re)naissant à l’auge des #resterchezsoi pourrait aussi être celui de #restera2m ou #pasplusque5 et l’occasion de repenser notre rapport à l’espace.

Si ceux qui ont des maisons ou des balcons peuvent avoir le droit au soleil et à la respiration aérée, les citadins ne peuvent-ils pas récupérer l’espace urbain pour vivre avec ces mesures ? Ne serait-il pas possible de piétonniser (temporairement et rapidement) les rues pour offrir ces distances de sécurité entre les individus et déplacer le contrôle social dans des mesures bienveillantes et permissives ? Alors que la ville s’est pacifiée de son trafic automobile, ne pourrait-on pas déployer des réseaux de voies cyclables sécurisés et distanciés qui permettent de respecter les enjeux des modélisations sanitaires tout en permettant à tous de prendre l’air et de se projeter dans une ville mature et responsable ? Si la pesée des intérêts entre les risques de pandémie et une petite balade peut paraître simple, réduire trop rapidement nos mécanismes collectifs dans ce choix est aussi dangereux qu’efficace et la binarité de la bonne morale en est le porte drapeau. La peur de l’autre et la déshumanisation de nos rues est tout autant un risque que celui d’attraper un virus, et le confinement n’est pas un projet individuel de remise en forme. C’est un questionnement collectif qui a besoin d’espace public inclusif et diversifié. Comme l’a crié cet infirmier belge en un matin de confinement, le risque de collapse des systèmes de santé est le résultats de choix politiques que nous avons fait en tant que société, de bulletins de vote déposés dans une urne, de mobilisation non soutenue ou d’enjeux non valorisés. Quels seront les choix que nous ferons aujourd’hui ?

C’est un enjeu central dans le contexte de l’anthropocène vis-à-vis de l’espace de la citoyenneté et de son expression. Il s’agit peut-être de repenser nos villes entières. Peut-être d’abord comme des zones autonomes temporaires qui permettraient, sous la contrainte des 2 mètres et des réunions à moins de 5 personnes, de repenser notre fonctionnement et d’expérimenter sous la contrainte sanitaire. Cela pourrait être un levier pour se réapproprier nos villes en créant de nouvelles subjectivités par et pour les autres, en créant un projet en commun dans ce moment où les tensions entre individus et communautés sont expressives en offrant une mutation symbolique du contrôle social vers un agent de changement et de créativité. Des communautés de citoyens distancés pourraient se créer et se mobiliser pour améliorer le cadre de vie de tous. Soyons bienveillant les uns avec les autres, respectons drastiquement les distances de sécurité et limitons nos réunions à moins de 5 personnes. Mais ne le faisons pas loin de nos rues et rendons visibles les liens de solidarité. C’est potentiellement moins dangereux, et cela rendra habitable pour toutes et tous cette guerre que nous nous sommes imposée.

--

--

Matthias Lecoq

Chercheur UNIGE // Concertation Of. Urba Genève // Fondateur lafabriquedelespace.com // #ville #democratie #anthropocene #numerique // anthropocenopolis.cc