Comptes Ficha sur Snapchat et panique morale : mieux vaut prévenir que debunker

Vincent Bernard
10 min readApr 18, 2020

--

Sur les réseaux sociaux l’information circule que des comptes “Ficha” prolifèrent sur Snapchat et Telegram, la presse s’en fait le relais. Les comptes Ficha, affiché en verlan, sont des comptes dédiés à la diffusion de contenus intimes initialement réservés aux échanges privés. Les propriétaires de ces comptes, généralement des adolescents, invitent leurs contacts à envoyer les nudes qu’ils ont reçu de personnes tierces. Cette pratique est décrite comme relevant du revenge porn. Le fait que des contenus provenant de mineurs soient ainsi dévoilés ajoute une dimension morale à l’affaire. Avant que le Web ne s’emballe et que l’affaire ne devienne la panique morale du confinement, voici quelques éléments qui permettront aux acteurs concernés d’adapter leur posture.

Épidémie médiatique ?

C’est le média en ligne Streetpress qui a dégainé le premier avec un article le 31 mars 2020 suivi par Au fémin, 20 minutes, Doctissimo et RTL entre le 8 et le 10 avril. Après quelques jours de répit ce sont Fredzone et Le Monde qui à leur ont publié un article le 13 mars.

Quelques tweets et 50 signalements sur Snapchat auront suffi à faire réagir les entrepreneurs moraux ainsi que la Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations. Outre le rappel l’existence de la plateforme Pharos pour effectuer des signalement (qu’il est toujours utile d’avoir en tête lorsque l’on navigue sur la toile), la création d’un compte dédié à la prévention sur Snapchat a été évoquée.

Les éléments de langage et le ton alarmiste des articles, nous invitent cependant à la prudence. Tout le monde devrait avoir en mémoire le Blue whale challenge et le Momo challenge qui se sont avérés être des paniques morales.

Sans nier ni l’existence de ces comptes, ni leur illégalité (la peine encourue peut aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et de 60 000 € d’amende), ni la détresse des victimes, il convient de faire preuve de discernement et ne laisser l’adophobie (lorsque la peur pour les adolescents se transforme en peur des adolescents) latente s’exprimer (Lachance, 2016). Sur le terrain les professionnels savent que ce genre de compte existent depuis bien avant le confinement et laisser entendre que ce phénomène serait nouveau, massif, généralisé, voire pandémique n’est pas la bonne méthode. Il convient d’intervenir au cas par cas auprès des victimes et de faire en sorte que ces comptes soient fermés en agissant localement.

Sexting et revenge porn

Les comptes ficha sur Snapchat relèvent de sollicitations sexuelles non consenties. Il s’agit du détournement de pratiques de sexting, c’est-à-dire le fait d’envoyer des contenus numériques à caractère sexuel, ce qui comprend photographies et vidéos intimes. Ces pratiques peuvent avoir plusieurs finalités : satisfaire une excitation ; expérimenter son potentiel de séduction ; susciter le désir en vue d’attirer l’attention de quelqu’un ; pimenter une relation existante (Zarbo, 2017).

Bien que le sexting soit difficile à quantifier, il semblerait qu’il soit marginal chez les plus jeunes. D’après une enquête réalisée auprès de jeunes franciliens entre la classe de 5e et la seconde, il ressort que 6 à 7,5 % des filles et des garçons réalisent des selfies intimes (Balleys, 2015). D’après un sondage de l’IFOP sur la consommation de pornographie chez les adolescents, 4 % des garçons et 1 % des filles de 15 à 17 ans ont « filmé ou photographié des jeux ou ébats sexuels avec leur partenaire » et seuls 2 % des garçons et 1 % des filles ont « publié ou diffusé » ces contenus (ibid.).

Le revenge porn quant à lui est une forme détournée de sexting qui s’apparente à du harcèlement en ligne pour motif sexuel. Il est généralement le fait d’un amoureux blessé qui cherche à se venger. Mais il peut arriver qu’un internaute diffuse un ou des sextos, qu’il en soit le destinataire ou non, dans le but de blesser ou pour augmenter son influence sociale (Balleys, 2015). C’est ce qui se passe dans la situation qui nous intéresse.

Ces pratiques sont aussi régulièrement associées aux prédateurs sexuels, bien que ce type de comportement soit plus rare que ne le pense l’opinion publique (Leroux, 2012). Elle recouvre même dans la plupart des cas des paniques morales. En effet, le mythe du prédateur rôdant sur les réseaux sociaux et attirant les adolescents en les trompant sur son identité est démentie par de nombreuses recherches (Boyd, 2016; Leroux, 2012). De ces recherches, il ressort que la majeure partie des agressions sexuelles sur mineur sont le fait de personnes provenant de la famille ou l’entourage proche.

Tous les adolescents ne s’échangent pas des nudes ; tous les adolescents ne pratiquent pas le revenge porn ; toutes les victimes ne vont pas développer de symptômes à long terme ni tenter de se suicider…

Les protagonistes

Les agresseurs

Les recherches sur les auteurs de revenge porn sont à prendre avec précaution en raison de leur faible nombre, du caractère récent du phénomène, de leur méthodologie, et du fait qu’elles étudient des situations de vengeance après une rupture et non des phénomènes de masse comme c’est le cas actuellement. Par exemple, des chercheurs (Pina et al., 2017) trouvent des corrélations positives entre le revenge porn et la triade noire (le narcissisme, le machiavélisme et la psychopathie). Cependant, leur étude ne permet pas de déceler si l’approbation de cette pratique peut déboucher sur un passage à l’acte. En tout état de cause, il est possible de retenir l’idée que le narcissisme est un facteur prédictif à des fins de renforcement de l’ego après une rupture, de besoin de contrôle sur un tiers, d’excitation ou d’amusement. Les auteurs insistent également sur le sexisme ambiant comme élément favorisant le revenge porn ce qui a, entre autres, pour effet de culpabiliser la victime plutôt que l’agresseur.

En fait, cette discussion sur la personnalité des agresseurs est en cours depuis un certain temps. Elle est même la raison de la divergence entre Anatol Pikas et Dan Olweus qui ont tous deux travaillés sur le harcèlement scolaire. Si le premier voit dans le harcèlement des phénomènes de groupe, le second insiste davantage sur des traits de personnalité. En tout état de cause, dans la situation actuelle, mieux vaut envisager la désinhibition relative à l’anonymat en ligne et l’absence de proximité avec les victimes (Leroux, 2017). Autrement dit, à moins de vouloir se venger ce qui est du fait de l’agresseur direct, le partage des nudes d’inconnu(e)s relève certes d’un manque d’empathie, mais qui ne serait pas forcément le fait d’une personnalité narcissique ou psychopathique.

Les victimes

Du côté des victimes, on retrouve également des similitudes avec les problématiques de harcèlement scolaire (Stassin, 2019). Si dans les situations de harcèlement à grande échelle, comme ce qui se passe actuellement, du côté des agresseurs la question de la personnalité n’est pas tranchée et qu’il convient d’envisager le harcèlement comme un processus social, du côté des victimes la balance penche du côté de Dan Olweus, c’est-à-dire de la personnalité et des défenses individuelles, comme l’incapacité à répondre ou à faire face à la situation (Boyd, 2016).

Dans une recherche portant sur 66 victimes de revenge porn interrogées par questionnaire des chercheurs (Short et al., 2017) remarquent que :

  • 22% des victimes déclarent que leurs performances au travail ont été altérées. 12% ont changé d’emploi et 5% ont été licenciées ou rétrogradées ;
  • Pour 38% les relations avec la famille et les amis se sont détériorées : 22% ont abandonné leurs activités sociales et 40% se sont senties extrêmement coupées des gens ;
  • 65% des personnes ont déclaré souffrir de nervosité et d’anxiété pendant plus de la moitié de la période. Et 71% des personnes ont défini leur état comme préoccupant au cours de la même période.
  • 50% ont eu peur que quelque chose d’horrible puisse se produire. Et 59% se sont livrées à des comportements d’automutilation pour soulager les sentiments négatifs, les difficultés dans les relations avec les autres ou pour induire des sentiments positifs ;
  • 23% ont déclaré avoir eu des souvenirs extrêmement désagréables et répétés de l’incident ;
  • 69% ont eu l’impression que cela pourrait se reproduire ;
  • 32% ont été extrêmement bouleversées. Et 30% ont ressenti des réactions physiques en se remémorant l’expérience ;
  • Parmi celles qui ont déclaré que l’expérience était stressante, 35% ont évité les souvenirs, les pensées ou les sentiments liés à leur expérience ;
  • 40% ont eu des troubles du sommeil.

On constate alors que les conséquences semblent similaires à celles du harcèlement scolaire avec des troubles anxieux voire dépressifs accompagnés ou non d’idées ou passages à l’actes suicidaires, des comportements auto ou hétéro-agressifs, des difficultés relationnelles et de l’anxiété sociale, du décrochage scolaire, et des troubles psychosomatiques (Minotte & Antoin, 2016). Cependant, les statistiques avancées par Short et ses collègues montrent que ces réactions ne sont pas systématiques, et dépendent des caractéristiques individuelles de la personne, ainsi que des réactions de l’entourage.

Concernant ce dernier, 61% de l’échantillon a déclaré avoir reçu du soutien de la part des proches. Ainsi, si plus des 2 tiers des répondants au questionnaire ont ressenti de l’anxiété ou un mal être au moment des faits, seul le tiers restant semble avoir développé une symptomatologie plus lourde.

Quoiqu’il en soit, et ce facteur est déterminant, les personnes dont les nudes ont été affichés doivent être considérées comme des victimes, c’est-à-dire qu’il faut éviter les reproches ou commentaires désobligeants laissant entendre que cela pourrait, malgré tout, être de leur faute et qu’elles n’avaient qu’à s’abstenir d’échanger des contenus mettant en scène leur intimité. Ce facteur semble d’autant plus déterminant que si les participants à l’étude déclarent avoir reçu du soutien de leur proche, une gêne excessive ou des sentiments de honte ont empêché la recherche d’aide extérieure ou de contacter avec la police.

Pour finir, en ce qui concerne les autres réactions des victime se répartissent ainsi :

  • 10% ont signalé leur cas à la police ;
  • 4% ont contacté une ligne d’assistance ;
  • 33% ont modifié leur comportement sur les réseaux sociaux ;
  • 33% ont changé leur numéro de téléphone ;
  • 10% ont contacté l’agresseur pour lui demander de mettre fin au harcèlement ;
  • 14% ont contacté les administrateurs des plateformes ;
  • 8% ont changé d’apparence pour ne pas être reconnues.

Les témoins

Comme dans les situations de harcèlement scolaire et de cyberharcèlement traditionnel, les témoins ont leur rôle à jouer : en n’entrant pas dans le jeu afin de ne pas accentuer l’ampleur au phénomène, en signalant massivement les contenus compromettant ; et en apportant leur soutien aux victimes. Dans les phénomènes de masse, ce sont généralement les personnes qui n’ont aucun rapport avec les victimes qui ont les comportements les plus virulents. Il convient alors de rappeler aux adolescents qu’il pourrait s’agir d’eux, d’un membre de leur famille ou de leurs amis afin de les inciter à faire preuve d’empathie.

Les personnes dont les nudes ont été affichés doivent être considérées comme des victimes. Il faut éviter les reproches ou commentaires désobligeants laissant entendre que cela pourrait être de leur faute.

Recommandations

Selon Short et ses collègues (2017) de nombreuses victimes pensent qu’il y a un manque de ressources pour fournir soutien et conseils susceptibles de mettre fin au harcèlement en cours. Elles font également remarquer que les plateformes devaient être plus efficaces en ce qui concerne le retrait des les images. De plus, les victimes déplorent un manque d’aide et de soutien, et ce bien qu’en raison de la gêne et de honte, beaucoup ne recherchent pas les conseils externes. Les principaux acteurs que les victimes voudraient voir intervenir sont la police, les fournisseurs d’accès et les plateformes, ce qui implique une modification de la législation afin que les prestataires soient obligés de transmettre les informations nécessaires aux autorités.

A côté de ces mesures à moyen ou long terme, il y a cependant des choses importantes à envisager.

Adultes et les professionnels

  • Discuter avec les adolescents de leurs pratiques en ligne sans les juger, cela les aidera à réguler leur comportement. En fait, cela ne change pas de d’habitude, la confiance réciproque et l’écoute bienveillante sont les meilleurs outils de prévention ;
  • Être bienveillants vis à vis des victimes ; les soutenir et les accompagner dans leur dépôt de plainte ; conseiller aux victimes qui gèrent mal la situation d’aller chercher de l’aide auprès d’un professionnel formé pour intervenir.

Internautes et les témoins

  • Valoriser les comportements positifs des témoins afin qu’ils ne relaient pas les contenus et les signalent systématiquement
  • Soutenir les victimes qu’ils connaissent.

Médias et entrepreneurs moraux

  • Afin d’éviter la prolifération d’une panique morale, rappeler que ces pratiques si elles sont choquantes et illégales n’en demeurent pas moins marginales : tous les adolescents ne s’échangent pas des nudes ; tous les adolescents ne pratiquent pas le revenge porn ; toutes les victimes ne vont pas développer de symptômes à long terme ni tenter de se suicider…

Bibliographie

Balleys, C. (2015). Socialisation adolescente et usages du numérique. Revue de la littérature. INJEP.

Boyd, Danah. (2016). C’est compliqué : Les vies numériques des adolescents. C&F éditions.

Lachance, J. (2016). Adophobie. Le piège des images. PUM.

Leroux, Y. (2012). Internet, sexualité et adolescence. Enfances & Psy, 55(2), 61.

Leroux, Y. (2017). Adolescence et réseaux sociaux : Point de vue psychodynamique. In Nos jeunes à l’ère numérique (p. 133–163). Académia — l’Harmattan.

Minotte, P., & Antoin, A. (2016). (Cyber)harcèlement et ressources mobilisées par les adolescents. CRéSam.

Pina, A., Holland, J., & James, M. (2017, janvier 1). The Malevolent Side of Revenge Porn Proclivity : Dark Personality Traits and Sexist Ideology [Article]. International Journal of Technoethics (IJT).

Short,E., Brow, A.,, Ptichford, M., & Barnes, J. (2017). Revenge Porn:Findings from the Harassment and Revenge Porn (HARP) Survey –Preliminary Results. Annual Review of CyberTherapy and Telemedicine., 15, 161‑167.

Stassin, B. (2019). (Cyber)harcèlement. C&F éditions.

Zarbo, A. (2017). La vie sexuelle de nos ados à l’heure d’internet. In Nos jeunes à l’ère numérique (p. 95–127). Académia — l’Harmattan.

--

--

Vincent Bernard

Stories du médiateur de à Bornynuzz où il est question de numérique, d’éducatif, de socioculturel et tout ça…