Je vous aurai prévenu : la moutarde numérique monte au nez

Vincent Bernard
5 min readMar 3, 2023

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Si la proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne vient d’être adoptée par l’assemblée nationale, deux autres projets sont dans les tuyaux du législateur. Une première qui vise à garantir le respect du droit à l’image des enfants ; ainsi qu’une seconde loi relative à la prévention de l’exposition excessive aux écrans. Cela ne fait aucun doute qu’elles seront adoptées, même si elles ne sont pas sans soulever quelques questions chez un médiateur numérique en regard d’observation de terrain.

Un certain imaginaire numérique

Concernant le droit à l’image, s’il y a une volonté de responsabilisation des adultes, la proposition de loi va plutôt dans le sens d’un éclaircissement de l’autorité parentale que dans le sens d’un recueil du consentement lors de la publication de contenus impliquant des mineurs. Ce qui aurait été aussi fort utile pour les organisations de jeunesse qui partagent des images de mineurs, sans que l’on arrive à discerner s’il s’agit de contenus informatifs ou promotionnels de leurs activités. Force est de constater que “l’économie de l’influence”, telle qu’elle est nommée dans le texte, existe aussi dans des structures publiques, parapubliques ou associatives. Pour ne donner qu’un exemple, on peut évoquer ces élus locaux qui lors de sorties sur le terrain publient également des images de mineurs sur les réseaux sociaux. Aussi, il est dommage que l’exposé des motifs accorde autant de place à l’argument caricatural de la pédopornographie en regard des problématiques concrètes que le numérique soulève au quotidien.

Concernant la majorité numérique, si l’on peut déplorer que la proposition de loi soit aussi affirmative sur les conclusions de la recherche scientifique et sans tenir compte de l’avis du Haut Conseil de la Santé publique, on peut également s’inquiéter du fait que que la vérification de l’âge implique que chaque internaute soit bientôt sommé de décliner son identité. Ce qui, vis à vis de l’état de l’art sur le sujet, est tout simplement exagéré, voire considéré liberticide par certains. En tout cas, il semble que le législateur soit déterminé à en finir avec l’indépendance du cyberspace et de la neutralité du net. Ce qui est inquiétant ici, c’est que des éléments importants de la culture numérique soient balayés d’un revers de la main, sans débat sur le sujet, et au seul motif de la protection des mineurs.

Concernant la dernière (et non la moindre) proposition de loi sur l’exposition des enfants aux écrans, on peut également déplorer que l’exposé des motifs ne tienne pas plus compte des recherches sur le sujet que de l’avis du Haut Conseil de Santé Publique. Ce qui aurait permis d’instituer une nécessaire éducation au numérique et aux médias, plutôt qu’une timorée prévention de risques surestimés.

Si à cela on ajoute le site gouvernemental “Je protège mon enfant” qui fait la part belle au solutionnisme technologique (Morozov, 2014) sous la forme du contrôle parental, on peut clairement questionner l’imaginaire numérique (Flichy, 2001; Plantard, 2013) qui guide nos représentants en regard des préoccupations de leurs administrés.

Et pendant ce temps là sur le terrain

Pour un médiateur numérique qui s’efforce de répondre au quotidien aux problématiques soulevées par le numérique, il y avait, jusqu’il y a peu, deux dimensions à prendre en compte : celle qui concerne l’éducation aux médias d’un côté, puis celle qui concerne l’inclusion et son corollaire la fracture numérique. Jusqu’à présent chaque problématique se traitait dans des espace-temps distincts et les sujets étaient cloisonnés. Ainsi, lors d’ateliers dédiés à la parentalité on traitait des jeux vidéo et des réseaux sociaux, de la juste place à accorder au numérique dans la vie de famille et des difficultés éducatives que posent parfois ces outils, etc. Dans les ateliers consacrés à l’inclusion numérique on apprenait à se servir des outils, avec cependant une part croissante dédiée aux démarches administratives en ligne, ce qui n’est pas sans poser de questions quant aux identités professionnelles (Mazet & Sorin, 2020).

Or depuis peu, les deux champs collapsent dans les ateliers parentalité pour déboucher sur l’expression d’un “Ras le bol du tout numérique”. Ce ras le bol qui grimpe est généralement motivé par le déploiement des outils de co-éducation et de suivi de la scolarité, plus rarement Parcoursup, et plus globalement la place du numérique à l’école. On peut en trouver des échos dans la presse. Ailleurs ce sont des collectifs contre le numérique à l’école qui se créent. Mais la grogne ne s’arrête pas là, puisque inévitablement la discussion dévie sur les autres sites administratifs tels que la CAF, Pôle-emploi, etc. Heureusement ou malheureusement, c’est selon, que certaines thématiques (ici ou ) ne circulent que dans des cercles confidentiels. Mais combien de temps va-t-il falloir avant que la question des algorithmes et leur manque de transparence dans la gestion de la cité ne devienne un sujet médiatique ? Combien de temps avant que des discours populistes ne reprennent cette frustration à leur compte ? Combien de temps avant que le bullshit devienne une arme politique ?

Si debunker une panique morale pour rassurer les parents est finalement assez simple, intervenir sur des opinions l’est beaucoup moins. Dès lors qu’il s’agit d’un choix de société, c’est-à-dire une question politique, le fact-checking ne peut rien, quand bien même ce sont des propositions de loi qu’il faut debunker.

De plus en plus, j’ai l’impression qu’on ne me demande non pas d’être un médiateur, mais une sorte d’évangéliste du numérique. Sauf que, de plus en plus, on se rapproche du point où il n’y aura plus de contre-argument à opposer, parce que force est de constater que ce ras le bol qui grimpe se défie de toute rationalité.

Bibliographie

Flichy, P. (2001). L’imaginaire d’Internet. La découverte.
Mazet, P., & Sorin, F. (2020). Répondre aux demandes d’aide numérique : Troubles dans la professionnalité des travailleurs sociaux. Terminal. Technologie de l’information, culture & société, 128, Art. 128.
Morozov, E. (2014). Pour tout résoudre cliquez ici. FYP éditions.
Plantard, P. (2013). La fracture numérique, mythe ou réalité ? Éducation permanente, 161‑172.

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Vincent Bernard

Stories du médiateur de à Bornynuzz où il est question de numérique, d’éducatif, de socioculturel et tout ça…