Rien ne se crée ou se perd sur Internet, mais tout se monétise

Vincent Bernard
4 min readApr 16, 2024

--

Sisyphe dans un labyrinthe d’Escher selon Midjourney

TikTok Lite, une version allégée de l’application, offre une expérience plus rapide, légère et réduisant la consommation de données. Elle se distingue par sa fonctionnalité permettant aux utilisateurs d’être rémunérés en visionnant des vidéos, accumulant ainsi des points et des bons d’achat. Bien que lancée avec succès en Corée du Sud et au Japon, son déploiement en France suscite des inquiétudes, notamment au sujet des jeunes utilisateurs.

Le cycle de Sisyphe

Le “cycle de Sisyphe” (Orben, 2020) fait référence à un schéma récurrent de préoccupations et de paniques concernant les nouvelles technologies. Chaque fois qu’une nouvelle technologie émerge, elle suscite des inquiétudes et des débats parmi les scientifiques, les commentateurs publics et les décideurs politiques. Cependant, une fois que la technologie est intégrée dans la société et qu’une nouvelle technologie émerge, le cycle de préoccupations recommence. En fait, sur Internet rien n’est jamais vraiment nouveau qu’ils s’agissent des innovations ou des paniques morales.

Des communautés en ligne au digital labor

Ce qui se joue avec la monétisation de TiktoK est une affaire ancienne. En effet, déjà en 2010, lorsque Antonio Casilli (Casilli, 2010) étudie les relations sociales dans les communautés en ligne, il constate que dans les échanges, le don et le contre-don, inspirés par Marcel Mauss, jouent un rôle crucial. Que ce soit à travers les “glands” sur Cyworld site coréen ou le partage de l’espace disque dur sur BitTorrent, ces échanges créent des obligations mutuelles. Autrement dit, même en dehors de toute monétisation, les relations sociales en ligne ne sont jamais gratuites et s’assortissent toujours d’un coût symbolique en temps ou en attention.

Ceux qui ont connu les blogs connaissent bien ce rituel qui consistait à régulièrement faire la tournée des blogs pour laisser un commentaire et ainsi entretenir ses relations. Cependant, le contexte asiatique étant fort différent, en 2003 Cyworld devint un des premiers sites à tirer profit de la vente de biens virtuels, destinés à équiper sa “mini-salle”, chose tout à fait inconcevable en Europe et aux États-Unis où les internautes considéraient le Web comme un service devant être gratuit.

Interface de Cyworld

Quelques années plus tard, avec le concept de “digital labor” (Casilli & Cardon, 2015), les chercheurs décrivent une forme de mise au travail des internautes. Cette forme de travail implique deux cas principaux : (i) la mobilisation d’internautes rémunérés pour effectuer des tâches simples, telles que rédiger des commentaires ou reconnaître des visages ; (ii) l’extraction de données personnelles des utilisateurs à leur insu, qui sont ensuite valorisées par l’industrie numérique. Ces pratiques rappellent les méthodes du taylorisme ou du fordisme, adaptées à l’ère numérique, où les internautes contribuent à la production de valeur économique sans rémunération significative. Cette évolution soulève des questions sur la nature d’Internet et de son exploitation commerciale par les grandes entreprises technologiques.

Des points aux data whores

Le réseau social confidentiel MINDS, créé en 2015, bien qu’attaché à la transparence et au respect de la vie privée se base sur un système de points, et ce en dehors de toute monétisation. Chaque action génère des points. Publier, interagir, inviter des amis ou participer aux discussions permet de gagner ces points. En accumulant suffisamment de points, les utilisateurs peuvent les échanger contre des avantages tels que la mise en avant de leur contenu ou l’accès à des fonctionnalités premium. Cette manière de procéder permettrait de conserver un écosystème équilibré et vertueux.

Finalement TikTok, mais également Facebook proposent une fonctionnalité similaire mais avec une autre finalité. Si sur le site du groupe Meta les utilisateurs peuvent acheter des étoiles pour soutenir les créateurs de contenus, la plateforme chinoise consent à partager une part infime de ses revenus afin de fidéliser ses utilisateurs, escomptant ainsi prendre l’avantage sur ses rivaux californiens. Cependant, il y a fort à parier que les gains financiers soient inférieurs aux bénéfices symboliques tirés des activités sociales…

On se souvient également qu’en 2020, l’initiative de Tadada qui fut vivement critiquée par Olivier Ertzscheid (Ertzscheid, 2020) parce que son modèle économique incitait les jeunes âgés de 15 ans et plus à vendre leurs données personnelles pour se faire de l’argent de poche. A l’époque, cette pratique fût qualifiée de “prostitution de données” pour mineurs, soulignant ainsi les limites éthiques plutôt que les risques psychosociaux.

Le temps d’écran et la panique morale

En fait, depuis les débuts du Web deux questions se posent : celle de la hiérarchisation de l’information et celle du modèle économique. Selon les pays, les périodes et les cultures ces deux problématiques n’ont de cesse de se reconfigurer. Il n’y a guère que les entrepreneurs moraux qui fassent preuve de constance : toujours prompts à lancer l’alerte sur des risques sanitaires fantasmés, et rarement à s’inquiéter de l’inégalité d’accès à l’information. Pourtant derrière ces modèles économiques, c’est ce dernier qui est menacé. Bien plus qu’une supposée addiction qui même si elle était fondée n’aurait rien à voir avec le temps d’écran.

Bibliographie

Casilli, A. (2010). Les liaisons numériques. Seuil.
Casilli, A. & Cardon, D. (2015). Qu’est-ce que le Digital Labor ? INA Editions.
Ertzscheid, O. (2020). Tadata ou la prostitution comme business model. affordance.info. https://affordance.framasoft.org/2020/10/tadata-ou-la-prostitution-comme-business-model/
Orben, A. (2020). The Sisyphean Cycle of Technology Panics. Perspectives on Psychological Science, 15(5), 1143‑1157. https://doi.org/10.1177/1745691620919372

--

--

Vincent Bernard

Stories du médiateur de à Bornynuzz où il est question de numérique, d’éducatif, de socioculturel et tout ça…