#Stopfisha : encore une occasion manquée de faire bien !

Vincent Bernard
12 min readApr 26, 2020

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Un mois après la première alerte, l’affaire des comptes ficha, qui aurait pu être la panique morale du confinement, ne s’est pas propagée sur les réseaux sociaux. Cependant dans les médias, les caractéristiques d’une panique morale sont présentes. Analyse agacée du phénomène !

Visualisation des comptes Twitter actifs sur #stopfisha du 19 au 24 avril

Aux alentours du 15 avril, en découvrant les articles de presse sur les comptes ficha, je rédigeai un billet à destination de mes contacts professionnels de la jeunesse. Je pensais que ce qui était en train de se passer présentait les caractéristiques d’un nouvel épisode de la panique morale au sujet des adolescents et du numérique. Pour Stanley Cohen (1972), une panique morale comporte 3 éléments : Un “diable folklorique” ; un écart entre l’inquiétude suscitée et la menace objective ; et une récurrence au fil du temps.

Ayant en mémoire les épisodes du “Blue whale challenge” et du “Momo challenge”, je postulais que les événements allaient monter en intensité et défrayer la chronique.

Prenant connaissance des événements lors de ce que je supposais être le début de l’épisode, je décidai d‘effectuer une analyse qualitative et quantitative, en suivant de concert la publication d’articles de presse et les réactions suscitées sur le Web. Disposant de suffisamment de temps, cette fois, pour étudier le phénomène, j’espérais tirer quelques enseignements de l’épisode. J’ai alors reconstitué la chronologie de ce que j’appelle “la première vague”, afin d’identifier les protagonistes de l’affaire. Puis, pendant “la seconde vague”, j’ai suivi l’évolution du hashtag #Stopfisha sur Twitter, ainsi que des mots-clés “ficha”, “fisha” et “revenge porn” dans le moteur de recherche de Google. Et j’ai effectué une comparaison avec les mots-clés “Blue whale challenge” et “Momo challenge”, afin d’évaluer l’intensité de l’épisode en cours.

Après 10 jours d’observation, si sur les réseaux sociaux #stopfisha n’a pas atteint un niveau permettant de qualifier l’épisode de panique morale, dans les médias, par contre, le “diable folklorique” et l’inquiétude disproportionnée sont bel et bien présents. J’attribue ce phénomène à une alerte lancée sans un niveau de preuve suffisant ; par un manque de distance critique de la part des médias et des pouvoirs publics ; ainsi que par une absence de prise en compte de l’effet réel des médias sur les plus jeunes (Livingstone, 2007) et d’un regard biaisé sur la problématique des adolescents en ligne (Lachance, 2016). Ainsi, il ressort que ceux que l’on dénomme “victimes” et “agresseurs” sont en fait des adolescents, sur qui l’on plaque des “rapports de domination” sans apporter d’arguments permettant d’étayer cette hypothèse.

#Stopfisha est prometteur

#NousToutes

Le 28 mars 2020, le collectif féministe #NousToutes lance l’alerte. Il évoque les comptes ficha et demande d’interpeller massivement Snapchat et de retweeter leur message.

Streetpress

Le 31 mars, le média en ligne Streetpress ouvre le bal médiatique avec un premier article reprenant le tweet de #NousToutes, des exemples d’échanges de tweets sur le sujet, des témoignages de victimes, ainsi que des propos de Hind Ayadi, militante des quartiers populaires et fondatrice de l’association Espoir et Création.

Ces garçons sont inconscients. Ils affichent des petites qui n’ont pas 18 ans. C’est de la pédopornographie. Ils n’ont pas compris ce qu’ils risquent. Je me suis chargée de leur expliquer qu’ils allaient terminer leur confinement à Fleury !

L’article insiste également sur le fait que la police n’aurait pas reçu assez de signalements pour ouvrir une enquête.

Le Monde

C’est le journal Le Monde qui dégaine un second article le 7 avril. Il ouvre avec la parole de victimes pour la donner ensuite à Justine Atlan de E-enfance, qui évoque une hausse de l’activité de Netécoute, la plate-forme anonyme et gratuite d’aide aux victimes de harcèlement de l’association. Puis, l’article embraye sur des “groupes informels” qui mènent une “croisade auto-gérée” dont Shanley Clemot-MacLaren, une étudiante en première année de sciences politiques, est le maître d’oeuvre. Celle-ci évoque un travail de titan :

Hier soir, je me suis endormie paisiblement pour la première fois depuis dix jours, parce qu’on avait fait sauter 150 comptes dans la journée. Je me suis dit : c’est bon, c’est fini. Et ce matin au réveil, j’ai vu que c’était encore pire.

Il donne également la parole à l’avocate Rachel-Flore Pardo qui parle du triple effet amplificateur du confinement :

D’abord parce qu’il y a une augmentation du temps passé sur Internet et sur les réseaux sociaux — donc les auteurs ont plus le temps de publier les contenus, et ce contenu a plus d’audience que d’habitude. Mais, surtout, l’impact est plus fort sur la victime, car elle est confinée, donc isolée. C’est pour cela qu’il y a urgence à agir.

Vice

Ensuite Vice arrive entre en scène le 8 avril avec un article qui décrit précisément le fonctionnement des comptes ficha et indique que les photos seraient vues et screenées 1 000 fois. Il donne également la parole à des victimes, à Hind Ayadi et rapporte des propos d’agresseurs, dont un qui revendique une dizaine de comptes ficha sur Snapchat et un groupe Telegram suivi par plus de 4 000 abonnés :

Avec le confinement, on s’ennuie. C’est la galère en vrai, on s’occupe comme on peut hein.

L’article donne également la parole à maître Anne-Marion de Cayeux, avocate spécialiste en droit de la famille qui explique les peines encourues par les agresseurs, ainsi qu’à Shanley, la jeune militante féministe qui a lancé la campagne #StopFisha sur Twitter et qui estime que l’affaire est devenue virale. Il y aurait minimum 2–3 comptes par département. Elle explique les choses ainsi :

Les hommes n’ayant plus la rue pour nous faire du mal utilisent les réseaux sociaux comme arme de domination. Et ça marche très bien. J’ai des filles qui m’envoient des messages au milieu de la nuit pour me dire “tel compte va publier une trentaine de contenus à 4h15 du matin. Il faut que je reste debout pour voir si ma photo va apparaître”. Et les gamines, elles ont 16 ans. C’est un slut shaming de masse qui est en train de se produire.

En fait, lors la première vague médiatique, qui court du 7 au 11 avril, ce sont 6 articles qui seront publiés. La plupart sont des articles généralistes qui relaient à peu près les mêmes informations. Le seul à sortir du lot est celui de 20 minutes, publié le 9 avril, ne donnant pas la parole à Shanley mais la donne à Hind Ayadi qui évoque la pédopornographie. Le journal a également contacté la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Celle-ci évoque une cinquantaine de signalements et exhorte Snapchat à réagir. L'article comprend également une vidéo qui donne la parole à l’avocat Eric Morain.

Dans cette première vague, on notera également un appel à agir de Shanley publiée par Konbini.

Twitter

Nous avons vu que l’affaire a débuté sur Twitter avec l’alerte lancée par #NousToutes le 28 mars. Shanley, aussi militante féministe, est active depuis le début. En plus de son compte personnel, on retrouve trois acteurs principaux :

La plate-forme E-enfance / Net écoute est active sur le sujet depuis le 9 avril lorsqu’elle a relayé l’article du Monde du 7. Cependant on constate que Shanley a commencé à relayer, avec son compte personnel, le site de Net écoute dès fin mars.

Le 11 avril, le compte @stopfisha est créé. Il s’agirait d’une initiative individuelle, le compte d’une militante qui recense les comptes ficha et relaie les comptes à signaler, informations, contacts et démarches à suivre. Il comptait 98 abonnés et 57 tweets au 23 avril 2020.

Le 14 avril, le compte @fishastop est créé. Il se présente comme un “groupe de militant.e.s qui luttent contre le cyberharcèlement, le revenge porn et le slut-shaming”. Il indique aussi traquer les comptes ficha, recueillir des témoignages et proposer de l’aide juridique. Il comptait 281 abonnés et 34 tweets au 23 avril 2020.

Sauf que l’affaire ne décolle pas…

Les graphiques ci-dessous reprennent l’évolution de la publication des articles dans la presse, l’évolution du nombre de conversations contenant le hashtag #stopfisha comparé à #revengeporn sur Twitter, les genres et âges des participants aux conversations sur #stopfisha entre le 16 et le 22 avril, la comparaison des recherches sur les mots-clés “Blue whale challenge”, “Momo challenge”, “ficha”, “fisha” et “revenge porn”.

On voit clairement dans le premier graphique qu’il y a eu deux vagues médiatiques : une première, que nous avons détaillée ci-dessus et qui s’étale du 7 au 10 avril ; et une seconde les 21 et 24 avril suite à la reprise d’une dépêche AFP par la presse quotidienne régionale.

Si sur 3 semaines, c’est une trentaine d’articles qui ont été publiés, le second graphique qui reprend la progression des conversations sur Twitter pour #Stopfisha et #Revengeporn, montre que la campagne aura eu une influence plus que relative. En fait, elle ne semble pas être sortie de la sphère féministe, c’est-à-dire surtout des jeunes femmes actives sur le réseau social.

L’influence toute relative de la campagne se voit aussi très bien dans le quatrième graphique qui compare l’activité de recherches sur Google de “l’affaire ficha” avec les “Blue whale challenge” et “Momo challenge”, deux paniques morales impliquant également des adolescents qui ont beaucoup fait parler d’elles. On remarque alors que seule la recherche sur le “revenge porn” sort à peine du lot comparée aux deux autres.

3 hypothèses et une certitude

Une actualité chargée

On peut poser une première hypothèse : le faible succès de cette histoire, qui pourtant réunit tous les ingrédients d’une audience garantie (sexe, pédopornagraphie, sexisme), pourrait s’expliquer par le fait que les Français avaient l’esprit occupé par le coronavirus et le confinement. Bien que beaucoup moins sulfureux, les “Blue whale challenge” et “Momo challenge” auraient défrayé la chronique parce que tombés dans une actualité moins chargée.

Tabou sexuel et autres trucs systémiques

L’hypothèse que certains pourraient poser concerne une forme de déni. Tout d’abord un déni de la sexualité, qui bien que légitimée socialement, n’en reste pas moins tabou, surtout lorsqu’elle concerne les adolescents.

Pour d’autres, il pourrait s’agir d’un déni du sexisme en vigueur dans notre société patriarcale et oppressive. Les campagnes de #Metoo à la “Ligue du LOL” en passant par #BalanceTonPorc ont durablement ébranlé la société. Il est donc surprenant que cette thématique similaire n’ait pas ému plus que cela. Peut-être alors que le vocabulaire utilisé par les protagonistes était trop marqué idéologiquement ? Ou alors, les adultes ne se sont pas identifiés à ce qui ne sont au final que des histoires d’adolescents sur les réseaux sociaux ? À moins que la plupart des prénoms des victimes étant à consonance maghrébine, l'audience ne se soit pas identifiée à des gamins des quartiers ? Nous serions alors en présence de racisme, affirmeraient les partisans d’une autre forme d’oppression…

Une alerte lancée trop vite (et mal ?)

Une troisième hypothèse concernerait un excès de principe de précaution. Les entrepreneurs moraux auraient alors été trop prompts à lancer l’alerte. Le 8 avril, lorsque Marlène Schiappa prend la parole, elle n’a qu’une cinquantaine de signalements à annoncer. De même, et ce malgré les milliers d’abonnés à des centaines de comptes qui ont été annoncés de-ci de-là, lors son interview par La Tribune du 20 avril, Justine Altran de E-enfance (sur le pont depuis le 7 avril) n’a que 250 signalements pour le mois à son actif, pour environ 350 appels téléphoniques par semaine. Ironie du sort, dans un article de Libération au moment du “Blue whale challenge”, la directrice de l’association spécialisée dans la prévention des dangers d’internet, affirmait :

À trop en parler ou à en parler mal, on prend le risque de créer autour de ce phénomène toute une fantasmagorie à laquelle les ados vont adhérer, car elle peut s’approcher de leur vision du monde teintée de complotisme, imaginant des gens à l’oeuvre dans l’ombre, des groupes organisés.

À trop en parler ou à en parler mal…

Il semblerait que le triangle dramatique entre, l’alliance circonstancielle de collectifs féministes avec une association qui fait de la prévention sur les dangers d’internet, les pouvoirs publics et les médias n’aient pas entraîné l’audience dans cette story qui aurait pu devenir la panique morale du confinement. C’est doublement cruel pour les victimes : cruel par rapport à ce qui leur est arrivé et cruel parce qu’elles n’ont pas été entendues, au-delà du biais de désirabilité sociale que l’on retrouve dans les témoignages à chaud. Mais cette mauvaise saga est aussi cruelle pour les “agresseurs” qui ne semblent être, au final, que des adolescents, également dans la construction de soi et dans la découverte Ô combien maladroite de la sexualité, mais que l’on décrit comme de simples crétins qui s’ennuient, ou comme des oppresseurs sexistes, quand on ne les accuse pas de pédopornographie (bien que ce soit juridiquement de la pédopornographie, c’est aussi prêter une intentionnalité à des adolescents qui diffusent des photographies de jeunes femmes du même âge qu’eux). Ainsi, “à trop en parler ou à en parler mal”, on se retrouve avec le risque de voir de malheureuses expérimentations adolescentes montées en épingle et instrumentalisées à des fins idéologiques et/ou marketing…

Avec à peine 100 tweets, 83 retweets et 77 twittos impliqués entre le 19 et le 24 avril, c’est aussi dommage pour les jeunes activistes qui ont effectué sur Twitter un précieux travail de guidance pour les victimes.

Cependant, l’ambiguïté de leur discours constitue un frein au relais de ces informations. Autant il faut être conscient de la détresse et de l’isolement des victimes de revenge porn, autant la nécessité de faire “changer la honte de camp” et “l’utilisation des réseaux sociaux par les hommes comme arme de domination”, donnés comme tels, sont des biais de confirmation doublés de biais d’intentionnalité. Une posture professionnelle ne consiste pas à servir de relais à la diffusion d’une idéologie quelle qu’elle soit. Certes, il faut composer avec des hypothèses et des concepts, mais ce qui se présente comme un énoncé performatif doit être considéré comme n’importe quelle fake news potentielle.

Un problème de dispositif

Ceci mène au constat que les lanceurs d’alertes et les réseaux militants, ainsi que les médias et les pouvoirs publics qui s’en font les relais, ne sont pas des sources d’information fiables. En ce qui concerne les pouvoirs publics c’est cruellement inquiétant, car à chaque mouvement de panique sur le Web, un ministère, un secrétariat d’état, la gendarmerie ou la police nationale lance une alerte sans un niveau de preuve suffisant.

De même, une plateforme centralisée comme E-enfance n’est pas la solution. Dans le cas présent, elle ferait même partie du problème. En considérant ses interventions dans la presse comme des preuves et en ne fournissant pas d’éléments fiables, elle participe de fait à la logique inflationniste de la panique ou de la rumeur.

De plus, avec sa hotline, elle se pose en prestataire unique et centralisé des solutions à apporter, mettant ainsi hors jeu des réseaux de professionnels implantés dans les territoires (c.f. promeneurs du net et prévention spécialisée). Pourtant, eux seraient à même d’apporter des réponses locales, ciblées et individualisées. Ce qui permettrait d’une part d’intervenir en présentiel auprès des victimes, comme dans les situations de revenge porn ; et de l’autre, épargnerait à l'opinion publique des inquiétudes inutiles.

Pour la diffusion des bonnes pratiques, afin de déterminer de manière concertée la nécessité de lancer l’alerte, ainsi que d'émettre des recommandations sur la posture à adopter par les différentes parties prenantes, l’opportunité d’une cellule de veille pourrait s’avérer intéressante. Ce point se justifie par le fait que la seconde vague semble avoir été déclenchée par une dépêche AFP reprise en nombre. Cet article zéro aurait pu contenir des informations validées par des pairs, plutôt que des propos provenant des uns et des autres sans validation collégiale. Il pourrait s’agir d’une mission interministérielle ou la plateforme Pharos qui pourrait devenir ce centre névralgique. Il suffirait alors d’y adjoindre un comité scientifique qui maîtrise la littérature et effectue une veille sur le sujet. La cellule serait en lien avec les services départementaux de la protection de l’enfance, eux-mêmes en lien localement avec les acteurs de terrain.

Dans tous les cas, les choses telles qu’elles se passent actuellement ne peuvent plus durer. Hormis une approche juridique et/ou morale des problèmes rien de constructif ne ressort. Et face à des problématiques complexes dont l’approche doit être pluridisciplinaire, les enseignements de la recherche scientifique sont purement et simplement ignorés.

Bibliographie

Cohen, S., (1972), “Folk devils and moral panics. The invention of mods and rockers”, Réed Blackwell 1987.

Lachance, J. (2016). Adophobie. Le piège des images. PUM.

Livingstone, S. (2007). Do the Media Harm Children? Journal of Children and Media, 1(1), 5‑14.

Remarques

Les métriques d’audience et statistiques ont été réalisées avec des solutions gratuites ou en version d’essai.

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Vincent Bernard

Stories du médiateur de à Bornynuzz où il est question de numérique, d’éducatif, de socioculturel et tout ça…